Phusis et pragmatisme

AerosolLE PRAGMATISME est un courant philosophique né dans la seconde moitié du XIXe siècle en Angleterre. Son but est de répondre, en s’appuyant sur une pensée et un langage scientifiquement organisé, aux questions qui concernent la conduite de la vie. La conception pragmatique de la vérité repose sur le dévoilement et la saisie logiques, cohérents et rationnels des pragmata, mot grec pour faits, choses et autres affaires concrètes de la vie. Dans le pragmatisme, la vérité se constitue comme analyse conceptuelle de faits aboutissant à un accord de tous les membres de la communauté infinie de chercheurs.

Le pragmatisme repose d’une part – consciemment – sur l’empirisme anglais, qui fait de l’expérience (empereia, en grec ancien) le fondement de tout savoir et de toute vérité ; d’autre part – inconsciemment – sur la tradition idéaliste, qui emploie les outils logiques et rationnels pour dévoiler, déterminer, définir ce qui se montre à la lumière en sa vérité stable et constante (complètement dévoilée, aléthique, idéale, finalement abstraite de toute réalité). Aussi, l’homme pragmatique, bien qu’il se prétende terre à terre, réaliste, est sans le savoir, par tradition, un idéaliste.

La conception pragmatique du langage est forcément positiviste, au sens où elle considère tout phénomène comme un positum, un objet positivement donné : les mots ne sont pas des signes qui indiquent quelque chose, qui ouvrent des mondes et appellent à penser (nature significative du langage), mais des instruments servant à désigner et fixer des objets : des concepts utiles, servant à déterminer, définir, puis manipuler les choses en toute précision et objectivité.

Prise qu’elle est dans sa vision rationaliste, cette conception ne se rend pas compte que toute fixation implique une distorsion, une simplification et par suite une réduction de la richesse et complexité des phénomènes. En stabilisant ceux-ci par des déterminations claires et distinctes, elle manque en effet la dimension mouvante, évolutive, interne, cachée, ambiguë, mystérieuse, de tout phénomène.

Or c’est précisément à cette dimension oubliée, négligée et écartée par la conception pragmatique que le mouvement phusique tend l’oreille : du côté du mystère, du caché, de l’ambigu. Ce dernier est valorisé, déplié et déployé partout, en vue de mieux s’y plonger, de mieux l’expérimenter et l’exprimer. S’il s’agit là aussi d’un dévoilement et d’une saisie logiques et cohérentes, à l’aide d’outils langagiers, ces derniers ne sont toutefois pas considérés comme de purs concepts et ne concernent donc pas les simples faits objectifs, positivement donnés ; chaque mot apparaît au contraire comme un signe ouvrant tout un horizon de sens capable de dire les phénomènes en leur progressive venue au jour dans et à partir des profondeurs cachées.

L’enjeu n’est jamais de découvrir, de l’extérieur, la vérité objective sur quelque chose, de distinguer, de définir, et donc de fixer, chosifier les phénomènes – pour s’accorder une fois pour toutes avec ses collègues chercheurs –, mais d’accompagner productivement le déploiement de leur vérité en leur double mouvement complémentaire et réciproque d’éclosion sous-tendu de retrait ; car tout phénomène, toute vérité, tout déploiement, tout double mouvement, comme le dit Héraclite à propos de l’Oracle de Delphes, « ni ne dit ni ne cache, mais fait signe ». Regarder, manipuler et réfléchir ne suffit plus, il convient aussi de se mettre à sentir et à vivre.

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