TOUS LES JOURS, NOUS SOMMES PRIS PAR D’INNOMBRABLES AFFAIRES. Nous passons le plus clair de notre temps à nous hâter. Nos journées sont régies par mille et une choses que nous avons à faire, à régler, à voir, à commenter, à acquérir, à essayer, à goûter, etc. Nous n’avons pas une minute pour nous. Pas un instant de calme. De cette tranquillité qui permet de se plonger en soi-même, de s’expérimenter en tant que phénomènes naturels, de se mettre à l’écoute des forces qui nous traversent, de respirer et exprimer le monde à pleins poumons. Que ce soit directement, en nous ouvrant et nous donnant à la nature ; ou alors indirectement, par l’intermédiaire des artistes, des poètes et autres défricheurs de sentiers. Fuite en avant. Fuite du monde. Perte de soi-même. Irresponsabilité divertissante.
Les artistes, les poètes ? On ne sait pas trop ce qu’ils font. L’art, la poésie ? On ne sait pas trop ce qu’ils sont. Evidemment, tout le monde peut en dire quelque chose, en donner une définition, mais elle ne mène jamais bien loin. D’ailleurs qu’importe : la grande majorité s’en fout. A part bien sûr des grands artistes, les vrais, ceux qui sont connus, ceux dont on parle ; ceux-là, bien sûr, on les admire, on les connaît ; on s’intéresse, ne serait-ce qu’un peu, à leur travail, leur grandeur, leur… génie. Mais il n’en demeure pas moins que l’art et les artistes, et de surcroît la poésie et les poètes, sont de drôles de phénomènes, difficiles à saisir, pénibles à comprendre.
Pourquoi ? Comment ? D’abord parce que nos définitions sont tellement extérieures, tellement froides qu’elles n’en disent pas grand-chose. « Art du langage, visant à exprimer ou suggérer quelque chose par le rythme (surtout le vers), l’harmonie et l’image (opposé à prose) », relève sèchement Robert à propos de la poésie. En se mettant à l’écoute du mot, on en apprend déjà bien davantage.
Le mot « poésie » provient du grec ancien poïèsis. Terme qui signifie non seulement ce que nous entendons aujourd’hui par « poésie », mais aussi, plus largement, toute activité que les érudits appellent « poïétique ». La poïèsis, Platon – le premier philosophe proprement dit de notre tradition – la détermine comme action de produire, de conduire quelque chose à la présence, de le faire sortir de l’absence. En ce sens, la poésie comprend tant la production des objets artisanaux, utilitaires : lits, routes, maisons, etc. ; que celle des œuvres d’art : tableaux, sculptures et autres.
Mais, à la différence des artisans, le poète proprement dit ne produit rien de tangible, de cernable. Ce dont il s’occupe, ce qu’il fait venir à la présence, n’a pas la moindre existence effective : il n’est rien de palpable, d’utilisable. On a beau se mettre à la recherche de la fleur mentionnée dans un poème, on ne la retrouvera dans aucun jardin ; jamais on ne pourra la cueillir ; jamais la donner à sa bonne-amie. Elle n’a sa présence que dans le monde du poème. Monde mystérieux, énigmatique, de l’ordre d’un langage aussi rare que difficile. Non pas le langage dans son emploi quotidien, pragmatique, informatif et superficiel – langage qui se réfère aux choses en vue de les déterminer et les manipuler : « Passe-moi le sel ! », « file-moi les clés de la voiture ! » Mais le langage en une nature et densité toutes autres, claire-obscures, insondables, toujours en train de nous interroger, nous interloquer et… nous échapper : le langage en sa nature significative. Comme le fameux dieu prophétique de Delphes, en Grèce, qui, à en croire ce que nous raconte Héraclite, obscur auteur du Ve siècle avant notre ère, « ni ne dit, ni ne cache, mais fait signe ». Oui, le langage poétique a pour caractéristique de ne pas fixer, de ne pas délimiter, classer, catégoriser les phénomènes ou pensées dont il s’occupe, mais d’indiquer des directions, de souffler des options, d’ouvrir des mondes, de stimuler l’esprit et l’imagination vers de nouvelles possibilités d’existence.
Ce que la poésie fait venir à la présence n’est jamais d’une pièce, de marbre blanc. Rien n’y est net, bien délimité – comme l’est par exemple la feuille de papier ou l’écran que j’ai sous les yeux, avec toutes ses lettres, bien disposées les unes à côté des autres, créant un tout cohérent, compréhensible, éclairant. Les phénomènes poétiques sont toujours auréolés d’absence : ils possèdent de multiples facettes, plus ou moins claires, plus ou moins ambiguës, plus ou moins hermétiques. Le dire poétique est à l’image de la nature elle-même, à la fois dévoilant et retirant : il montre des choses, les met au jour et, dans un même mouvement, les cache, les fait disparaître dans la pénombre et l’oubli. La poésie est par suite hors des catégories de vérité, d’erreur et de mensonge qui règnent sinon en matière de langage – et dans notre monde en général. On a beau dire, on a beau faire, la lumière issue de la parole poétique n’est jamais pure clarté, scientifique, objective, factuelle, mais toujours scintillement caché. D’où la difficulté de s’en occuper.
Et pourtant, à bien y regarder, ce scintillement caché n’est pas sans vérité. Bien au contraire : mais il est d’une vérité qui n’a rien à voir avec celle qui domine notre vie quotidienne, nos connaissances et nos actions, la vérité que les philosophes déterminent comme mise en lumière, dévoilement de l’être de ce qui est en son objectivité, comme adéquation entre la chose nommée et l’esprit qui la nomme, ou encore comme vérité des propositions, avant tout régie par les principes d’objectivité et de non contradiction. La vérité de la poésie est bien différente : elle laisse toujours apparaître les choses dans une lumière tamisée, ambiguë, pleine de brillance, de vie… et de jeux d’ombres et de mort tout autant.
Mais comment celui qui, plein de bonne volonté, sentant qu’il a là quelque chose à gagner, doit-il se comporter face à une œuvre poétique ? S’agit-il de faire comme on l’apprend à l’école, comme on le fait à l’université : décoder, sur le modèle des sciences, les informations contenues dans les œuvres ? Faut-il chercher à en découvrir la vérité ? En ne procédant que de la sorte, on aura tôt fait de plaquer sur l’œuvre en question nos catégories, nos pensées et autres visions du monde ; pour n’y reconnaître finalement que ce que nous y mettons nous-mêmes. Conséquence : nous desséchons l’œuvre, la privons de ses racines, de sa vie et richesse propres. Lire, écouter, expérimenter un texte poétique consiste en bien plus qu’une manipulation et interprétation théorique, conceptuelle : ce qu’il convient de faire, à en croire les premiers Grecs et tous les grands poètes de ce monde, c’est s’y adonner, mettre toutes les chances de son côté pour se fondre dans l’univers exprimé, fusionner avec les forces recelées, pour leur permettre d’émerger, de vivre et par suite nous interpeler au plus profond de nous-mêmes.
Selon les anciens Grecs, ces forces sont celles du monde lui-même. Du monde en son va-et-vient, en son équilibre et musicalité propres. Selon eux, ce sont les puissances du monde lui-même qui inspirent, portent et transportent les poètes… et les auditeurs ou lecteurs. Forces et puissances musicales, mystérieuses, divines, symbolisées par les figures des Muses. Muses qui s’emparent de l’esprit des poètes et qui, par l’intermédiaire de leur bouche, leurs mains et leur corps tout entier, viennent exprimer le monde qui nous traverse, nous porte, mais auquel nous n’avons le plus souvent pas le temps de prêter attention. Forces et puissances étranges, parfois inquiétantes, finalement indépendantes de la bonne volonté individuelle des hommes eux-mêmes.
Au IVe siècle avant Jésus-Christ, à l’aube de notre tradition, le même Platon déjà apparu plus haut, le premier homme à réfléchir sur ces questions, écrit : « Lorsque le poète est installé sur le trépied de la Muse, il n’est plus maître de son esprit, mais, à la façon d’une source, laisse volontiers couler ce qui afflue ». Les poètes apparaissent possédés par ces étranges forces musicales : ce sont elles, les Muses – filles de Zeus, le dieu des dieux grecs, le dieu le plus puissant, et de Mnémosyne, déesse de la mémoire – qui font, telle une source, jaillir les paroles poétiques. Si elles sont en mesure de le faire, c’est qu’elles sont les détentrices, par leur père, d’une certaine puissance et, par leur mère, de la mémoire. Puissance qui s’exprime notamment par la force créatrice, l’art de composer et d’exprimer ce qui convient. Mémoire tridimensionnelle de ce qui est, sera et était, raconte le vieux poète Hésiode dans son fameux chant intitulé la Théogonie, la naissance des dieux. Puissance et mémoire divines, infinies, leur permettant d’intervenir dans l’oublieux monde humain, qui a la fâcheuse tendance à pécher par hubris, disent les anciens, par démesure. Focalisés et téléguidés que nous sommes sur nos petites personnes et nos drôles d’aspirations quotidiennes, nous n’avons de cesse de nous détourner de la réalité de la vie en toutes ses formidables dimensions. Par hubris, l’homme se trompe bien souvent sur la place qui lui revient, les rôles à jouer et à refuser, les actions à accomplir et à éviter au sein du tout harmonieux du monde. Et le voilà qui vient dérégler l’équilibre du tout.
Ayant en vue l’ordre du monde en sa nature et vérité divines, les Muses accordent aux poètes une sagesse sinon absente. Sagesse qui leur permet de guider leurs semblables dans la vie. Sensibles aux forces musicales qui les traversent et dépassent, inspirés par les divines Muses, ils jouent le rôle d’éducateurs, de guides : par leurs œuvres, ils indiquent aux hommes la place, volontiers spoliée, qui leur revient. Cela aussi, le grand philosophe Platon le relève déjà : « L’harmonie a été donnée par les Muses, à titre d’alliée, à celui qui se sert des Muses avec raison en vue du rétablissement du bon ordre du monde et de l’accord de l’âme avec elle-même. » Jusqu’à Platon, les poètes endossent le rôle d’éducateurs et de médecins quasi divins de l’âme humaine.
Mais, conscient de la force que peut avoir la poésie, conscient de l’influence qu’elle peut jouer sur les hommes, le même Platon finit par expulser violemment les poètes, et par suite les beaux-arts en général, de sa cité idéale ; cité idéale qui repose nouvellement sur un autre type de musicalité, non plus claire-obscure, ambiguë, mais toute pure, toute belle, toute bonne, toute vraie, pour ne pas dire sèchement rationnelle : la connaissance philosophique, scientifique et morale. L’intelligence logique de l’homme a pris la place des divines forces musicales. Et voilà que le tout se dérègle de plus belle.
A côté de ce nouveau type de savoir, la poésie, si elle subsiste, n’est plus qu’une peau de chagrin, un supplément d’âme dont on se moque volontiers : « un simple jeu d’enfant », dit Platon, « dénué de sérieux et même dangereux pour la bonne constitution de l’âme humaine », parce que détournant les gens de la norme pragmatique qui s’impose désormais à tous comme un devoir. Exit la poésie. Exclusion qui représente une véritable révolution dans la tradition occidentale. Tournant qui se prolonge à sa manière jusqu’à nos jours, où, assaillis que nous sommes par les mille et une exigences qui occupent et façonnent nos vies, la poésie et l’art en général continuent à n’être considérés que comme de purs et simples divertissements dénués de fondement et de sérieux, bien loin des affaires importantes de nos existences : travail, famille, argent, amis, vacances, confort, plaisir, etc.
Certes, les poètes et artistes continuent à exister et à travailler dans leur coin, mais sans le moins du monde être considérés comme des guides ou des exemples, sans endosser le moindre rôle éducateur. Au contraire : au lieu d’être regardés comme les possesseurs et médiateurs d’une sagesse divine, naturelle, les vrais artistes ont plutôt tendance à être marginalisés. D’autant plus qu’ils se trouvent toujours davantage étouffés par les imposteurs de tout genre, qui ne cherchent que reconnaissance, célébrité, argent, ou alors délassement. Certains sont bien, avec le temps, récupérés et finissent par jouir, sur le tard, d’une certaine renommée, ou même gloire, mais souvent seulement de manière posthume : dans les livres d’histoire, les musées, et finalement les salles de classe et de spectacle. Récupérés, ils continuent pourtant à ne pas être pris au sérieux. Les signes de leurs paroles continuent à être ignorés.
Que fait-on des grandes œuvres qui parviennent à sortir de leur marginalité ? Si on ne se contente pas de s’en divertir, de les considérer comme des à-côtés distrayants, on les objective, les dissèque, les analyse et s’en gausse, le plus souvent sans les expérimenter. En tout cas sans chercher à s’y plonger, sans se mettre à l’écoute de ce qu’elles ont vraiment à nous dire, sur la vie, sur le monde, sur nous-mêmes, sur nos possibilités d’existence au sein du mystérieux tout musical que nous sommes finalement nous-mêmes.
Wahou tu l’as pas écrit vite fait celui là… ça fait un moment que tu le préparais non?:)
Formidablement clair… et agréable à lire, 50 minutes de footing plus tard j’pense toujours au poète et à ses Muses.
Ouais, j’en ai aussi déjà entendu des bribes quelque part… Vraiment bon, très clair et bien abouti. Je n’irais pas jusqu’au formidable ;-D
Excellente production, qui soulève bien des questions.
D’abord une que je t’adresse personnellement: quel(s) est (sont) ton (tes) poète(s) préférés, si tu en as? Lequel (ou lesquels) expriment selon toi le mieux la musicalité de la vie, sa phusis en fait?
La deuxième relève évidemment d’une rationalité bien stupide à la lecture d’un article qui prône tout le contraire: comment réhabiliter la poésie et plus largement la phusis? Comment faire en sorte que ceux que tu appelles « marginaux » le soient un peu moins, s’il le faut?
La dernière ne porte pas spécifiquement sur cet article : la philosophie est elle le meilleur moyen de vivre?
A vos claviers!
Tiens, une montagne de questions. Ou plutôt: un massif montagneux…
1) Tous les producteurs qui apparaissent sur le site font partie de la grande famille de la musique phusique. Et des milliers d’autres encore, qui apparaîtront peut-être au détour de nouveaux articles. Si possible avec l’aide de nos chers lecteurs-producteurs.
2) L’article ne prône pas tant le contraire de la rationalité (négation) que la réouverture sur la musicalité de la vie (affirmation). Comment faire? Vaste programme! Avec Nietzsche: il s’agit de commencer par tout mettre en oeuvre pour se purifier l’esprit de l’optimisme théorique (rationalité réductrice) et consacrer l’innocence et naïveté perdues (multiplicité musicale). Pour parvenir à vivre en harmonie avec le grand tout musical de la phusis. Et non plus comme simple fonction dans la machinerie sociale.
3) La philosophie n’est pas un moyen de vivre. La philosophie n’est pas une béquille. Elle répond à une curiosité et un effroi face à la vie, en nous et en dehors de nous. Chez les Grecs (et dans la phusis), elle vise finalement le « bien vivre ensemble », ce qui n’est possible qu’en pensant sa vie et en vivant sa pensée. (cf. aussi la page Philosophie du site)
« alle Kunst wirkt als Suggestion auf die Muskeln und Sinne, welche ursprünglich beim naiven künstlerischen Menschen tätig sind : sie redet immer nu zu Künstlern… »
Paul, du hast ganz gewiss kleine Ohren.