Le mouvement phusique

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Le mouvement phusique propose de poursuivre, voire accomplir le chemin de correction réalisé par la biodynamie vis-à-vis de la biologie – et de la science traditionnelle en général.

La biologie rationalise et transforme le vivant compris comme objet à disposition du sujet. Le mouvement phusique valorise, à l’instar de la biodynamie, les possibilités non visibles, mystérieuses du vivant. En corrigeant le tir logique et valorisant l’expérience dynamique du vivant, la biodynamie demeure toutefois redevable des structures de pensée duelles inhérentes à notre vision du monde. En cultivant les possibilités (dunamis) du vivant (bios), la biodynamie valorise certes l’opposé de l’energeia sinon triomphante, mais renoue en même temps avec l’entente courante de la vie et du vivant en termes de moyen de vivre, monde où l’on vit, vivant en général. Or cette entente s’inscrit inconsciemment dans l’optique objectiviste propre à notre conception du monde.

A l’écoute du mot « phusis »

Le mouvement phusique renoue avec une expérience et expression de la vie qui précède et dépasse celle fondée par les philosophes. Elle repose sur les poètes archaïques et les penseurs appelés « physiologistes », au sens où ils mettent en mots (logos dans sa signification pré-philosophique) la phusis. Phusis, un autre mot employé par les Grecs pour dire la vie. Non pas la vie de ce vivant-ci ou de ce vivant-là, présent en acte (bios), mais du vivant en général. Le mot phusis a été traduit en latin par natura, participe passé du verbe nasci, qui signifie naître. Mot dont provient notre concept de nature. Etymologiquement, la nature signifie donc les choses qui sont nées. Les choses qui sont sorties pour un temps du néant dans lequel elles vont retourner. Signification qui découle de notre conception logique, dualiste et linéaire des choses. D’abord il y a le néant. Ensuite, après la naissance, l’être. Et finalement de nouveau le néant.

Apparenté au verbe phuein, qui veut dire venir au jour, croître, éclore à partir des profondeurs cachées, la phusis exprime l’éclosion de toute chose dans et à partir du retrait. La phusis (éclosion) aime à se cacher (retrait), dit Héraclite (22 B 123 DK). Il rappelle ainsi le lien inextricable entre la venue au jour, l’apparaître et la disparition, la mort, entre l’être et le néant. Dans un autre fragment (22 B 112 DK), il souligne encore le caractère poïétique de la phusis, présentée comme modèle de tout dire et de toute production vrais. Il s’agit selon lui, dans tout ce qu’on fait, de se mettre à l’écoute des forces phusiques qui nous traversent et nous habitent. De les accompagner.

Nouvelle expérience du monde

Il n’y a pas de contraires, pas de sujets ni d’objets, mais uniquement des différents degrés dans les faces à l’œuvre dans le même. Apparaître à la lumière et retrait dans l’obscurité, production et destruction, visible et invisible, vie et mort se jouent toujours en même temps. Rien ne s’oppose, ne s’exclut. Tout se déroule toujours en même temps, uniment, luttant à la fois l’un avec, dans et par l’autre.

Les racines d’un pied de vigne, le cep, les branches, les feuilles, les fleurs et les raisins. Ils ne sont que des faces rendant mutuellement possibles le même plant de vigne. Idem pour la terre, le ciel et tout ce qu’ils comportent. Y compris les maladies – et finalement la mort. Ils ne sont que des parties visibles et invisibles qui rendent la même vie possible. Tant celle de cette vigne-ci que finalement de toute vie en général. Idem pour le vigneron, qui accompagne le mouvement de production de son lopin de terre, de sa vigne jusqu’au vin dans la bouteille.

L’apparaître se joue dans le retrait. La lumière naît dans et de l’obscurité. La production dans et de la destruction. La vie dans et de la mort. Et vice-versa. L’exemple de notre corps est le plus frappant. Loin de n’être que vie, il est fait d’innombrables cellules qui, chacune, sont prises dans le jeu de la vie et de la mort. Qui, chacune, luttent les unes contre les autres pour la vie, contre la mort. Les plus fortes aux dépens des plus faibles. Chacune se produisant des possibilités d’existence dans le but de se maintenir et de finalement garder le tout en vie.

Nous sommes travaillés par une quantité inimaginable de naissances et de morts. Les unes se nourrissent des autres. Et il n’en va pas autrement pour tout ce que notre tradition a pris l’habitude d’opposer. L’amour et la haine, la grandeur et la petitesse, le plaisir et la souffrance, la paix et la guerre, la santé et la maladie, la fierté et la honte, la beauté et la laideur, le oui et le non, etc. Tous les couples logiques vont de pair. Tous sont travaillés l’un par et dans l’autre. Nos oppositions ne s’avèrent que des catégories abstraites, des concepts rationnels, des expériences artificielles plaquées sur la vie en son ambiguïté, duplicité et complexité phusiques. Ce que nous avons pris l’habitude d’opposer, ou simplement de considérer séparément, ne va jamais l’un sans l’autre. Il naît toujours l’un de, dans et par l’autre. Il y a une influence larvée de toute chose sur toute chose.

Ce qui distingue la pensée phusique

Notre pensée traditionnelle est linéaire et distinctive. La pensée phusique est cyclique et englobante. Si nous ne voulons que lumière, vie, amour, grandeur, joie, paix, santé, fierté, beauté, c’est par réflexe ancestral. Au lieu d’affirmer et de nous plonger dans la vie ici et maintenant en sa pulsivité et ambiguïté phusiques, on est toujours en train de prendre de la distance. De poser, de l’extérieur, la question du « qu’est-ce que » et de chercher à lui donner des réponses définitives.

On est à vrai dire tributaire d’une autre vie, propre à notre seul esprit, en même temps curieux et craintif : la vie métaphysique, imaginée pour la première fois par Platon. Une vie pleinement intelligible, stable et constante, forte de toutes les qualités possibles, en un mot idéale. C’est elle qui nous guide, qui façonne nos existences. C’est elle qu’on enfonce dans la tête de nos enfants dès leur plus jeune âge. Et c’est encore elle qui les guide à leur tour et finit par triompher partout.

Le mot métaphysique lui-même l’indique : il s’agit d’une sorte de sublimation (meta) de ce qui nous attire lorsque nous sommes démunis, lorsque nous avons peur, lorsque nous souffrons du va-et-vient des phénomènes : la clarté, la stabilité. Il s’agit d’une vie déracinée, arrachée de son terreau. Une vie qui fait abstraction de la souffrance, de la guerre, de la maladie, de la gêne, de la laideur et finalement de la mort. Un substitut de vie, une image, un rêve impossible à réaliser.

Vie, image et rêve idéal qui, plus on y tend (à grand renfort de science et de technique), moins on y parvient. Car la vie ici et maintenant ne se laisse pas aplatir, aseptiser . Elle finit toujours par se révolter et rétablir l’équilibre, l’union des (prétendus) contraires. Sans coup férir, avec la plus grande des violences s’il le faut. Tantôt en toute clarté, ouvertement (catastrophes naturelles, accidents). Tantôt dans l’obscurité, de manière cachée (virus, maladies, attentats). Tantôt-tantôt. Même si là aussi les deux vont à vrai dire toujours de pair. Mine de rien. Et plus on s’évertue à se débarrasser de la complexité, du caractère obscur, énigmatique, mystérieux et innocent du jeu de la vie – même si on peut croire gagner un moment (en calme, en repos, en beauté, en bonté, etc.) –, plus on a de chances de soudain tout perdre, sans jamais rien comprendre.

Quelles qu’elles soient, nos victoires ne sont que de courte durée. La phusis a tôt fait de nous mettre en échec – et mat. Non pas parce qu’elle aurait quelque chose contre nous – non, elle est fondamentalement indifférente – mais parce que la seule chose qui lui tient à cœur est de sauvegarder l’équilibre de ses forces. Les degrés des deux faces à l’œuvre dans le même. Partout. A toute échelle.

Pulsivité phusique et raison stabilisatrice

Selon l’expérience phusique du monde, tout va donc de pair, s’influence réciproquement. Dans toute situation, il s’agit d’un mélange de sentiments, de sensations, d’évolutions, de déperditions, tributaires du moment présent. Mais aussi de tous les moments passés et à venir, des circonstances, de l’entourage, de la présence et de l’absence de mille et une choses. La vie comme union des contraires. La vie en sa fluidité, en sa mobilité, en son va-et-vient, en son caractère clair-obscur. Et ce jusqu’à ce que la situation devienne insupportable. Et voilà qu’intervient la raison. Avec sa logique, sa clarté, sa force stabilisatrice. Elle nettoie le trouble dans des catégories prévues à cet effet. Elle nous pousse à choisir, dans le panel de pensées préexistantes, la solution idéale de sauvegarde. Bien sûr en fonction du côté qui prédomine alors, ne serait-ce que d’un poil.

Les choses se déroulent comme ça pour tout et partout. Au moins quand on est jeune. On commence par faire ses expériences, en toute insouciance. Puis, à un moment donné, généralement quand on n’en peut plus, on prend une décision. « Et si je sortais avec cette femme ? » « Ou avec cet homme ? » « Et si j’abandonnais ma carrière académique ? » « Et si je devenais vigneron ? » « Et si je partais vivre loin d’ici ? »

La raison vient calmer, fixer le tourbillon de sensations. Elle nous pousse à arrêter le manège, à choisir. Ceci – et pas cela. Elle – et pas lui. Ce travail – et pas tel autre. D’abord mou, malléable, le choix a tôt fait de se durcir. Et toutes les autres possibilités de s’estomper, de tomber dans l’oubli, d’être écartées. En toute inconscience. Question de survie. Puis, généralement, avec l’âge, et l’habitude, on perd en ouverture. Les possibilités diminuent, les ambiguïtés se font plus rares. On avance sur des rails, regardant l’insupportable comme un paysage qui défile.

Libération des forces phusiques

La phusis enseigne que bien qu’estompées, oubliées, écartées, jamais les innombrables possibilités, à chaque instant inhérentes à chaque phénomène, ne sont éliminées. Elles continuent à travailler. Mais désormais dans l’ombre, dans les soubassements. Elles continuent à demeurer présentes. Mais sur le mode de l’absence, de manière cachée, dans les profondeurs. Jusqu’à ce que, un jour, elles refassent soudain surface, se remettent à presser, se faire sentir. Au risque de faire perdre l’équilibre, de tout faire capoter. Les émotions, les sensations n’ont pas d’âme – et n’aiment pas être prisonnières. Et plus elles le sont, plus leur révolte sera forte.

Il en est ainsi pour tout ce qui se joue dans nos vies. Que ce soit dans nos têtes ou dans nos corps. Chez nous les hommes ou chez les animaux ou les plantes. A cette différence près que ce n’est que chez nous, « animaux doués de raison », comme on le dit depuis Platon, qu’il y a des décisions raisonnables. Décisions raisonnables prises par la force de la logique rationnelle, tout bien pensé, tout bien calculé. Décisions raisonnables prises en fonction d’un idéal préétabli : le bien, le beau, le vrai, l’absence de souffrance, le calme, le bonheur, etc.

Partout ailleurs, ce sont d’autres forces que celles de la raison qui guident la vie. Les forces phusiques, justement. Elles précèdent l’intelligence rationnelle et les catégories de la raison qui lui sont liées. Les forces dionysiaques, claires-obscures, tragi-comiques, vont toujours dans le sens de l’harmonie, santé ou (sur)vie du tout. De l’harmonie, santé ou (sur)vie en général. Ce sont elles que cherche à libérer le mouvement phusique. En vue de la maîtrise et du dépassement de soi.

Nouveau rapport au monde

Le mouvement phusique cherche à favoriser les possibilités cachées du vivant compris comme ensemble. Il le pense comme union des contraires. Il l’expérimente et le cultive à partir de ce qu’il semble a priori ne pas être. Mais qu’il est pourtant au fond : le mort, toujours bel et bien présent, mais de manière invisible, latente, sur le monde de l’absence.

Quel que soit le domaine, quel que soit le phénomène, le phusicien inverse l’angle de vue, prend les choses par leur revers. Non pas à partir de la pensée (logique), mais à partir de l’expérience de vie (phusique). Il ne se contente pas de regarder les choses par en-dessous, par derrière, par leurs côtés obscurs, cachés. Il ne reste pas en face d’elles, frontal (comme le fait le sujet traditionnel en considérant toute chose comme un objet). Il multiplie toujours de nouveau les points de vue, les perspectives. Et ce non seulement en restant à l’extérieur, mais en se plongeant à l’intérieur des phénomènes en question.

Libéré du pouvoir omnipotent de la raison calculante, l’homme phusique laisse résonner en lui et autour de lui les mystérieuses forces à l’œuvre. Il accompagne les processus en train de se faire et défaire. Il prolonge les différents degrés des multiples faces du même qui constituent le noyau de toute chose. Le pied de vigne autant que le vigneron et le philosophe. Non pas dans le but d’atteindre un résultat parfait, idéal. Mais dans celui d’atteindre le résultat le plus honnête et authentique, le plus « fidèle à la terre » et aux multiples puissances qui régissent le monde.

Loin de considérer sa vigne comme un objet traitable et manipulable à sa guise, le vigneron phusique, dionysiaque, cherche à se confondre avec celle-ci pour l’accompagner dans son évolution. Sensible à son environnement, il est à l’écoute de l’ensemble des influences (climatiques, solaires, lunaires, astrales, etc.). Disciple de la phusis, il se laisse guider par les forces – surpuissantes, mystérieuses, dionysiaques – qui régissent le monde entier et le poussent lui-même à produire du vin.

Idem pour le philosophe : son premier réflexe est d’abandonner son ego et ses ambitions personnelles pour laisser résonner, en lui et autour de lui, les puissances qui l’habitent et l’entourent. Que ce soit par ses pensées, ses textes ou ses actes.

L’homme devient musicien. Il se met à jouer le jeu de la vie. Et non plus à se jouer de la vie. Il devient musicien, au sens où il se met à l’écoute de la musique du monde. A l’écoute de la phusis qui le traverse de fond en comble. Il laisse résonner en lui et en dehors de lui les forces phusiques que les anciens Grecs appelaient (et que certains poètes appellent encore) les Muses. La musique de la vie. La vie en sa musicalité. Il se met au service de la phusis qu’il est au fond lui-même et cherche tout azimut à prolonger son mouvement. En lui et en dehors de lui. En théorie, mais aussi en pratique…

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