C’est un fait incontestable : notre monde est dominé par les êtres intelligents.
Parmi eux, il y a des grands hommes, bien sûr, grandement avisés et hautement sensibles : des êtres sages, créateurs, justes, équilibrés, fermes, tendres, tout simplement délicieux. Des exemples, des maîtres, qui ont toujours raison, qui font toujours ce qu’il faut comme il faut. Mais la plupart des dominateurs n’est pas comme ça. Chez la plupart, l’intelligence est séparée de la sensibilité : abstraite des sens, leur raison est une drôle de mécanique binaire, d’ordre logico-rationnel.
Si ces hommes réussissent dans leurs entreprises, s’ils sont comme des poissons dans l’eau, dans les structures de notre monde, c’est qu’ils ne s’embarrassent guère de leurs sens, parce que « les problèmes sont là pour être réglés », parce que, à bien y regarder, « il n’y a pas de problèmes, mais que des solutions ». Parce que leurs doutes, leurs craintes ne font pas long feu. Parce que, à force, ils sont en phase avec les lois, les règles, les exigences du système.
Et ils triomphent d’autant plus facilement que, dès le début, ils se concentrent sur leur intelligence ; dès leur plus jeune âge, ils se donnent pour améliorer leur raison ; et par là leur volonté d’avoir raison ; quitte à simplifier les choses, quitte à négliger leur sensibilité, quitte à écraser autrui.
Au final, aussi brillants, importants et reconnus qu’ils soient, ce sont de petits hommes, intelligents par défaut de sensibilité : des opportunistes, des brutes injustes, déséquilibrées, automatisées, dangereuses pour la bonne évolution de la vie. Les meilleurs d’entre eux participent à la fabrication technique de notre monde ; les moins bons à son évolution. Alors que les pas intelligents du tout sont destinés à exécuter les ordres.
Sans le savoir, tous alimentent la même immense roue aveugle, qui certes aspire à l’idéal, au progrès, à la liberté, à la facilité, au confort de tout un chacun mais qui, au fond, écrase l’humanité en ses ressources sensibles.
Moi, je me demande: est-ce qu’un peu, beaucoup, Ă©normĂ©ment de philo et de mĂ©ditation ne ferait pas du bien Ă tout le monde?
On dit que la philosophie ne fait pas le bonheur… Je ne suis pas d’accord: elle permet de donner des valeurs, une morale, une Ă©thique; une tenue ferme – et tendre. Alors, go Ă la philo! Pour qu’elle ne soit pas Ă©tiquetĂ©e comme une discipline abstraite et rĂ©servĂ©e Ă un groupuscule Ă©litaire, mais partagĂ©e par chacun, et qu’elle ouvre sur de nouvelles perspectives, plus joyeuses et constructives. La dimension mĂ©ditative de la philosophie et philosophique de la mĂ©ditation, Ă mon avis, c’est ça qu’il faudrait promouvoir tous azimuts.
Quel formidable billet !
Romanysos, c’est exactement ça : il nous faut de la philo et de la mĂ©ditation ! De toute façon l’une ne va pas sans l’autre. Nous avons fait de la philo une matière pĂ©dante, scolaire, Ă©litiste, acadĂ©mique, ultra-apollinienne, poussiĂ©reuse, une matière de l’esprit pur dans laquelle le corps n’intervient pas. Or la philo est une matière vivante, une praxis de la vie quotidienne.
La philo a Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©e par les esprits « intelligents par dĂ©faut de sensibilité » dont parle Michysos, justement. Et c’est toujours sous le prisme de cet ultra-apollinisme qu’elle est enseignĂ©e.
Cela rejoint je pense les rĂ©flexions que nous avions eues sur le sport Ă l’Ă©cole voici quelques semaines.
Et tout cela réuni me fait penser à cet aphorisme de notre ami Friedrich, dans « Le Crépuscule des idoles » :
« On ne peut penser et Ă©crire qu’assis (Gustave Flaubert). Je te tiens, nihiliste ! ĂŠtre cul-de-plomb, voilĂ , par excellence, le pĂ©chĂ© contre l’esprit ! Seules les pensĂ©es que l’on a en marchant valent quelque chose. »
Les pensĂ©es que l’on a en mĂ©ditant aussi ! Mais la marche est justement une forme puissante de mĂ©ditation.
Oui, la marche est une force puissante mĂ©diatique, mĂŞme, je dirais. Je viens de regarder le terme « mĂ©diologie » sur Internet, c’est intĂ©ressant et rejoins ce que vous dites, AurĂ©lia. A bon entendeur!
Je nuancerais en outre mon « go Ă la philo! » prĂ©cĂ©dent. Je dirais: oui Ă la philosophie dans sa forme la plus rigoureuse de pensĂ©e et de praxis (pour reprendre l’un de vos termes). Le problème est celui de l’Ă©litisme: comment produire une philosophie qui ne soit pas exclusive pour une immense majoritĂ© de gens? Est-ce possible? Voire souhaitable? La philosophie doit-elle s’ouvrir au plus grand nombre?
La mĂ©ditation me semble par-lĂ plus accessible (notamment la mĂ©ditation bouddhiste, une intĂ©ressante porte d’entrĂ©e Ă la philosophie, puis la psychologie et plus largement la spiritualitĂ©).
La vie au sens large ne se dĂ©ploie de toute manière dans toute sa grandeur et complexitĂ© que dans le mouvement actif, qui n’est pas celui de l’assis, mais du debout, de la hauteur, de la stature (morale et physique – phusique)!
Je dĂ©couvre grâce Ă vous la thĂ©orie de la mĂ©diologie et c’est effectivement très intĂ©ressant ! RĂ©gis Debray est un homme qui est passĂ© Ă la postĂ©ritĂ©, aussi c’est Ă©trange qu’on n’entende pas plus souvent parler de sa thĂ©orie.
Le problème de l’Ă©litisme ou de l’ouverture au plus grand nombre d’une forme rigoureuse de la philosophie, rĂ©unissant enfin l’esprit et le corps, la theoria et la praxis, est justement je pense un Ă©ternel problème. On voit aujourd’hui que nos sociĂ©tĂ©s gavĂ©es de technicisme dĂ©shumanisant reviennent naturellement Ă certaines anciennes traditions philosophiques et mĂ©ditatives dans le but de trouver le bien-ĂŞtre et la maĂ®trise de soi dans un monde en perte de sens et de repères. Le souci, c’est que ces retours aux fondamentaux semblent souvent rĂ©cupĂ©rĂ©s et dĂ©substantialisĂ©s par la marchandisation qui phagocyte tout sur son passage. Dans son ouvrage « Le CrĂ©puscule du devoir » (1992), le philosophe Gilles Lipovetsky qualifie ce phĂ©nomène de « religions en kit » (quel terme gĂ©nial !), quand son confrère Carlo Strenger parle de « spiritualitĂ©s pop syncrĂ©tiques » (« La Peur de l’insignifiance nous rend fous » (2011)). C. Strenger insiste d’ailleurs beaucoup lĂ -dessus. D’une manière gĂ©nĂ©rale, je vous recommande chaudement ces deux ouvrages.
Tout cela nous montre qu’il n’est pas facile de diffuser un savoir dit « élitiste » Ă grande Ă©chelle, dans l’espoir justement qu’il touchera le plus grand nombre sans perdre pour autant de sa rigueur et de son exigence disciplinaire. Il faut alors se battre pour empĂŞcher que les sirènes du consumĂ©risme ne rĂ©cupèrent ce savoir et le vident de sa substance pour le rendre plus attractif et plus facile d’accès, Ă seule fin de le vendre massivement au tout-venant, tout comme il faut faire preuve d’un grand talent de pĂ©dagogue, mais aussi de fermetĂ©, de courage et de conviction, pour faire comprendre Ă ce tout-venant qu’une pratique philosophique ou spirituelle authentique, aussi dure soit-elle, ne doit pas, pour ces raisons, ĂŞtre mise au ban parce que « prise de tĂŞte » ou frustrante, ou devenir une pensĂ©e prĂ©-mâchĂ©e parce que plus facile Ă avaler et Ă digĂ©rer.
Je n’ai rien Ă ajouter Ă votre dernier paragraphe 🙂 .
Superbe commentaire, Aurélia! Merci pour les références!
Je vous en prie Romanysos 🙂 .