Pourquoi tout ça ? Quel sens donner à la vie ? En voyant les choses comme elles vont et viennent, en voyant les gens comme ils sont et comme ils vont et viennent, on peut bien se le demander. A quoi bon les cycles, les saisons, les aller et retour, les agitations, les faux-semblants ? A quoi bon la naissance, l’éclosion, la croissance, les multiples apparences – et la stagnation, le déclin et la mort ? Les scientifiques ont beau dire, ils n’y comprennent pas beaucoup plus que nous. Bien sûr, ils peuvent dévoiler et produire quantité de choses, mais au fond, quand il s’agit des questions de la vie, de la mort, de l’amour, ils ne savent que répondre. Mais quelles sont donc ces forces qui nous font vivre, qui nous prennent, nous traversent, comme elles font vivre, prennent et traversent tous les phénomènes du monde ? D’où viennent-elles ? Comment s’organisent-elles ? Où vont-elles ? Et si on acceptait pour un instant, par-delà notre pragmatisme, notre scepticisme, voire notre athéisme, cette hypothèse : c’est au fond un… dieu qui joue. Un dieu non pas à l’image de notre dieu traditionnel, tout de sérieux, de lumière, d’intelligence, de vérité ; non pas un bon dieu moral, architecte du monde, créateur du ciel et de la terre, garant d’un autre monde, idéal, de toute stabilité, de toute identité, de toute constance. Non pas un tel dieu tout amour, absolu, comme le Dieu chrétien, mais un dieu de grande sensibilité, enfantin, joueur, ambigu, clair et obscur à la fois, créateur et destructeur de mille et un mondes : un dieu artiste de la vie en son va-et-vient, en sa naïveté, son innocence tragi-comique, qui se libère de sa surabondance en créant, détruisant et recréant quantité de mondes. Si, par-delà notre pragmatisme, notre scepticisme, voire notre athéisme, nous sommes d’accord d’admettre cette hypothèse, de nombreuses nouvelles perspectives s’ouvrent soudain. Nous nous rendons tout à coup compte que notre personne, notre « moi » – ce que nous appelons notre personne, notre « moi » –, qui nous distingue des autres, qui fait de nous des sujets conscients de nous-mêmes, avec notre identité, nos aspirations, nos peurs, nos idées, nos principes, nos fantasmes, nos phobies, n’est somme toute qu’une construction artistique, une fiction, volontiers durcie avec le temps. Nous remarquons que l’existence n’est pas faite d’essences qui se dévoilent, en fonction d’un plan préétabli, mais que la vie est un immense work in progress, fait d’innombrables works in progress. Au fond, il y a une sensibilité esthétique qui œuvre, qui façonne et détruit toujours et partout : tout est production artistique, fiction d’un dieu qui joue partout, qui tire et qui pousse, en nous et en dehors de nous ; dieu tentateur, qui essaie de faire évoluer, toujours et encore, les phénomènes, de les ouvrir, de les libérer, de leur faire gagner une maîtrise, de les faire jouer, jubiler, toujours et encore, pour leur permettre de surmonter le chaos dans une certaine stabilité. Pour autant que rien ne les empêche, pour autant que l’environnement le permette. Pour être toujours de nouveau façonnés ainsi, avant de décliner, de disparaître et de se ressourcer dans les profondeurs dont toujours ils puisent leur énergie. Dans quel but tout ça ? Celui d’augmenter la puissance, la maîtrise, les possibilités, et de faire jubiler partout les forces, dans tous les phénomènes, selon leur complexité. Jusque dans l’homme, qui est capable de les exprimer comme nuls autres, en lui et en dehors de lui, dans sa personne, ses actions et productions.