Tête-à-tête Penthée-Dionysos

Dionysos cheveux longsrealimentation 453-470OBÉISSANTS, LES GARDES VIENNENT DE lâcher les bras de la curieuse proie efféminée qu’ils ont ramenée au palais. Voilà que débute le tête-à-tête entre les deux adversaires : entre, d’un côté, Penthée, le roi de Thèbes, chantre du bon ordre rationnel et moral au sein de la cité ; et de l’autre Dionysos, le dieu à forme humaine, symbole des mystérieuses forces de vie en général. L’humaine volonté de savoir et de maîtrise va-t-elle l’emporter sur le divin mouvement musical de la vie ? Nous connaissons la réponse depuis le début : l’homme sera finalement dilacéré en punition de son arrogance.

Fidèle à sa vision pragmatique du monde, Penthée commence par observer l’étranger ; non sans le regarder avec dédain et faire suivre d’une explication chacun de ses jugements. Il affirme d’abord que le corps de son interlocuteur n’est pas sans beauté ; belle forme, belle apparence qui, si elle n’est pour sûr pas au goût du roi, semble par contre parfaitement adaptée aux critères des femmes ; car c’est bien elles que l’étranger est venu séduire et débaucher.

Penthée relève ensuite la nature lascive de sa longue chevelure bouclée : flottant, tombant librement sur ses joues, ses cheveux éveillent un étonnant désir – pothos, dit le grec, du nom du dieu que le chœur souhaitait retrouver à Chypres quelques vers plus haut. Ça ne fait pas de doute : la coiffure de l’étranger est parfaitement indigne d’un homme respectable, qui doit faire montre de son excellence, de sa puissance, en s’adonnant à la lutte.

Le roi commente enfin la blancheur de sa peau, autre trait scandaleusement féminin. Normalement, seules les femmes ont la peau claire, non tannée, non burinée par le soleil et l’effort. Ce n’est assurément pas par hasard, mais bien exprès, pour être le plus désirable possible, que l’homme s’est évertué de protéger ainsi son épiderme des rayons de l’astre éclatant. En restant dans l’ombre, il a pour sûr trouvé un autre moyen encore de cultiver sa beauté et de mieux se mettre en chasse d’Aphrodite, la déesse – chypriote elle aussi – de l’amour, du désir et des forces irrésistibles de la fertilité et de la productivité.

On le saisit d’emblée : bien que condescendant, le roi est à la fois fasciné, intrigué, attiré par l’étrange beauté de l’étranger… Aussi, en manque de repères, il lui demande, pour en avoir le cœur net, en employant à dessein une expression ambigüe – Penthée n’est pas sans finesse –, de quel genre, de quelle origine il est. Or loin de se laisser glisser dans une catégorie comme Penthée voudrait qu’il le fasse, Dionysos répond volontairement un peu à côté : il affirme qu’il n’a pas la moindre raison de se vanter ; de quoi que ce soit d’ailleurs, d’être un homme ou une femme, d’être ceci ou cela ; et qu’il lui est facile de répondre : « Je suis du mont Tmôlos fleuri », une montagne de Lydie, fameuse pour sa fertilité et la quantité et beauté de ses fleurs, dit-il. Avant d’ajouter, en fin psychologue : « Tu connais sûrement l’endroit par ouï-dire ». Par ouï-dire, seulement, car il sait bien à qui il a affaire : son lieu d’origine, le mont Tmôlos, avec ses ravissantes fleurs, dans la lointaine Lydie, n’est pas vraiment le genre d’endroits qu’affectionne le roi. Qu’y trouverait-il sinon ce qui l’indiffère ou qu’il déteste ? Et l’étranger ne se trompe pas : le roi est intelligent, cultivé, comme tout homme d’importance dans la cité : il connaît comme il se doit sa géographie. Le Tmôlos ? Oui, c’est le mont qui entoure, encercle et protège la citadelle de Sardes, rendant celle-ci, sinon inexpugnable, du moins fort difficile d’accès.

Satisfait de la réponse, qui ne l’a pourtant guère avancé, Penthée demande ensuite à son drôle d’interlocuteur de lui dire d’où lui viennent les scandaleuses célébrations qu’il génère et par lesquels il trouble l’ordre public en Grèce. En bon rationaliste en quête de lumière, le roi s’enquiert à nouveau de leur origine. Malin, il est persuadé que la réponse lui indiquera si son vis-à-vis est un imposteur ; et comment il devra s’y prendre pour le déboulonner. Mais voilà que l’étranger répond sans ambages – assurément un sourire en coin, tant il sait qu’il touche un sujet sensible – que c’est Dionysos lui-même qui l’y a introduit ; Dionysos, le fils de Zeus, ajoute-t-il encore pour enfoncer le clou.

Faignant d’ignorer le problème que pointe l’étranger – problème quant à la prétendue divinité de Dionysos –, Penthée fait l’ingénu et demande, en stratège perfide, malhonnête, s’il existe, là-bas, du côté du Mont Tmôlos, un Zeus, un autre Zeus que celui de la tradition grecque, qui engendre de nouveaux dieux. Loin de l’ambiguïté de ses premières réponses, l’étranger rétorque alors en toute clarté que Penthée fait erreur : sans même entrer en matière sur la possible existence d’un autre Zeus à l’origine d’autres dieux, il explique, posément – assurément pour mieux se rire du roi –, que Zeus a engendré Dionysos ici même, dans la ville du roi, à Thèbes ; et ce, ajoute-t-il, en s’unissant dans des noces, ici même, dans la ville du roi, à… Sémélé, la tante de Penthée.

Forcément, à ce moment, en entendant ces propos, qui vont de bout en bout à l’encontre de sa conviction ; et même plus, qui alimentent les calomnies de ses pires détracteurs, le sang de Penthée ne fait qu’un tour. Mais il en faut davantage pour le désarçonner, lui, l’homme raisonnable. Plus que de le déstabiliser, les propos de l’étranger font s’estomper sa fascination et redoubler la condescendance à son égard. Scandalisé et en même temps stimulé par ce qu’il considère n’être que des inepties, le voilà qui, moqueur, demande à son interlocuteur si c’est de nuit ou de jour qu’il a vu le dieu. Penthée ne voit que deux possibilités : soit le dieu l’a introduit à ses célébrations alors qu’il était plongé dans l’obscurité, le règne des ombres, des apparences trompeuses, du rêve, où tout est indistinct, irréel, illusoire ; soit c’est les yeux grands ouverts, en toute lucidité, dans la réalité effective et à la lumière du jour, que la divinité s’est montrée et imposée à lui.

Et Dionysos de répondre, par-delà la vision dichotomique et toute théorique de Penthée, horôn horonta : « Le voyant me voyant ». Formule aussi concise qu’énigmatique, qu’il est toutefois possible de percer sans peine. Loin de la relation d’extériorité et d’objectivation qui caractérise la vision de Penthée – qui deviendra la vision occidentale traditionnelle –, l’étranger présente l’épiphanie du dieu comme se jouant dans la réciprocité. Réciprocité du regard : en même temps que l’étranger voit le dieu, le dieu voit l’étranger. Jeu de miroir, avec pour conséquence la réversibilité entre le fidèle voyant et le dieu visible – ou entre le fidèle visible et le dieu voyant : chacun est à la fois et en même temps celui qui voit et se fait voir. Au point que l’homme, quand il est possédé par le dieu, devient Dionysos lui-même : le dieu des forces de vie et de mort qui nous travaillent tous de fond en comble. Rien d’étonnant à cela pour les spectateurs qui savent comme nous que l’étranger en question n’est autre que… Dionysos lui-même.

« Et il me donne aussi les orgia, les mystérieux actes rituels qui constituent les cérémonies dionysiaques », ajoute encore l’étranger, au présent, pour signifier au passage non seulement qu’il est toujours possédé par le dieu, mais qu’il est somme toute lui-même, lui, l’homme, au fond, le dieu lui-même.

*

Texte original (Bacchantes, vers 453-470)

Texte 453-470

PENTHÉE

Eh bien, étranger, ton corps n’est pas sans belle forme,
Du moins pour les femmes, raison pour laquelle tu es présent à Thèbes ;
En effet, tes boucles longues – inadaptées pour la lutte –
Tombent pleines de désir le long de tes joues ;
Et c’est pour sûr à dessein que tu gardes ta peau blanche,
Non pas sous les rayons du soleil, mais à l’ombre ;
Pour, par ta beauté même, te mettre en chasse d’Aphrodite.
Mais dis-moi donc tout d’abord de quel genre tu es.

DIONYSOS

Il n’y a aucune vantardise à avoir, c’est facile à dire.
Le mont Tmôlos fleuri, tu le connais sûrement par ouï-dire.

PENTHÉE

Oui, je le connais, c’est celui qui encercle la citadelle de Sardes.

DIONYSOS

Je suis de là : la Lydie est ma patrie.

PENTHÉE

Mais d’où amènes-tu ces célébrations en Grèce ?

DIONYSOS

Dionysos lui-même m’y a introduit, le fils de Zeus.

PENTHÉE

Il y a là-bas un Zeus qui engendre de nouveaux dieux ?

DIONYSOS

Non, il s’est uni ici-même dans des noces à Sémélé.

PENTHÉE

Est-ce la nuit ou sous tes yeux qu’il s’est imposé à toi ?

DIONYSOS

Le voyant me voyant. Et il me donne aussi les orgia, les mystères.

*

ΠΕΝΘΕΥΣ

ἀτὰρ τὸ μὲν σῶμ’ οὐκ ἄμορφος εἶ, ξένε,
ὡς ἐς γυναῖκας, ἐφ’ ὅπερ ἐς Θήβας πάρει·
πλόκαμός τε γάρ σου ταναὸς οὐ πάλης ὕπο,
γένυν παρ’ αὐτὴν κεχυμένος, πόθου πλέως·
λευκὴν δὲ χροιὰν ἐκ παρασκευῆς ἔχεις,
οὐχ ἡλίου βολαῖσιν ἀλλ’ ὑπὸ σκιᾶς
τὴν Ἀφροδίτην καλλονῆι θηρώμενος.
(460) πρῶτον μὲν οὖν μοι λέξον ὅστις εἶ γένος.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

οὐκ ὄκνος οὐδείς, ῥάιδιον δ’ εἰπεῖν τόδε.
τὸν ἀνθεμώδη Τμῶλον οἶσθά που κλύων.

ΠΕΝΘΕΥΣ

οἶδ’, ὃς τὸ Σάρδεων ἄστυ περιβάλλει κύκλωι.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

ἐντεῦθέν εἰμι, Λυδία δέ μοι πατρίς.

ΠΕΝΘΕΥΣ

πόθεν δὲ τελετὰς τάσδ’ ἄγεις ἐς Ἑλλάδα;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

Διόνυσος αὐτός μ’ εἰσέβησ’, ὁ τοῦ Διός.

ΠΕΝΘΕΥΣ

Ζεὺς δ’ ἔστ’ ἐκεῖ τις ὃς νέους τίκτει θεούς;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

οὔκ, ἀλλ’ ὁ Σεμέλην ἐνθάδε ζεύξας γάμοις.

ΠΕΝΘΕΥΣ

πότερα δὲ νύκτωρ σ’ ἢ κατ’ ὄμμ’ ἠνάγκασεν;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

ὁρῶν ὁρῶντα, καὶ δίδωσιν ὄργια.

*

Les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.

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