Qu’est-ce que la philosophie ?

Le mot « philosophie » est un grand mot. Les années de ma vie passées à en faire (comme étudiant, puis comme chercheur) m’ont assuré d’une chose : les gens ne savent pas trop ce qu’elle est. La philo intrigue, fait sourire et fait en même temps un peu peur. Réactions tout à fait compréhensibles quand on voit et entend la plupart des philosophes.

Les divers sous-onglets de cette rubrique présentent mon work philosophique in progress : travail académique passé (essentiellement sur et autour de Nietzsche), traductions et compositions phusiques en cours (pensées, chroniques, discussions, etc.).

Vous voulez savoir dans les grandes lignes ce qu’est au fond la philosophie ? La suite vous l’indiquera.

Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? – De la philo !

Si dans une conversation tout à fait anodine, on en vient à vous demander, comme ça, par politesse, « Et toi qu’est-ce que tu fais au juste dans la vie ? », l’expérience montre que le philosophe a meilleur temps d’inventer quelque chose. La réponse « De la philo » n’est engageante pour quasi personne. Elle a bien plutôt tendance à couper court la discussion. Elle jette comme un froid.

En face, si on n’essaie pas de retenir un rictus, on fronce les sourcils, on cligne des yeux, serre les lèvres, secoue un peu la tête, de bas en haut, mais aussi de gauche à droite. Si les mimiques sont agrémentées de mots, c’est souvent un « Ah, intéressant… » qui sort péniblement, avant un long silence. Ceux qui se retiennent (ou ne se retiennent justement pas) de sourire ajoutent plutôt, généralement quand même sur la pointe des pieds, « Et plus tard, tu vas faire quoi ? », « comme métier, je veux dire ? », « Mais t’as quoi comme débouché en faisant de la philo ?», « bon, à part prof ? » Certains confondent philo et psycho : « Ça doit être intéressant de pouvoir savoir ce qui se passe dans la tête des gens ! » Des fois, on nous lance plutôt un « Ah ben toi t’as du courage ! », ou encore un « Oh là là : fais gaffe ! » Bien sûr il y en a aussi – mais c’est déjà beaucoup plus rare – qui demandent « Tu travailles sur quoi ? », ou « Tu fais quoi comme philo ? Ethique, politique, systématique, métaphysique, épistémologie ? » Là, on déjà affaire à des connaisseurs. Quoi qu’il en soit, il y a peu de chances que la conversation se prolonge. On a tôt fait de préférer parler du dernier film vu, de ses vacances, de sa famille, de la pluie et du beau temps, du dernier article du 20 minutes. La philo, ça crispe un peu.

Nébuleuse

Il n’y a rien à faire, la philo est une nébuleuse. Parfois d’ailleurs même pour ceux qui en font. C’est une vieille discipline. Obscure. Enigmatique. Très abstraite. Complètement inutile. Certains en font quelques heures au gymnase. Certains continuent à l’uni, en Lettres. A la radio ou la TV, on entend des fois aussi des philosophes. Ton souvent pompeux, débit soit trop rapide, soit trop lent. Choses très compliquées. On se croirait à la messe. Dans la rue, on ne les reconnaît pas.

La philo, on sait généralement qu’elle a affaire à la pensée. La pensée, encore un grand mot. Les philosophes sont des penseurs. Comment se les imaginer ? Dans la posture du Penseur de Rodin, une main sur le front, recroquevillé sur un piédestal ? Les yeux dans le vide ? Impossible, là, de ne pas sourire : « Tu viens m’aider deux minutes quand tu auras fini de penser, s’il te plaît ? », dit la femme du penseur empruntée pour transporter les bagages dans la voiture. Et voilà que le penseur se déplie et revient sur terre. Mais alors, c’est quoi, au juste, la philosophie, un philosophe ? A quoi il pense ? Et pourquoi ? A quoi ça sert ?

Qu’est-ce qu’un « philosophe » ?

Le terme vient du grec ancien. Littéralement, il signifie l’amant (philos) de la sagesse, du savoir (sophia). Et hop : deux autres grands mots, en français en tout cas, en grec il n’y en a qu’un. La sagesse ? Tout un programme. Le savoir ? Bon, là ça va plus ou moins. Un amant, on sait tous ce que c’est. Plus ou moins.

La sagesse est un rapport avisé à la vie pratique, rapport découlant d’une grande expérience et intelligence de vie. Elle se situe dans la sphère de la morale, de l’éthique (le bien, le mal). Le savoir concerne pour sa part la vie théorique, l’observation, la rationalisation des choses, bref les sciences, la vérité, la fausseté, etc. Chez les Grecs, les deux ne font qu’un : le sage est un savant, le savant un sage. Voilà longtemps que les choses ont changé.

Le philosophe n’est pas un tel sage-savant. Il aime la sagesse ; il est attiré par le savoir. Et « aimer », ça veut dire quoi, au juste ? On connaît évidemment ce qui se passe des fois entre deux personnes : l’amour les pousse à être attirées – justement par amour – l’une vers l’autre. A se favoriser l’une l’autre. Pour être presque toujours présentes ensemble. Sinon en vrai, du moins en pensée. Le philosophe est celui qui aime la sophia en ce sens : la sagesse et le savoir l’attirent.

Qu’est ce qui pousse à faire de la philosophie ?

On reconnaît traditionnellement deux états qui font que l’homme en vienne à devenir philosophe : l’étonnement et l’effroi. L’étonnement devant le fait qu’il y a quelque chose plutôt que rien, que les choses naissent et meurent, la curiosité de savoir ce qui se cache derrière les phénomènes, ce qui les rend possibles – nous-mêmes y compris, évidemment. L’effroi face au malheur, à la souffrance, à la solitude, à la gêne, à l’angoisse, à la mort. Pourquoi vivons-nous ? Quel sens a la vie ? Pourquoi le monde ? Pourquoi les gens sont-ils malheureux ? Pourquoi doivent-ils mourir ? La vie vaut-elle la peine d’être vécue ?

L’homme qui se pose ces questions aspire à la sophia : il veut acquérir une sagesse dans cette vie. Trouver son chemin dans le va-et-vient des phénomènes. Trouver une stabilité, un équilibre qui permettent de vivre cette vie en son caractère problématique – union de plaisirs et de souffrances, de vie et de mort. Il veut gagner un savoir des choses, lui permettant de répondre à son étonnement, de sortir de son effroi. D’où le fait que sagesse et savoir ne font qu’un chez les Grecs.

Le but du philosophe n’est pas seulement de survivre, mais de bien vivre : pour y arriver, il se met à penser sa vie et, en même temps, à vivre sa pensée. Vivre et penser comme tout le monde ne lui suffit pas. Il veut comprendre les choses. Aussi se met-il à l’écoute des choses, de lui-même, de la vie qui le traverse, qui le dépasse. De cette vie que nous appelons précisément phusique, dionysiaque.

Des Grecs à nos jours

Voilà ce qu’est au fond la philosophie. Ce qu’elle était à l’époque des Grecs – et continue à être pour nous. Mais pour la plupart, elle n’est plus ça. La philosophie est au fil du temps devenue une discipline savante. Les philosophes des singes savants. Celui qui fait vraiment de la philosophie fait aujourd’hui de l’histoire de la philosophie : loin de penser sa vie et de vivre sa pensée, il s’occupe exclusivement de la pensée des autres. Non pas bien sûr de celle de Monsieur et Madame Machin, mais de celle des grands penseurs de la tradition. Grands penseurs qui se répondent tout au long de l’histoire de la philosophie. Au sens où le travail de chacun d’entre eux repose sur quantité de grands philosophes passés, pour ne pas dire de tous les grands philosophes passés. Immense lignée de philosophes qui a rendu avec le temps la tâche du philosophe de plus en plus compliquée. Et l’a surtout toujours davantage contraint à devenir un historien de la philosophie : quelqu’un qui, justement, s’évertue de connaître – et non plus d’expérimenter – les grandes pensées des grands philosophes. Un singe savant.

Appareils d’objectivation, grenouilles pensantes

Pour des questions pratiques, le philosophe se contente le plus souvent de lire ce qu’on appelle la « littérature secondaire », c’est-à-dire ce que d’autres ont écrit sur les grands philosophes en question. A tel point qu’il finit par être plus important de connaître ce qu’on dit des grands philosophes que ce que disent les grands philosophes eux-mêmes. Rares sont finalement ceux qui lisent, analysent et expérimentent les grands penseurs. Rares sont ceux qui pensent leur vie et vivent leur pensée à travers les grands auteurs qu’ils travaillent. Pas le temps ! Et aucune chance pour faire carrière !

Aussi les philosophes universitaires deviennent-ils sinon des singes savants, des appareils d’objectivation et de connaissance aux entrailles refroidies de gluantes et pompeuses grenouilles pensantes. Leur érudition et sophistication ne fait qu’assourdir les non-philosophes. Ils nous cassent les oreilles. Et ceux qui sortent (ou se font expulser) du monde de l’enseignement et de la recherche n’ont que le frôlement et l’aboiement éditorial et médiatique comme possibilité d’existence philosophique : il faut que les éditeurs et les médias les aiment pour qu’ils aient une chance de survivre. Sinon, ils seront contraints de faire tout autre chose.