Le ton continue de monter

Dionysos assis entre deux yeuxRealimentation – 492-518PENTHÉE ET DIONYSOS ont une vision et expérience du monde tellement différente qu’ils ne peuvent s’entendre. D’autant moins que tous deux sont plein de vigueur et défendent leur position non seulement avec verve, mais avec leur spontanéité et logique propres : Penthée, le roi, met tout en œuvre pour mieux structurer la cité selon ses idées, à l’aide de sa sérieuse raison humaine ; sous les traits du Lydien, Dionysos fait pour sa part virevolter sa joueuse nature divine pour garantir la bonne harmonie du monde dans son ensemble. Aussi, à chaque réplique, le ton et l’incompréhension ne cessent de monter.

Quand Penthée annonce au Lydien qu’il sera puni pour ses « méchants sophismes », ce dernier rétorque – un sourire en coin – que c’est au contraire lui, le roi, qui paiera pour son ignorance et impiété envers le dieu ; avant de s’enquérir des terribles souffrances qui lui sont réservées. Dans sa réponse en trois temps, Penthée semble se contenter de lister ce qu’il voit et lui passe par la tête, oubliant au passage qu’il s’était déjà engagé à faire lapider son ennemi à mort. D’abord, il lui coupera ce qu’il appelle – sans penser si bien dire – ses « délicates boucles » de cheveux : bostruchon, dit le grec, terme dionysiaque apparenté à botrus, la grappe, qui signifie aussi le pampre, la vrille de vigne. Nouvel acte sacrilège car, comme le Lydien l’énonce lui-même, c’est bien pour honorer le dieu qu’il laisse croître, onduler et flotter librement sa chevelure, qui participe pleinement de sa personne et de l’exécution des diverses figures et danses rituelles.

Penthée le contraint ensuite à lui donner son thyrse, le fameux bâton sacré entouré de lierre, symbole de la force et surabondance divine. Mais, loin de lui tendre l’objet, l’étranger lui signale qu’il lui faudra au contraire le lui arracher des mains. C’est en effet de son dieu et pour lui qu’il tient le thyrse. Aussi pour rien au monde ne le transmettra-t-il à un dangereux impie. Après les cheveux et le thyrse, c’est finalement du corps tout entier du Lydien qu’il est question. Or ce dernier, Penthée et ses hommes le jetteront en prison. Nullement inquiet, l’étranger d’annoncer alors que la divinité elle-même se chargera de le délivrer ; et ce quand bon lui semble. Ne pouvant le concevoir, le pragmatique et rationaliste Penthée se met alors à rire : a-t-on déjà vu un dieu libérer un homme des fers ? C’est tout bonnement impossible ! Et voilà que, certain de son pouvoir, il lui répond par une antiphrase moqueuse : c’est ça, le fameux dieu accourra dès que son serviteur, dressé au milieu des bacchantes, l’appellera… Comme à chaque fois qu’il est ironique, qu’il dit le contraire de ce qu’il pense et ne fait qu’accompagner la pensée de son adversaire pour mieux s’en détourner, Penthée se trouve malgré lui au plus près de la vérité à venir…

Rebondissant sur l’affirmation du roi, l’étranger profite de l’occasion pour rappeler l’omniprésence de son dieu, qui le voit tout le temps, y compris en ce moment. Sceptique, ne croyant que ce qu’il voit, Penthée demande alors où il se trouve présentement. Le fameux dieu n’est en effet nullement visible, du moins à ses yeux à lui, ajoute-t-il encore, esquissant par là – une fois n’est pas coutume – un doute quant à sa capacité de voir et vis-à-vis du fait qu’il pourrait exister une vue ou présence qui le dépasse. Penthée renoue ainsi inconsciemment avec le marquant « le voyant me voyant » proféré précédemment par l’étranger pour signifier la réciprocité humaine et divine, finalement fusionnelle, du regard dionysiaque. Et l’étranger de rétorquer, mine de rien, sans hésitation, que le dieu est là, juste là, auprès de lui ; et que si Penthée ne le voit pas, s’il est absent pour lui, c’est pour la simple et bonne raison qu’il ne se montre pas aux impies.

A ce stade, alors qu’il pouvait jusqu’ici avoir l’impression de dominer son prisonnier, Penthée se sent soudain ridicule. Un homme de son rang ne peut se laisser humilier de la sorte, de plus chez lui, dans son palais, face à ses hommes. Furieux, il ordonne alors à ses gardes de s’emparer de l’importun qui ne méprise pas seulement sa personne, mais par son intermédiaire la ville de Thèbes toute entière ! Le contraste est flagrant : plus Penthée s’échauffe et se fâche, plus l’étranger se montre calme et souriant. Aussi est-ce en toute sérénité que ce dernier indique que son bon sens à lui le pousse à ordonner exactement le contraire aux insensés : ne pas obéir au roi et bien se garder de l’attacher.

Démuni, le roi se trouve désormais contraint de jouer la carte de la puissance et du prestige. Le voilà qui réitère son ordre en rappelant sa souveraineté. Imperturbable, de son même ton rieur, le Lydien indique alors une nouvelle fois à son adversaire qu’il a beau dire et beau faire, qu’il se fourvoie complètement : qu’il ne sait au fond pas ce qu’il vit, ni ce qu’il fait, ni même finalement qui il est. En effet, ce que le roi croit être sa vie, ses actions et son existence n’est au fond que chimères, illusions ; bien qu’il se considère comme maître de ses actes et pensées, il est comme tout un chacun à la merci de forces surpuissantes.

Mais Penthée est sourd et borné ; et de surcroît naïf, pour ne pas dire idiot. Le voilà qui se ridiculise davantage encore et proclame, en toute assurance, que ce n’est pas vrai du tout, qu’il sait très bien qui il est : Penthée, fils de sa mère Agavé et de son père Echion ! Alors que tout le monde le sait déjà, il n’entend pas, lui, que chacun des noms qu’il prononce prélude la catastrophe : son nom de Penthée le voue au penthos, à la souffrance ; piquée de folie en guise de punition de ce qu’elle a fait subir à Sémélé, Agavé, la noble fille de Cadmos, deviendra sanguinaire et finira par démembrer son propre fils ; et, en tant que guerrier apparu des dents d’un dragon semés dans la terre pour aider Cadmos à fonder Thèbes, Echion rappelle de quelles forces aveugles et brutales Penthée est l’héritier. Pour la gouverne du roi, le Lydien se contente de rappeler que par son nom même, il est voué à la souffrance et au malheur.

Toujours plus mal pris, doublement agacé par la désagréable habileté linguistique de son adversaire, Penthée se met à pousser l’intrigant en direction des râteliers des écuries à chevaux. Non sans dévoiler au passage, par sa dernière réplique, la pauvreté de son imagination. Celle-ci, loin de découler de divins moments de rêve ou d’ivresse – moments où la claire raison humaine sommeille –, ne fait que prolonger l’action de la réalité en cours. Depuis le début, le roi fonctionne comme un automate. Ce passage en est un bon exemple. Poussant l’étranger vers les écuries, exigeant qu’on l’attache dans le coin retiré des mangeoires, il accompagne en pensées le mouvement et imagine déjà le Lydien en train de contempler les « obscures ténèbres ». Expression qui lui rappelle l’ombre évoquée précédemment à propos de la célébration des cultes sacrés en l’honneur du dieu ; expression qui l’amène, par association d’idées, à voir l’étranger en train de chanter et danser des chœurs dans ces mêmes sombres écuries, entouré des « complices de ses méfaits » comme Penthée appelle ici les bacchantes.

A propos de ces dernières, il en vient de plus à proclamer – toujours en suivant le fil de sa seule pensée – qu’elles seront soit vendues à titre d’esclaves, soit gardées à son service comme tisseuses, conformément à la place qui leur revient au sein d’une cité bien réglée. Car il est grand temps, souffle-t-il finalement, alors que ses idées et la réalité se mettent à se confondre dans sa tête, que leurs mains se détournent de ce bruit sourd et du son retentissant du tambour. Il y va comme si, dans son délire imaginatif de femmes en transe aux côtés de l’étranger, Penthée entendait déjà les battements du rythme dithyrambique du chœur sur le point de s’exprimer à nouveau.

Confiant, l’étranger se laisse emmener sans broncher. Pourquoi hésiterait-il à avancer ? Qu’a-t-il à craindre de « ce qui ne doit pas être », ce qui ne doit pas arriver ? Bien qu’il fasse le fort, Penthée, lui, aurait par contre toutes les raisons de trembler : comme le Lydien l’en avertit, Dionysos ne manquera pas de le poursuivre et de lui faire payer chèrement l’ensemble de ses actes d’hubris, de ses outrages, plus démesurés les uns que les autres. Oui, Dionysos ! Dionysos en personne, le dieu dont il ne cesse de refuser l’existence !

Car en « nous faisant du tort à nous », dit finalement l’étranger en englobant dans son propos tous les adeptes du dieu – tous les défenseurs de la joueuse et florissante nature divine face à la sérieuse et desséchante raison humaine –, en nous faisant du tort à nous, c’est le dieu lui-même que Penthée enchaîne. Or ce dernier, en tant que dieu de la vie en son harmonie tragique, ne peut faire autrement que se révolter pour rétablir l’équilibre…

*

Dionysos assis entre deux yeuxTexte original (Bacchantes, 492-518) | Traduction

Texte – 492-518

DIONYSOS

Dis-moi ce qu’il faut que je pâtisse : que me feras-tu de terrible ?

PENTHEE

D’abord, je couperai tes délicates boucles.

DIONYSOS

La chevelure est sacrée ; je la laisse croître exprès pour le dieu !

PENTHEE

Ensuite, de tes mains donne-moi ce thyrse.

DIONYSOS

Prends-le toi-même ; c’est de Dionysos et pour lui que je le tiens.

PENTHEE

Enfin, ton corps, nous le garderons à l’intérieur, dans les prisons.

DIONYSOS

La divinité elle-même me délivrera ; et ce quand moi j’en aurai envie.

PENTHEE

Bien sûr, quand tu l’appelleras en te dressant au milieu des bacchantes…

DIONYSOS

(500) Maintenant aussi, ce que je pâtis, là, comme il est présent, tout près, il le voit.

PENTHEE

Et où est-il ? Il n’est en effet absolument pas visible ; du moins à mes yeux.

DIONYSOS

Il est là, auprès de moi. Mais toi, comme tu es impie, tu ne le vois pas.

PENTHEE

Saisissez-le ! Celui-ci me méprise, moi – et Thèbes aussi.

DIONYSOS

Comme je suis, moi, sensé, j’ordonne au contraire aux insensés de ne pas m’attacher.

PENTHEE

Et moi de t’attacher ! Et je suis plus souverain que toi !

DIONYSOS

Tu ne sais pas ce que tu vis, ni ce que tu fais, ni même qui tu es.

PENTHEE

Je suis Penthée, fils d’Agavé, et de mon père Echion.

DIONYSOS

Et par ton nom même de Penthée, tu es prédestiné à être dans le malheur.

PENTHEE

Allez, avance ! Enfermez-le près des râteliers
(110) Des chevaux, afin qu’il contemple les obscures ténèbres !
Et là, chante et danse-y des chœurs ! Et celles que ta présence amène,
Les complices de tes méfaits, eh bien soit nous les vendrons,
Soit, en détournant leur main de ce bruit sourd et du bruit retentissant
Du tambour, je les garderai comme servantes pour les métiers à tisser.

DIONYSOS

Oui, je peux bien m’avancer ! Car, ce qui ne doit pas être, il n’y a pour sûr pas
A en pâtir. Mais toi par contre, Dionysos te poursuivra, pour que tu paies ces outrages démesurés ;
Dionysos, lui que tu dis ne pas être !
En effet en nous faisant du tort à nous, c’est bien lui que tu enchaînes.

*

Texte original (Bacchantes, 492-518) | Grec

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

εἴφ’ ὅτι παθεῖν δεῖ· τί με τὸ δεινὸν ἐργάσηι;

ΠΕΝΘΕΥΣ

πρῶτον μὲν ἁβρὸν βόστρυχον τεμῶ σέθεν.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

ἱερὸς ὁ πλόκαμος· τῶι θεῶι δ’ αὐτὸν τρέφω.

ΠΕΝΘΕΥΣ

ἔπειτα θύρσον τόνδε παράδος ἐκ χεροῖν.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

αὐτός μ’ ἀφαιροῦ· τόνδε Διονύσου φορῶ.

ΠΕΝΘΕΥΣ

εἱρκταῖσί τ’ ἔνδον σῶμα σὸν φυλάξομεν.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

λύσει μ’ ὁ δαίμων αὐτός, ὅταν ἐγὼ θέλω.

ΠΕΝΘΕΥΣ

ὅταν γε καλέσηις αὐτὸν ἐν βάκχαις σταθείς.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

(500) καὶ νῦν ἃ πάσχω πλησίον παρὼν ὁρᾶι.

ΠΕΝΘΕΥΣ

καὶ ποῦ ’στιν; οὐ γὰρ φανερὸς ὄμμασίν γ’ ἐμοῖς.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

παρ’ ἐμοί· σὺ δ’ ἀσεβὴς αὐτὸς ὢν οὐκ εἰσορᾶις.

ΠΕΝΘΕΥΣ

λάζυσθε· καταφρονεῖ με καὶ Θήβας ὅδε.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

αὐδῶ με μὴ δεῖν, σωφρονῶν οὐ σώφροσιν.

ΠΕΝΘΕΥΣ

ἐγὼ δὲ δεῖν γε, κυριώτερος σέθεν.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

οὐκ οἶσθ’ †ὅτι ζῆς† οὐδ’ ὃ δρᾶις οὐδ’ ὅστις εἶ.

ΠΕΝΘΕΥΣ

Πενθεύς, Ἀγαυῆς παῖς, πατρὸς δ’ Ἐχίονος.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

ἐνδυστυχῆσαι τοὔνομ’ ἐπιτήδειος εἶ.

ΠΕΝΘΕΥΣ

χώρει· καθείρξατ’ αὐτὸν ἱππικαῖς πέλας
(510) φάτναισιν, ὡς ἂν σκότιον εἰσορᾶι κνέφας.
ἐκεῖ χόρευε· τάσδε δ’ ἃς ἄγων πάρει
κακῶν συνεργοὺς ἢ διεμπολήσομεν
ἢ χεῖρα δούπου τοῦδε καὶ βύρσης κτύπου
παύσας ἐφ’ ἱστοῖς δμωίδας κεκτήσομαι.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

στείχοιμ’ ἄν· ὅτι γὰρ μὴ χρεὼν οὔτοι χρεὼν
παθεῖν. ἀτάρ τοι τῶνδ’ ἄποιν’ ὑβρισμάτων
μέτεισι Διόνυσός σ’, ὃν οὐκ εἶναι λέγεις·

*

Les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.

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