Le plus laid des hommes

Héron tête en arrièreLe plus laid des hommesAPRÈS AVOIR QUITTÉ LE DERNIER PAPE, Zarathoustra s’est de nouveau laissé emporter par ses pieds à travers les montagnes et les forêts. Et partout ses yeux ont cherché et cherché encore l’homme dont il entendait, au loin, le grand cri de souffrance et de détresse ; l’homme pressenti comme étant l’homme supérieur. Mais nulle part l’homme en question n’était visible. Nulle part ses yeux n’ont pu voir celui qu’ils voulaient découvrir. Cependant, chemin faisant, loin de se plaindre du caractère infructueux de ses recherches, Zarathoustra jubilait dans son cœur, reconnaissant envers ce qui lui a été réservé jusqu’ici. « Que de bonnes choses m’a offert ce jour ! », se disait-il : « En contrepartie d’avoir si mal commencé ! Quels étranges interlocuteurs j’ai rencontrés : êtres solitaires, en quête d’horizons, qui se sont élevés au-dessus de la foule !

Aussi bizarres qu’elles soient parfois de prime abord, leurs paroles n’est pas sans intérêts. Je veux maintenant les mâcher, longuement, comme de bons grains. Les ruminer. Ma dent doit les moudre fin et les broyer jusqu’à ce que, comme du lait, elles me coulent dans l’âme et la nourrissent ! »

Mais, quand le chemin sur lequel s’avançait Zarathoustra a contourné un nouveau rocher, le paysage s’est soudain modifié. Et Zarathoustra est entré dans un royaume de mort. De noirs et rouges écueils, ou falaises, se dressaient là : et il n’y avait pas la moindre trace d’herbe, d’arbre, ou encore de chant d’oiseau. C’était une vallée que tous les animaux semblaient éviter, y compris les animaux de proie. Seule une espèce de laids et épais serpents verts y venaient visiblement mourir, quand ils étaient vieux. Raison pour laquelle les bergers appelaient cette vallée la « Mort des serpents ».

Arrivant dans ce désert, Zarathoustra n’a pu s’empêcher de devenir mélancolique, de sombrer dans de noirs souvenirs. Car il lui semblait avoir déjà été dans cette vallée désertique. Et beaucoup de choses lourdes lui sont revenues à l’esprit et ont recouvert sa clairvoyance : de sorte qu’il a freiné son pas, s’est mis à avancer lentement, de plus en plus lentement, pour finir par s’arrêter. Mais voilà qu’il a vu alors, en ouvrant les yeux, quelque chose d’indicible, d’inexprimable, au bord du chemin : quelque chose de vaguement humain, qui était assis là ; conçu comme un être humain, mais à peine un être humain. A cette vue, d’un coup, Zarathoustra a été pris d’une grande honte ; grande honte d’avoir vu quelque chose comme ça, de ses propres yeux : quelque chose de si humain et en même temps de si peu humain ; quelque chose qui lui ressemblait tant, et à la fois si peu.

Rougissant jusqu’à sa blanche chevelure d’être de la même espèce que cette espèce d’être humain, il a alors détourné le regard et s’est remis en marche, pour quitter au plus vite cet affreux endroit. Mais voilà que le désert de mort, jusqu’ici plongé dans le silence, est tout à coup devenu bruyant : soudain, du sol, ça s’est en effet mis à suinter en gargouillant et râlant des profondeurs, comme suinte, gargouille et râle l’eau, la nuit, à travers des conduites bouchées. Et finalement, ces étranges bruits se sont transformés en une voix humaine et une parole humaine, qui résonnait comme ceci :

« Zarathoustra ! Zarathoustra ! Devine mon énigme ! Parle, parle ! Dis-moi : quelle est la vengeance vis-à-vis du témoin ?

Je te pousse à rebrousser chemin ; tu es ici sur de la glace vive et lisse ! Prends garde de ne pas tomber, prends garde que ta fierté ne se brise pas ici les jambes !

Tu te crois sage, toi fier Zarathoustra ! Devine donc l’énigme, toi, dur casseur de noix, l’énigme que je suis ! Parle donc : qui suis-je, moi ? »

Mais que pensez-vous qu’il s’est alors passé dans l’âme de Zarathoustra, quand il a entendu ces mots ? Il a été assailli de… pitié. Tellement, qu’il s’est d’un coup effondré sur le sol, comme un chêne qui a longtemps résisté à de nombreux bûcherons. Lourdement, tout à coup, il s’est effondré, effrayant jusqu’à ceux qui voulaient le faire tomber.

Mais pour ne rester couché qu’un instant. Voilà déjà qu’il s’est relevé du sol et que son visage est devenu dur. « Je te reconnais bien, a-t-il dit alors d’une voix d’airain : tu es le meurtrier de Dieu ! Laisse-moi partir.

Tu n’as pas supporté ton témoin, celui qui t’a vu, toi, et qui t’a reconnu : tu n’as pas supporté que Dieu, le bon Dieu, t’aie toujours vu et reconnu de fond en comble, toi, le plus laid des hommes ! Qu’il ait sans cesse eu pitié de toi. Alors, tu t’es vengé, tu t’es vengé de ce témoin : tu l’as tué ! »

Voilà comment Zarathoustra a parlé, sur le point de s’en aller. Mais l’affreux, l’indicible homme – pour autant que ce soit vraiment un homme –, l’inexprimable a attrapé un coin de son manteau et a de nouveau commencé à gargouiller et à chercher des mots à proférer. Pour enfin dire : « Reste !

Reste ! Ne t’en vas pas ! J’ai deviné quelle hache t’a jeté à terre, toi le chêne ! C’est la pitié ! Santé à toi, ô Zarathoustra, toi qui a sans délai réussi à te relever et qui te trouve maintenant de nouveau debout, solide et fier !

Je le sais bien : tu as deviné mon humeur. Tu as deviné de quelle humeur est celui qui a tué Dieu : de quelle humeur est le meurtrier de Dieu. Allez, reste ! Assieds-toi vers moi, ce ne sera pas vain, tu verras.

Car tu tombes à pic : c’est justement vers toi que je voulais aller ; vers toi – et personne d’autre. Allez, reste ici ! Assieds-toi ! Mais je t’en prie, ne me regarde pas ! Honore comme ça – ma laideur ! Fais comme si elle ne te choquait pas !

Ils me persécutent, les gens ; ils me poursuivent, me pourchassent. Tu es maintenant mon dernier refuge, Zarathoustra. Non pas qu’ils me persécutent avec leur haine, ni avec leurs sbires : ô je me moquerais bien de telles persécutions ! J’en serais même fier et content !

Dans quelque domaine que ce soit, tout succès n’est-il pas jusqu’ici revenu à ceux qui ont été bien persécutés ? Aux gens maudits par la plupart, qu’on a poursuivis pour leurs œuvres ? Quiconque persécute et poursuit bien autrui, n’apprend-il pas facilement à suivre, à obéir ? N’est-il pas déjà – derrière, en chemin ? Non, ce n’est pas leur haine et leur violence qui me font mal, qui me persécutent, c’est leur pitié ! Ce qui me fait souffrir, c’est que les gens me prennent en pitié.

C’est leur pitié que je fuis. Et c’est face à elle que je cherche refuge chez toi. Ô Zarathoustra, protège-moi, toi mon dernier refuge, toi le seul à m’avoir percé à jour ! Toi le seul que j’aie rencontré à s’être relevé aussitôt après être tombé.

Car tu as deviné de quelle humeur est celui qui l’a tué, lui, Dieu. Allez, reste ! Et si tu veux partir, si tu veux partir malgré tout, toi l’impatient – je te sais impatient, aussi –, ne manque pas de rebrousser chemin, et de ne pas prendre le chemin que j’ai pris, moi, pour venir ici. Ce chemin-là, mon chemin, est en effet mauvais, dangereux.

Mais que se passe-t-il ? Tu es fâché ? Tu es fâché contre moi, parce que, depuis trop longtemps déjà, je parle et écorche les mots ? Parce que, depuis trop longtemps déjà, je te donne des conseils ?

Mais sache-le, je suis comme je suis et qui je suis : le plus laid des hommes, et comme tel j’ai les pieds les plus grands et les plus lourds, plus que personne je manque de finesse et de distinction. Là où j’ai passé, moi, avec mes pieds, le chemin est mauvais. Oui, tous les chemins que j’emprunte, je les piétine à mort et au déshonneur. Pas que je choisisse de le faire : c’est mon rapport au monde, mon mode de pensée qui l’exige : il écrase tout sur son passage…

Mais je t’ai reconnu, Zarathoustra ! A quoi ? Au fait que tu sois passé devant moi, en silence ; au fait que tu aies rougi – car je l’ai bien vu, que tu as rougi… A tout cela, je t’ai reconnu : j’ai reconnu que tu étais Zarathoustra.

N’importe quel autre passant m’aurait, en me voyant, lancé son aumône : aurait été pris de pitié, et l’aurait manifestée en regard et en parole. Mais je ne suis pas assez mendiant, pas assez pauvre pour ça, pour tolérer la pitié des gens. Tu l’as deviné : je suis trop riche pour supporter ça.

Trop riche pour ça, trop riche pour tolérer la pitié, trop riche en grandes choses, en choses terribles, en choses les plus laides, en choses les plus inexprimables ! La honte que tu as eue, en lieu et place de la pitié, ô Zarathoustra, face à moi, face à ce que je suis, à qui je suis, m’a tout bonnement honoré !

C’est à grand-peine que j’ai réussi à sortir de la cohue des compatissants, pour trouver le seul qui aujourd’hui enseigne que « La pitié est importune » – toi, ô Zarathoustra !

Que ce soit celle d’un dieu ou d’un homme, la pitié est toujours importune, et va toujours à l’encontre de la honte, de la pudeur face à une horreur. Ne pas vouloir aider, par honte, par pudeur, peut en maintes circonstances être plus noble que cette vertu bondissante qu’est la pitié ; cette vieille vertu qui fait qu’on se précipite auprès des malheureux pour les aider, sans même se rendre compte qu’on ne fait par là que les rendre plus faibles encore.

Mais cela, justement, la pitié, s’appelle aujourd’hui « vertu », chez les petites gens, chez le commun des mortels, les gens normaux, faibles. Aujourd’hui, ceux qui ont pitié passent pour être des gens bien, des êtres vertueux, alors qu’au fond, ils manquent de respect face à la vie, face au grand malheur, à la grande laideur, au grand ratage inhérent à la vie. Avoir honte à la vue de quelque chose de terrible, de quelqu’un de laid, oui – et que ça nous pousse à prendre les choses en main, à s’activer ! Mais sombrer dans la compassion, la pitié, la mièvrerie de l’apitoiement, non ! De la sorte, si on améliore pour un temps la situation, on ne fait à terme que l’empirer.

Aussi, je regarde par-dessus tous les compatissants. Comme un chien détourne le regard par-dessus les dos des grouillants troupeaux de moutons. En tant qu’individus, ils n’existent même pas. Ce sont de petites gens, gris, bienveillants, certes, de bonne volonté, certes, mais qui se fourvoient – et me rendent honteux d’être un homme comme eux.

Comme un héron détourne, méprisant, la tête en arrière, le regard par-dessus de plats étangs : voilà comment je détourne le regard par-dessus le grouillement des grises et fades petites vagues, des grises et fades petites volontés et petites âmes du commun des mortels.

Trop longtemps, on leur a donné raison, à ces petites gens, à ces êtres faibles : tellement qu’à la longue, on a fini par leur donner le pouvoir. Et maintenant, ils enseignent à qui veut l’entendre – et aussi à qui ne veut pas l’entendre : « Seul est bon ce que les petites gens, les gens normaux, les gens de la moyenne, appellent bon ».

Et on considère aujourd’hui comme la « vérité » ce que leur prédicateur, le fondateur de notre vision du monde, prédicateur de la pitié pour les pauvres, les démunis, les faibles, Jésus, a dit. Jésus, qui est lui-même en même temps le fils de Dieu et l’un d’entre eux. Jésus, cet étrange saint et porte-parole de Dieu et des petites gens, des démunis, des faibles. Jésus, qui avait l’outrecuidance de dire de lui-même : « Je – suis la vérité ».

Cet immodeste fait depuis longtemps déjà enfler la crête des petites gens, lui qui pourtant n’enseignait pas une petite erreur, quand il enseignait, tout azimut : « Je – suis la vérité ». Et pourtant, les gens ont fini par le croire, ont fini par s’identifier à lui, à se considérer eux aussi comme les garants et défenseurs de ladite vérité, qui n’est somme toute qu’une erreur.

Est-ce qu’on n’a jamais répondu de manière plus polie à un immodeste ? Est-ce qu’on n’a jamais, après l’avoir poursuivi, pourchassé, davantage glorifié un immodeste ? Mais toi, ô Zarathoustra, contrairement à la plupart, tu es passé devant lui sans t’arrêter et tu as dit : « Non ! Non ! Trois fois Non ! »

Et tu as mis en garde devant son erreur. Tu es le premier à avoir mis en garde devant son immodestie, et par suite devant sa vérité et la pitié qu’elle stimule. Non pas que tu aies mis tout le monde en garde, pas davantage que personne, d’ailleurs, mais tu as senti les choses, et tu t’es mis en garde, toi, toi et les gens de ton genre. Non pas les petites gens, le commun des mortels, les faibles, qui ne visent que leur petit confort et plaisir personnel, mais ceux qui, comme toi, aspirent à la santé, à la force, à la maîtrise de soi, pour mieux se dépasser soi-même, en tant qu’homme, pour mieux cheminer en direction du surhomme.

Tu as honte de la honte du grand souffrant, Jésus, et de tous ses adeptes, des êtres réactifs qui disent non à la vie ici et maintenant, qui rêvent tellement d’une vie meilleure, par-delà la vie qu’ils sont en train de vivre, qu’ils ont honte d’être ce qu’ils sont et qu’ils se prennent mutuellement en pitié. Et en vérité, c’est cette honte-là qui te fait dire qu’ »Un grand nuage de faiblesse provient de la pitié, un grand nuage de faiblesse qui voile et assombrit les phénomènes ! » ; qui te fait dire « Faites attention, vous autres hommes ouverts au monde et aux forces du monde ! Faites attention de garder l’esprit libre et clair ! »

Ô Zarathoustra, comme tu me sembles avisé en interprétation des signes du temps ! Notamment quand tu enseignes que « Tous les créateurs sont durs », qu’il faut beaucoup de dureté pour créer ; et que tu ajoutes que « Tout grand amour, tout grand amour de la vie est au-dessus de la pitié des créateurs eux-mêmes », que « Toute grande création, tout grand amour dépasse les créateurs eux-mêmes, sont plus durs encore que les créateurs eux-mêmes ».

Mais toi-même – mets-toi aussi toi-même en garde contre la pitié, contre ta propre pitié ! Car nombreuses sont les personnes en route vers toi, nombreux sont les faibles qui cheminent vers toi ; ceux qui souffrent, qui doutent, qui désespèrent, qui se noient, qui gèlent dans notre monde aux abois.

Et ce n’est pas tout : je te mets aussi en garde contre moi-même. Tu as deviné ma meilleure, ma pire énigme ; tu m’as deviné moi-même, le plus laid des hommes, et tu as deviné ce que j’ai fait, à savoir tuer Dieu. Je connais, moi, la hache qui te fait tomber ; je sais que la pitié est ton plus grand danger.

Mais tu sais, Dieu – devait mourir. Il voyait tout ; il voyait tout avec des yeux qui ont tout vu. Tout. Trop. Il a vu jusqu’aux abîmes et bas-fonds de l’homme ; il a vu toute sa bassesse, toute son ignominie, toute son arrogance, tous ses faux-semblants, toute sa laideur dissimulée.

Et sa pitié ne connaissait pas de honte, pas de pudeur. Il ne retranchait rien, n’écrasait rien. En tant que Dieu de l’amour, il était ouvert à tout, s’intéressait à tout, était curieux de tout, se donnait à tout – et prenait tout en pitié : il rampait dans tous les recoins, même les plus sales ; et aussi dans tous mes recoins les plus sales à moi, moi le plus laid des hommes. Ah, il devait mourir, ce trop curieux, ce trop importun, ce trop compatissant !

Partout où il regardait, en l’homme, c’est finalement moi qu’il voyait, moi, le plus laid des hommes. Et moi je ne l’ai pas supporté. D’un tel témoin, j’ai voulu me venger, j’ai dû me venger ! C’était lui ou moi : soit je me débarrassais de lui, mettais fin à ses jours, soit je quittais moi la vie, pour échapper à son regard.

Le Dieu qui a tout vu ce qui peut se voir, y compris l’homme, en sa plus grande laideur : ce Dieu a dû mourir ! Des mains du plus laid des hommes. Car l’homme ne peut supporter l’existence d’un tel témoin de sa propre laideur. Telle est la vengeance vis-à-vis du témoin. »

*

Voilà comment a parlé le plus laid des hommes. A ce moment, Zarathoustra s’est relevé et s’est disposé à partir. Car en apprenant que ce n’est pas seulement de la compassion, de la pitié, mais bien de la fierté blessée du plus laid des hommes que Dieu est mort, Zarathoustra a été saisi de frissons, jusque dans ses entrailles.

« Toi, l’affreux, l’indicible, l’inexprimable, a-t-il dit, tu m’as mis en garde devant ton chemin, qui m’apparaît en effet des plus dangereux. En guise de remerciement, je te fais l’éloge du mien. Regarde, là-bas, en haut, se trouve la caverne de Zarathoustra.

Ma caverne peut accueillir tout le monde. Elle est grande et profonde. Et elle a de nombreux recoins ; le plus caché des hommes y trouve sans peine sa cachette.

Et tout près d’elle, aux alentours, il y a cent trous et cent coins pour toutes les sortes de bêtes, qu’elles soient rampantes, voltigeuses, ou encore bondissantes.

Toi, le banni des hommes, toi qui t’es toi-même banni des hommes, toi qui a dit ne pas vouloir habiter parmi les hommes et la pitié des hommes… Toi qui cherche un refuge auprès de moi, allez, fais donc comme moi ! Suis mon chemin ! Tu verras, en suivant mon chemin, tu apprendras aussi quelque chose de moi ; sur la nature du refuge que je suis ; car seul celui qui agit, qui s’active, qui s’engage apprend quelque chose de la vie et de ses refuges.

Et, en arrivant dans ma caverne, tu commenceras par parler à mes animaux. Puis, tu continueras à parler avec eux ! Avec mon aigle, l’animal le plus fier, qui plane dans les airs ; et avec mon serpent, l’animal le plus avisé, qui rampe à même le sol. Qu’ils nous soient à tous deux, à toi et à moi, de bons conseillers !

Voilà comment a parlé Zarathoustra, avant de reprendre son chemin, plus pensif et plus lentement encore qu’avant : car il se demandait beaucoup de choses, se posait quantité de questions auxquelles il ne savait pas facilement répondre.

« Comme l’homme est pauvre !, pensait-il dans son cœur. Comme il est laid ! Comme il est râlant ! Comme il est rempli de honte cachée, de mépris de soi-même ! Tout ça compensé par son amour du prochain, sa pitié pour autrui !

On me dit généralement que l’homme s’aime lui-même. Comme cet amour de soi, de sa petite personne doit être grand pour qu’il puisse supporter tout le mépris qu’il a en même temps de lui-même !

Celui-là aussi, le plus laid des hommes que je viens de rencontrer, s’aimait à vrai dire tout autant qu’il se méprisait. Oui, il est pour moi à la fois un grand amoureux de soi-même et un grand contempteur de soi-même.

Je n’ai pas encore trouvé d’homme qui se méprise plus profondément. Le mépris de soi, cela aussi c’est à sa façon de la grandeur, de la hauteur. Malheur ! Etait-ce là l’homme supérieur ? L’homme supérieur dont j’ai entendu le cri et auquel je veux ou dois venir en aide ?

J’aime les grands contempteurs, les hommes du grand mépris de soi. Non pas comme tels, bien sûr, mais comme tremplin vers autre chose, vers la grande affirmation de la vie. Car l’homme est quelque chose qui doit être dépassé, surmonté : l’homme est un pont en direction du surhomme. »

***

Traduction littérale

12d5b0cbaaa7c3f472f0bfe1fbffb48e-aa9e65d5467677cbf0b0ff98190c3d7d– Et de nouveau, les pieds de Zarathoustra ont couru à travers les montagnes et les forêts, et ses yeux ont cherché et cherché, mais nulle part n’était visible celui qu’ils voulaient voir, le grand souffrant de détresse et crieur de détresse. Sur tout le chemin, il jubilait cependant dans son cœur et était reconnaissant. « Que de bonnes choses, disait-il, m’a offert ce jour, en contrepartie qu’il ait mal commencé ! Quels étranges interlocuteurs j’ai trouvés !

Je veux maintenant longuement mâcher leurs paroles comme de bons grains ; ma dent doit les moudre fins et les broyer jusqu’à ce que, comme du lait, elles me coulent dans l’âme ! » –

Mais quand le chemin a de nouveau contourné un rocher, le paysage s’est soudain modifié, et Zarathoustra est entré dans un royaume de mort. De noirs et rouges écueils se dressaient là : pas d’herbe, pas d’arbre, pas de chant d’oiseau. C’était en effet une vallée que tous les animaux évitaient, aussi les animaux de proie ; seule une espèce de laids et épais serpents verts venaient y mourir quand ils étaient vieux. C’est pourquoi les bergers appelaient cette vallée : Mort des serpents.

Mais Zarathoustra a sombré dans un noir souvenir, car il lui semblait déjà avoir été dans cette vallée. Et beaucoup de choses lourdes ont recouvert son esprit : de sorte qu’il avançait lentement, et toujours plus lentement, et se retrouvait finalement arrêté. Mais là il a vu alors, quand il a ouvert les yeux, quelque chose qui était assis au bord du chemin, conçu comme un être humain, et à peine comme un être humain, quelque chose d’inexprimable. Et d’un coup, Zarathoustra a été pris d’une grande honte/pudeur d’avoir vu quelque chose comme ça des yeux : rougissant jusqu’à sa blanche chevelure, il a détourné le regard et levé le pied afin de quitter cet affreux endroit. Mais voilà que le mort désert est devenu bruyant : du sol en effet ça coulait en gargouillant et râlant, comme gargouille et râle l’eau la nuit à travers des conduites d’eau bouchées ; et pour finir c’en est devenu une voix humaine et une parole humaine : – qui résonnait comme ça :

« Zarathoustra ! Zarathoustra ! Devine mon énigme ! Parle, parle ! Qu’est-ce qu’est la vengeance du témoin ?

Je te pousse à rebrousser chemin, c’est là de la glace lisse ! Prends garde, prends garde que ta fierté ne se brise pas ici les jambes !

Tu te crois sage, toi fier Zarathoustra ! Devine donc l’énigme, toi, dur casseur de noix, – l’énigme que je suis ! Parle donc, qui suis-je, moi ? »

– Mais quand Zarathoustra a entendu ces mots, – que pensez-vous donc qu’il s’est passé dans son âme ? La pitié l’a assailli ; et il s’est effondré d’un coup, comme un chêne qui a longtemps résisté à de nombreux bûcherons, – lourdement, tout à coup, effrayant même ceux qui voulaient le faire tomber. Mais déjà il s’est relevé du sol et son visage est devenu dur.

« Je te reconnais bien, a-t-il dit d’une voix d’airain : tu es le meurtrier de Dieu ! Laisse-moi partir.

Tu n’as pas supporté celui qui t’a vu, –qui t’as toujours vu de fond en comble, toi le plus laid des hommes ! Tu t’es vengé de ce témoin ! »

Voilà comment a parlé Zarathoustra et il voulait s’en aller ; mais l’inexprimable a attrapé un coin de son manteau et a de nouveau commencé à gargouiller et à chercher des mots. « Reste ! a-t-il dit enfin –

– reste ! Ne t’en vas pas ! J’ai deviné quelle hache t’a jeté à terre : santé à toi (Heil dir), ô Zarathoustra, que tu sois de nouveau debout !

Tu as deviné, je le sais bien, de quelle humeur est celui qui l’a tué, – le meurtrier de Dieu. Reste ! Assieds-toi vers moi, ce n’est pas vain.

Vers qui voulais-je aller, si ce n’est vers toi ? Reste, assieds-toi ! Mais ne me regarde pas ! Honore comme ça – ma laideur !

Ils me persécutent : tu es maintenant mon dernier refuge. Non pas avec leur haine, non pas avec leurs sbires : – ô je me moquerais et serais fier et content de telles persécutions !

Tout succès n’a-t-il pas jusqu’ici été pour les bien persécutés ? Et quiconque persécute bien apprend facilement à suivre : – n’est-il pas déjà – derrière ! Mais c’est leur pitié

– c’est leur pitié que je fuis et devant laquelle je cherche un refuge chez toi. Ô Zarathoustra, protège-moi, toi mon dernier refuge, toi le seul qui m’a deviné :

– tu as deviné de quelle humeur est celui qui l’a tué. Reste ! Et si tu veux partir, toi impatient : ne prends pas le chemin par lequel je suis venu. Ce chemin est mauvais.

Es-tu fâché contre moi parce que trop longtemps déjà je parle et écorche les mots ? Parce que déjà je te donne des conseils ? Mais sache-le, c’est moi, le plus laid des hommes,

– qui a aussi les pieds les plus grands et lourds. Là où j’ai passé, le chemin est mauvais. Je piétine tous les chemins à mort et au déshonneur.

Mais au fait que tu sois passé devant moi, en silence ; au fait que tu aies rougi, je l’ai bien vu : à cela je t’ai reconnu comme étant Zarathoustra.

N’importe quel autre m’aurait lancé son aumône, sa pitié, en regard et en parole. Mais pour ça – je ne suis pas assez mendiant, ça tu l’as deviné –

– pour ça je suis trop riche, riche en grandes choses, en choses terribles, en choses les plus laides, en choses les plus inexprimables ! Ta honte/pudeur, ô Zarathoustra, m’a honoré !

Avec peine j’ai réussi à sortir de la cohue des compatissants, – de sorte à trouver le seul qui aujourd’hui enseigne « La pitié est importune » – toi, ô Zarathoustra !

– que ce soit la pitié d’un dieu, que ce soit celle d’un homme : la pitié va contre la honte/pudeur. Et ne pas vouloir aider peut être plus noble que cette vertu qui bondit.

Mais cela, la pitié, s’appelle aujourd’hui chez toutes les petites gens vertu même : – ceux-ci n’ont pas de respect face au grand malheur, face à la grande laideur, face au grand ratage.

Par-dessus tous ceux-ci je regarde, comme un chien détourne le regard par-dessus les dos des grouillants troupeaux de moutons. Ce sont des petites gens, gris, bienveillants, de bonne volonté.

Comme un héron détourne, méprisant, la tête en arrière, le regard par-dessus des plats étangs : comme ça je détourne le regard par-dessus le grouillement des grises petites vagues et volontés et âmes.

Trop longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens : comme ça, on leur a finalement aussi donné le pouvoir – et maintenant ils enseignent : « Seul est bon ce que les petites gens appellent bons ».

Et « vérité » s’appelle aujourd’hui ce que le prédicateur a dit, qui provient lui-même d’entre eux, cet étrange saint et porte-parole des petites gens, qui disait de lui-même « je – suis la vérité ».

Cet immodeste fait depuis longtemps déjà enfler la crête des petites gens – lui, qui n’enseignait pas une petite erreur quand il enseignait « je – suis la vérité ».

Est-ce qu’on n’a jamais répondu de manière plus polie à un immodeste ? – Mais toi, ô Zarathoustra, tu es passé devant lui sans t’arrêter et tu as dit : « Non ! Non ! Trois fois Non ! »

Tu as mis en garde devant son erreur, tu as comme premier mis en garde devant la pitié – non pas tous, ni personne, mais toi et ton genre.

Tu as honte de la honte du grand souffrant ; et en vérité, quand tu dis « De la pitié provient un grand nuage, faites attention, vous autres hommes ! »

– quand tu enseignes « tous les créateurs sont durs, tout grand amour est au-dessus de leur pitié » : ô Zarathoustra, comme tu me sembles bien avisé en signes du temps !

Mais toi-même – mets-toi aussi toi-même en garde contre ta pitié ! Car nombreux sont ceux qui sont en route vers toi, de nombreux qui souffrent, qui doutent, qui désespèrent, qui se noient, qui gèlent –

Je te mets aussi en garde contre moi. Tu as deviné ma meilleure, ma pire énigme, moi-même et ce que j’ai fait. Je connais la hache qui te fait tomber.

Mais il – devait mourir : il voyait avec des yeux qui ont tout vu, – il a vu les abîmes et bas-fonds de l’homme, toute son ignominie et laideur dissimulée.

Sa pitié ne connaissait pas de honte/pudeur : il rampait dans mes recoins les plus sales. Il devait mourir, ce trop curieux, ce trop importun, ce trop compatissant.

C’est moi qu’il voyait toujours : d’un tel témoin, j’ai voulu me venger – ou moi-même ne pas vivre.

Le Dieu qui a tout vu, aussi l’homme : ce Dieu a dû mourir ! L’homme ne le supporte pas, qu’un tel témoin vive. »

*

Voilà comment a parlé le plus laid des hommes. Mais Zarathoustra s’est relevé et s’est disposé à partir : car il avait des frissons jusque dans ses entrailles.

« Toi, inexprimable, a-t-il dit, tu m’as mis en garde devant ton chemin. En guise de remerciement, je te fais l’éloge du mien. Regarde, là-bas en haut se trouve la caverne de Zarathoustra.

Ma caverne est grande et profonde et a de nombreux recoins ; le plus caché y trouve sa cachette.

Et tout près d’elle il y a cent trous et cent coins pour bêtes rampantes, voltigeuses et bondissantes.

Toi le banni qui t’es toi-même banni, tu ne veux pas habiter parmi les hommes et la pitié des hommes ? Allez, fais-donc comme moi ! De la sorte tu apprends aussi de moi ; seul celui qui agit apprend.

Et parle d’abord et ensuite avec mes animaux ! L’animal le plus fier et le plus avisé – qu’ils soient pour nous deux les bons conseillers ! – –

Voilà comment a parlé Zarathoustra et il poursuivit son chemin, plus pensif et lentement encore qu’avant : car il se demandait beaucoup de choses et ne savait pas facilement répondre.

« Comme l’homme est pauvre !, a-t-il pensé dans son cœur, comme il est laid, comme il est râlant, comme il est rempli de honte cachée !

On me dit que l’homme s’aime lui-même : ah, comme cet amour de soi doit être grand ! Combien de mépris a-t-il contre lui !

Celui-là aussi s’aimait comme il se méprisait, – il est pour moi un grand amoureux et un grand contempteur.

Je n’en ai pas encore trouvé un seul qui se méprise plus profondément : cela aussi est de la hauteur. Malheur, était-il peut-être l’homme supérieur, dont j’ai entendu le cri ?

J’aime les grands contempteurs. Mais l’homme est quelque chose qui doit être surmonté » – –

***

Il s’agit ci-dessus du septième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas)Les autres chapitres et parties se trouvent ici.

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