Discours de Tirésias

Dionysos détail266-297 – PrésentationAPRÈS AVOIR APPRIS LES TROUBLES QUI S’ABATTENT SUR THÈBES, le rationaliste et moraliste Penthée est revenu au palais. Hors de lui, il a crié à tue-tête sa colère. Et sa fureur a encore redoublé quand il a remarqué que son grand-père Cadmos et le devin Tirésias, les deux hommes les plus sages de la cité, participaient eux aussi aux scandaleux débordements ; et même plus : qu’ils y avaient leur part de responsabilité. Suite à la tentative du chœur de guider le roi sur le bon chemin, de lui faire reconnaître et intégrer l’incontournable Dionysos dans la cité, voilà que Tirésias prend à son tour la parole.

En bon prophète qu’il est, Tirésias sait trouver les mots qui conviennent. Il commence par énoncer une généralité : pour un homme sage – sage au sens où il est privilégié, inspiré par les dieux –, il n’est pas difficile de bien choisir ses sujets de conversation, de trouver de beaux thèmes de paroles, et par suite de bien parler, de s’exprimer de manière claire et convaincante. Mais Penthée n’est pas doué d’un tel souffle divin.

Il a certes une langue agile, il est certes habile et parle bien, ses discours paraissent sensés, semblent reposer sur une certaine sagesse pratique, mais il n’est nullement sage. Il est au contraire dénué de bon sens : provenant de ses seules idées – ses petites idées à lui –, ses paroles manquent en effet de fond, de cohérence et de pertinence ; elles ne sont que des élucubrations creuses, à vrai dire sans lien avec la réalité de la vie. Aussi Penthée fait-il partie des mauvais citoyens : ceux dont le manque de raison – le manque d’entente de la grande raison ou musique de la vie – rend leur audace, leur puissance et leurs belles paroles non seulement vaines, mais encore dangereuses pour la bonne santé et bonne constitution de la cité.

Suite à ces considérations générales, Tirésias en vient à cibler davantage son propos. Il reprend les accusations de Penthée contre le nouveau dieu pour les démonter, quasi argument après argument : il confirme d’abord le caractère divin de Dionysos que le roi refuse et dont il se moque. Dionysos est bel et bien un très grand dieu ; et même plus, un dieu d’une importance insoupçonnée pour toute la Grèce ; d’une importance telle qu’elle dépasse la compréhension du prophète lui-même.

Et Tirésias de souligner encore que par rapport au vieux devin qu’il est, Penthée n’est qu’un jeunet sans expérience et donc dénué tant de savoir que de sagesse. Bien qu’il soit le roi de Thèbes, il a encore de nombreuses choses à apprendre. Notamment qu’il y a deux principes, deux dieux fondamentaux qui marquent la vie humaine. D’une part il y a Déméter ou Gaia, la Terre – noms qui reviennent au même : elle a pour caractéristique de nourrir les êtres mortels d’aliments secs ; elle leur apprend à cultiver le sol et faire croître les céréales indispensables à leur vie.

Et d’autre part, il y a justement… le fils de Sémélé, Dionysos, qui n’est autre que le pendant de Déméter : il est quant à lui à l’origine non du sec mais de l’humide, tirant des grappes de raisin la mystérieuse boisson qu’est le vin et apprenant aux hommes la manière de la produire. Mystérieuse boisson de la plus haute importance : quand les misérables mortels – qui sont en proie au malheur, à la tristesse, au chagrin, et finalement à la mort – boivent le liquide de la vigne, les voilà soudain détournés, libérés de leurs souffrances ; très vite, ils sombrent dans un sommeil réparateur et oublient leurs maux quotidiens. Tirésias l’affirme haut et fort : il n’y a pas d’autre remède aux peines humaines !

Dionysos est bel et bien indispensable à la vie ! A la vie tant mortelle qu’immortelle, puisque, en se glissant lui-même dans le vin versé en guise de libations aux autres dieux, il réjouit également ces derniers, et gratifie les hommes de plaisirs, de biens dans leur monde de souffrance.

Tirésias en vient ensuite au mythe de la naissance de Dionysos. Lorsque sa mère Sémélé est foudroyée par la toute puissance de son divin amant, le petit Dionysos était encore en pleine gestation : mais il se trouve sauvé par son père Zeus et cousu dans sa cuisse pour terminer à l’abri son développement. D’après Penthée, ce ne sont bien sûr là que des racontars. Selon lui, Sémélé a simplement été punie de s’être vantée à tort d’avoir eu une relation avec Zeus, entraînant par là dans la mort ledit Dionysos, à vrai dire vulgaire embryon mortel. Mais Penthée se trompe en cela comme en tout ! Privilégié qu’il est par les dieux, Tirésias sait exactement comment cela s’est passé : contrairement à ce que croit le roi, Dionysos est bien le fils de Zeus ; il a bien été sauvé du feu de la foudre qui a consumé sa mère ; et finalement conduit par son père sur l’Olympe.

Là-haut, l’épouse de Zeus, la divine Héra, jalouse du nouveau petit dieu – et pour cause, il est le symbole de la tromperie de son mari –, a voulu le jeter hors du ciel. Mais Zeus ne l’a pas laissé faire et a machiné contre elle un stratagème digne du dieu rusé qu’il est : il a arraché un morceau d’éther à l’enveloppe de la terre, et l’a donné en otage à Héra en lieu et place du petit Dionysos. Et c’est contre ce leurre, contre ce faux Dionysos, que la déesse a alors soulagé sa colère. Puis, avec le temps, les hommes, dont les oreilles ne sont pas toujours enclines à entendre les haut-faits et signes divins, ont rapproché les mots grecs « homèros, otage » et « mèros, cuisse ». Ils se sont mis à raconter que le petit Dionysos avait été cousu dans la cuisse de Zeus parce qu’il avait été donné en otage à la colère d’Héra. Rapprochement et récit confus, qui ont fini par obscurcir et discréditer ce qui s’était réellement passé. Au point que tout se mélange dans les mémoires – également dans celle de Penthée…

*

Texte original (Bacchantes, vers 266-297) :

266-297 – Texte

TIRÉSIAS

Quand un homme sage choisit de beaux thèmes
De paroles, ce n’est pas un grand travail de bien parler ;
Toi, tu as une langue agile comme si tu étais sensé,
Mais il n’y a aucun bon sens dans tes paroles.
(270) Or un homme audacieux, puissant et capable de parler
S’avère être un mauvais citoyen s’il ne possède pas la raison.
Cette nouvelle divinité dont tu te ris,
Je ne serais pas capable de dire quelle grandeur
Elle aura dans toute la Grèce. Il y a en effet, jeune homme, deux
Principes pour les humains : d’abord la déesse Déméter –
C’est Gaia, la Terre, appelle-la du nom que tu veux ;
Elle nourrit les mortels au moyen d’aliments secs.
Et lui qui vient ensuite, de même valeur, le rejeton de Sémélé,
Il a trouvé l’humide, la boisson de la grappe de raisin ; et il a introduit
(280) Chez les mortels cette boisson qui détourne les misérables mortels
Du chagrin quand ils sont remplis du flux de la vigne ;
Cette boisson qui leur accorde sommeil et oubli des maux quotidiens ;
Et il n’existe nul autre remède à leurs peines.
Lui qui s’est fait jour comme dieu est versé en libations aux dieux,
De sorte que, grâce à lui, les hommes possèdent des biens.
Et tu te ris de lui parce qu’il a été cousu dans le mèros, la cuisse
De Zeus ? Je vais t’enseigner à quel point cela tient bien :
Quand Zeus a extrait du feu de la foudre le nouveau-né,
Et l’a mené – lui le dieu – sur l’Olympe,
(290) Héra a voulu le jeter hors du ciel ;
Mais Zeus, en dieu qu’il est, a trouvé contre elle un stratagème :
Après avoir déchiré une partie de l’éther
Qui enveloppe la terre, il a donné en guise d’homèros, d’otage,
Ce Dionysos, l’exposant aux colères d’Héra ; et, avec le temps,
Les mortels en sont venus à confondre les mots et à assembler des paroles disant que
Le dieu avait été cousu dans le mèros, la cuisse de Zeus,
Parce qu’il avait servi un jour d’homèros, d’otage à la déesse Héra.

*

ΤΕΙΡΕΣΙΑΣ

ὅταν λάβηι τις τῶν λόγων ἀνὴρ σοφὸς
καλὰς ἀφορμάς, οὐ μέγ’ ἔργον εὖ λέγειν·
σὺ δ’ εὔτροχον μὲν γλῶσσαν ὡς φρονῶν ἔχεις,
ἐν τοῖς λόγοισι δ’ οὐκ ἔνεισί σοι φρένες.
(270) θρασὺς δὲ δυνατὸς καὶ λέγειν οἷός τ’ ἀνὴρ
κακὸς πολίτης γίγνεται νοῦν οὐκ ἔχων.
οὗτος δ’ ὁ δαίμων ὁ νέος, ὃν σὺ διαγελᾶις,
οὐκ ἂν δυναίμην μέγεθος ἐξειπεῖν ὅσος
καθ’ Ἑλλάδ’ ἔσται. δύο γάρ, ὦ νεανία,
τὰ πρῶτ’ ἐν ἀνθρώποισι· Δημήτηρ θεά—
Γῆ δ’ ἐστίν, ὄνομα δ’ ὁπότερον βούληι κάλει·
αὕτη μὲν ἐν ξηροῖσιν ἐκτρέφει βροτούς·
ὃς δ’ ἦλθ’ ἔπειτ’, ἀντίπαλον ὁ Σεμέλης γόνος
βότρυος ὑγρὸν πῶμ’ ηὗρε κἀσηνέγκατο
(280) θνητοῖς, ὃ παύει τοὺς ταλαιπώρους βροτοὺς
λύπης, ὅταν πλησθῶσιν ἀμπέλου ῥοῆς,
ὕπνον τε λήθην τῶν καθ’ ἡμέραν κακῶν
δίδωσιν, οὐδ’ ἔστ’ ἄλλο φάρμακον πόνων.
οὗτος θεοῖσι σπένδεται θεὸς γεγώς,
ὥστε διὰ τοῦτον τἀγάθ’ ἀνθρώπους ἔχειν.
καὶ διαγελᾶις νιν ὡς ἐνερράφη Διὸς
μηρῶι; διδάξω σ’ ὡς καλῶς ἔχει τόδε.
ἐπεί νιν ἥρπασ’ ἐκ πυρὸς κεραυνίου
Ζεύς, ἐς δ’ Ὄλυμπον βρέφος ἀνήγαγεν θεόν,
(290) Ἥρα νιν ἤθελ’ ἐκβαλεῖν ἀπ’ οὐρανοῦ,
Ζεὺς δ’ ἀντεμηχανήσαθ’ οἷα δὴ θεός·
ῥήξας μέρος τι τοῦ χθόν’ ἐγκυκλουμένου
αἰθέρος, ἔδωκε τόνδ’ ὅμηρον, ἐκτιθεὶς
Διόνυσον Ἥρας νεικέων· χρόνωι δέ νιν
βροτοὶ ῥαφῆναί φασιν ἐν μηρῶι Διός,
ὄνομα μεταστήσαντες, ὅτι θεᾶι θεὸς
Ἥραι ποθ’ ὡμήρευσε, συνθέντες λόγον.

*

Les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.

6 Comments

  1. Il apparaît certaines ressemblances entre l’enthousiasme de Dionysos et la passion du Christ.
    Il est à la fois fils de l’homme et fils du grand dieu. Il donne aux hommes la mystérieuse boisson du vin comme remède à leurs maux. Il va se mettre lui-même dans le vin en libation au dieu pour que les hommes possèdent des biens. Il est indispensable à la vie tant mortelle qu’immortelle. Il est soumis à la colère du dieu. Enfin, il arrache sa mère des enfers et la rend immortelle.

    Est-ce que je force les traits ou ces ressemblances sont-elles des analogies de réalité?

  2. Oui, bien vu ! Dionysos anticipe bel et bien le Christ, à cette différence (capitale) que le dieu grec est tragi-comique et que le dieu chrétien est idéaliste-moral.

  3. A l’aube du monothéisme, Dionysos se profile comme le dieu de toutes les forces de vie; dieu protéiforme, clair-obscur, qui peut incarner selon toutes les combinaisons possibles ce que nous appelons les contraires (mais qui ne sont que des différences de degrés du même); dieu de toutes les forces de vie, à la fois divines (fils de Zeus) et humaines (fils de Sémélé) qui vient se battre contre les croissantes forces de la seule vie de l’esprit humain (puissances de la raison humaine).
    Le Crucifié peut ainsi être considéré comme une reprise structurelle, spirituellement transposée et absolutisée, de Dionysos…

  4. Je comprends que: en ce que le Crucifié nous invite à croire, il nous pousse à dépasser la raison, ou plutôt il la parachève. La raison n’est qu’un instrument qui trouve sa fin dans la vie.

    Je ne comprends pas: en quoi le Christ représenterait une absolutisation de la reprise structurelle de Dionysos ?

    Qu’entends-tu par absolu: dans quelle mesure le Christ en serait un et non Dionysos?

  5. La discussion se complique, forcément… C’est là une immense affaire. J’essaie de répondre quand même, brièvement.
    1. Oui, en nous invitant à croire à (et en prouvant) l’existence d’un monde suprasensible, idéal, le Crucifié nous pousse à dépasser la raison. Quant à savoir si la raison est un instrument qui trouve sa fin dans la vie, c’est encore une autre question.
    2. Structurellement, le Christ et Dionysos sont le même. A cette différence (principale, qui en implique quantité d’autres) que le premier est absolu, détaché du sensible.
    3. « Absolu » vient du latin « absolvere », qui veut dire « détacher, délier, dégager » – en l’occurrence de l’ici et maintenant sensible.

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