LE MOUVEMENT PHUSIQUE REPOSE SUR UNE EXPÉRIENCE DE LA NATURE COMME PHUSIS : éclosion productrice à la lumière à partir du retrait destructeur dans les profondeurs cachées. Union des contraires, superficialité par profondeur, jeu tragi-comique de Dionysos, dieu des forces de vie.
L’expérience phusique dépasse la biologie (vision logico-rationnelle, scientifique), la biodynamie (ouverture sur les possibilités de la vie comme ensemble). Elle accompagne productivement les mystérieuses forces de vie.
Le terme « biologie » apparaît dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il se définit à partir du grec comme proposition, discours rationnel (logos) sur la vie (bios, au sens du moyen de vivre, du monde où on vit, du vivant en général).
L’entente actuelle du logos date du IVe siècle avant J.-C., siècle de Platon et Aristote, les philosophes fondateurs de notre tradition. Leur compréhension imprègne notre langue, vision du monde et manière de penser. Le logos consiste depuis eux en la synthèse d’un sujet et d’un prédicat, le premier affirmant quelque chose à propos du second. Quelle que soit notre situation, on est pris par cette tendance logique : on ne cesse d’attribuer des prédicats à des sujets ; on affirme quelque chose sur quelque chose.
Exemple : on voit un arbre, on (se) dit : « Ceci est un arbre ». On détermine le « ceci » (sujet) par le prédicat « arbre ». Puis on passe à autre chose. A sa taille, sa nature, son aspect, par exemple. Pour autant qu’on ne soit pas déjà complètement ailleurs : « Comme il est grand ! », « C’est un chêne », « Il est beau ! » On détermine le même sujet (arbre) par de nouveaux prédicats, selon certaines catégories. Il en va ainsi pour tout ce qui nous passe sous les yeux. On cherche à le distinguer, le définir. Avant de passer à autre chose.
Autre exemple : on se réveille au milieu de la nuit, remarque quelque chose de bizarre à côté du lit. On se dit, tout tremblant, « Qu’est-ce que c’est que ça ? », question fondamentale de toute la tradition occidentale. Seule une réponse logique nous permettra de nous rendormir : « C’est mon pantalon et mon pull qui, dans l’obscurité, ressemblent à un monstre ».
C’est un fait : notre manière de penser s’oriente, par la langue elle-même, sur la détermination logique des choses. En ce qu’elles sont et comment elles sont. En leur « être », disent les philosophes. Cela en réponse, soit à un étonnement, soit à un effroi. La curiosité et la peur sont les tonalités affectives qui poussent à faire de la philosophie ou de la science.
La philosophie et les sciences – dont la biologie – se trouvent au cœur de cette conception du monde et manière de penser. Elles cherchent à en avoir le cœur net sur ce que l’homme ne comprend pas, ce qui l’étonne ou l’effraie. Le philosophe comme philosophos : amant (philos) de la sagesse, du savoir (sophia). Le scientifique comme epistamenos, celui qui s’approche ou se trouve auprès de la chose à connaître (epi-) en vue d’y trouver une ferme tenue (stasis). Base de la science (scientia, du latin scire, qui veut dire savoir).
Tous deux, le philosophe et le scientifique, empruntent, pour arriver à leur fin, la voie de la logique rationnelle, prédicative : le langage qui détermine les sujets par un/des prédicat/s. En ce qu’elles sont et comment elles sont. En parvenant à saisir logiquement les choses, ils gagnent une certaine stabilité dans l’étonnant et périlleux va-et-vient des phénomènes.
Depuis la modernité, sous l’impulsion de Descartes (XVIIe), les sciences et la philosophie ne reposent plus seulement sur la relation logique « sujet-prédicat » (ceci est cela), mais sur la relation « sujet-objet », à laquelle est de plus liée la notion de « certitude ». Les phénomènes n’apparaissent plus comme des phénomènes (phainomena) ou sujets (hupokaimena), mais comme des objets pour le sujet certain de soi : le philosophe et/ou scientifique en pleine investigation. Début du triomphe de la subjectivité. Tout se réduit à n’être plus que simple objet pour le sujet. Objet observable, utilisable, manipulable et transformable par lui. Puissance de l’homme. Impuissance, diront certains.
En plus d’accomplir ce tournant, Descartes initie une « méthode » de traitement des choses, de rapport au monde : la méthode analytico-synthétique. Elle consiste 1) en une analyse (division) de toute chose en ses plus petites parties, jusqu’au noyau, et 2) en la synthèse (rassemblement) de celles-ci comme tout.
Fort de cette méthode, le but des sciences devient : comprendre ce que sont les choses (but théorique), les transformer, les rendre le plus conforme possible à l’idée (de perfection) qu’on s’en fait (but pratique). Appliquée au vivant : reconnaissance de celui-ci en son « être » et transformation de celui-ci en vue de son optimisation.
En tant que science théorique, la biologie a pour but de comprendre la vie telle qu’elle se présente chez les êtres vivants. En tant que science pratique à l’améliorer et maximiser. Afin qu’elle soit la plus parfaite, la plus idéale possible. Refus et fuite du monde monde tel qu’il est, diront certains.
Au fil de l’évolution des sciences, soutenue par les progrès techniques, l’impact de la biologie (en particulier de la biochimie et biologie moléculaire) s’est décuplée pour pénétrer les plus importants domaines de la société : avant tout la médecine, la pharmacie, l’agro-alimentaire, etc. Partout, le but est l’optimisation, dans le sens du bien-être, du confort, de la facilité, du plaisir et du bonheur des hommes.
Grâce à son efficacité, la biologie imprègne aujourd’hui notre système de pensée et de productivité. On y place les espoirs et fantasmes les plus fous : gommer les imperfections de la nature, faire du monde ici et maintenant un monde idéal, paradis terrestre. Mort à la souffrance, à la vieillesse, à la mort.
Dans le domaine de l’agriculture, elle a notamment permis de faire croître la productivité et baisser les coûts dans des proportions inouïes. Grâce à la mécanisation et aux traitements chimiques, puis aux manipulations génétiques. Triomphe toute l’année durant de la tomate hors-sol, parfaitement calibrée et bon marché.
En vitiviniculture, les productions sont devenues industrielles. Immenses parcelles travaillées à grands renforts mécaniques et chimiques. Pour un maximum de raisin calibré et de vin uniformisé disponible à bas prix dans toutes les grandes surfaces. Avec un peu de chance même en action. Triomphe de la science, du néo-libéralisme du capitalisme et de la consommation.
Dès les années 1920, d’aucuns commencent à s’inquiéter de la tournure des événements et à réfléchir à d’autres modes de production, plus en harmonie avec la nature. Le tournant biodynamique a lieu en réaction à la tendance scientifique pure et dure.
Les bases du système de production agricole biodynamique ont été établies par l’anthroposophe Rudolf Steiner en 1924, dans sa conférence de Koberwitz, organisée par un groupe d’agriculteurs alarmés par l’évolution du rapport à la nature.
Effroi face à l’usage généralisé d’engrais chimiques et de produits phytosanitaires destructeurs des sols et à la toxicité dangereuse pour l’équilibre de la faune et de la flore. Effroi face aux conséquences de cet usage : dégénérescence des semences et baisse de la qualité des aliments.
En 1927 apparaît la coopérative de producteurs « Demeter », du nom de la déesse grecque de la fertilité. La méthode s’appelle d’abord « fertilisation biologique », puis « agriculture biodynamique » dès 1930. L’organisation porte le nom de « cercle expérimental pour l’agriculture biodynamique ». Elle n’a de cesse d’évoluer et de se perfectionner dans son cheminement de vivification de la terre et de ses produits.
Dans la ligne de l’inquiétude biodynamique apparaît, dans les années 1930, l’agriculture paradoxalement nommée « biologique ». Paradoxalement parce qu’elle va à l’encontre du sens proprement dit du concept de « biologie ». A l’instar de l’agriculture biodynamique, l’agriculture « bio » exclut l’usage d’engrais et de pesticides de synthèse ainsi que d’organismes génétiquement modifiés. Elle s’évertue à gérer de façon globale la production en favorisant l’agrosystème et la biodiversité, les activités biologiques des sols et les cycles biologiques.
Les agriculteurs qui la pratiquent misent notamment sur la rotation des cultures, l’engrais vert, le compostage, la lutte biologique, l’utilisation de produits naturels pour maintenir la productivité des sols et le contrôle des maladies et des parasites. L’agriculture biologique est une des approches de l’agriculture durable. Labellisée, elle exige une certification coûteuse qui correspond à des normes et cahiers des charges extrêmement précis, voire lourds.
Comme l’agriculture bio, la biodynamie est très réglementée (label Demeter). Ses buts dépassent la volonté de la production bio. Elle vise à soigner la terre, régénérer, façonner et entretenir les paysages, fournir aux hommes une alimentation saine, développer l’approche du vivant, comprendre le rôle de l’homme au sein du monde, ouvrir de nouvelles perspectives sociales dans les fermes et les liens producteurs-consommateurs (commerçants y compris).
Les pratiques spécifiques de l’agriculture biodynamique consistent en la fabrication et utilisation de la dynamisation de préparations et traitements biodynamiques en lien avec les influences de la périphérie cosmique (lune, soleil, planètes, etc.).
L’agriculture biodynamique conçoit le terrain cultivé comme un organisme vivant. Chaque lieu est unique par son sol, son relief, son microclimat et l’ensemble de son environnement naturel. Il forme un tout organique en interaction constante avec le tout de l’univers. Les pratiques biodynamiques viennent en renforcer l’unité et l’harmonie. Impossible de se contenter d’appliquer de simples recettes agronomiques issus des progrès biologiques. Les manières d’agir sont toujours toujours de nouveau adaptées aux conditions et besoins particuliers ainsi qu’aux rythmes cosmiques.
La biodynamie se distingue nettement de la biologie. Son expérience du vivant (bios) ne repose pas sur le logos logico-rationnel et la méthode scientifique, analytico-synthétique. Elle s’occupe des possibilités (dunamis) du bios : possibilités dynamiques oubliées ou écartées par la conception scientifique du monde (possibilités non-objectivables, logiquement analysables et synthétisables, non-appréhendables, explicables et transformables par le pouvoir de la raison). La biodynamie valorise le mystère du vivant : ce qui déborde la rationalité.
Le terme qui s’oppose traditionnellement (depuis Aristote) à dunamis est energeia. Les deux mots ont été traduits ainsi en latin : le premier par potentia et possibilitas ; le second par actus et actualitas. Ils distinguent deux modes d’être majeurs de notre civilisation : celui de la possibilité d’être, du pouvoir être (dunamis, potentia, possibilitas) ; et celui de l’acte, de l’actualité ou encore de l’effectivité (energeia, actualitas, effectivitas).
Dans la gradation des êtres établie par Aristote – de la matière première jusqu’au dieu en passant par les animaux et les hommes –, c’est la quantité de possibilités actualisées qui est déterminante. Le dieu d’Aristote se distingue de tous les autres vivants comme pure energeia, pur acte, actualité ou effectivité : éclosion plénière, somme toute dénuée de possibilité, toutes étant d’emblée actualisées.
Ces remarques ne sont pas anodines : toute notre tradition (philosophique et scientifique) cherche à se conformer à la nature de cet être ou dieu suprême exemplaire. Depuis, on ne cesse de privilégier l’acte, l’activité, l’actualité (visible, effective, objectivable, mesurable) aux dépens des possibilités (cachées, latentes, implicites). Exemple scolaire : lors d’un examen, on se moque bien de ce que pourrait le candidat (s’il avait travaillé, s’il n’avait pas peur), seul le résultat compte.
Le cercle biodynamique – qui a tôt fait de faire école – corrige donc l’erreur, commise par la biologie, qui consiste à considérer le vivant comme un objet en acte, saisissable par les concepts et catégories de la raison. Le vivant est en effet bien plus que cela. Non pas autre chose, mais davantage. Toute vie, chaque être vivant est un composé d’éléments effectifs, saisissables, et d’autres qui ne le sont pas, qui débordent notre compréhension logique, qui ne sont pas déterminables, objectivables par nos outils langagiers, qui jouent dans le monde comme ensemble (de possibles), comme expressions de forces pulsionnelles, non catégorisables, en ce sens mystérieuses, irrationnelles, telles le désir, la création, pour ne pas parler de l’amour.
Mystère ne veut pourtant pas dire absence de logique. Mais « logique » dans le sens pré-philosophique du mot. Logos n’est pas d’emblée la synthèse d’un sujet et d’un prédicat. Il signifie d’abord cueillette, sélection de mots. La vie peut être appréhendée par une logique non rationnelle, non déterministe, non objectiviste et par suite non conforme aux idées (de perfection) qui dominent notre pensée et vision du monde. Par une logique qui tient compte de ce qui se retire, ce qui se cache, ce qui ne passe pas par le sens de la vue. Par une logique qui tient compte des possibilités qui, au fond, permettent toute présence effective. Des racines de l’arbre, par exemple, qui rendent possible le tronc, les branches, les feuilles, les bourgeons, les fleurs, les fruits, etc. Et pas seulement les racines, mais aussi la terre dans laquelle elles plongent, l’eau qui les alimente, le climat, la pression atmosphérique, la météo, les astres, les autres êtres vivants, etc.
Comme elle vise à cultiver, ressourcer les possibilités perdues, la biodynamie est logiquement considérée avec scepticisme par la plupart, aveuglée par les progrès de la biologie. Elle apparaît incongrue aux rationalistes, aux objectivistes. Pourtant, le système de production biodynamique a son efficacité, donne des résultats étonnants, tant quantitatifs que (surtout) qualitatifs.
Grâce aux préparations et traitements biodynamiques, grâce à la prise en compte des multiples influences locales et cosmiques, retour de la petite tomate goûteuse, jolie et pas forcément plus coûteuse aux mois de juillet et d’août.
Dans le monde du vin, bouteilles produites dans le plus grand respect et la plus grande écoute de la terre, de la vigne, du climat, des cycles, des astres. Vin expression du terroir, qui partage ses forces. Dionysos : non pas comme dieu de l’ivresse barbare, mais comme symbole des mystérieuses puissances, apparemment contradictoires, qui nous habitent, nous dépassent et nous enchantent.
C’est de l’écoute et de l’expérience de ces forces qu’est né le mouvement phusique : la phusis dionysiaque, qu’il s’agit d’aimer et d’accompagner tout azimut, le plus productivement possible, en direction de l’excellence.
Le mouvement phusique propose de poursuivre et d’accomplir le chemin de correction réalisé par la biodynamie vis-à-vis de la biologie – et de la science traditionnelle en général.
La biologie rationalise et transforme le vivant compris comme objet à disposition du sujet. Le mouvement phusique valorise, à l’instar de la biodynamie, les possibilités non visibles, mystérieuses du vivant.
En corrigeant le tir logique et valorisant l’expérience dynamique du vivant, la biodynamie demeure toutefois redevable des structures de pensée duelles inhérentes à notre vision du monde. En cultivant les possibilités (dunamis) du vivant (bios), la biodynamie valorise certes l’opposé de l’energeia sinon triomphante, mais renoue en même temps avec l’entente courante de la vie et du vivant en termes de moyen de vivre, monde où l’on vit, vivant en général. Or cette entente s’inscrit inconsciemment dans l’optique objectiviste propre à notre conception du monde.
Le mouvement phusique renoue avec une expérience de la vie qui précède et dépasse les philosophes et les scientifiques. Elle repose sur les poètes archaïques et les penseurs appelés « physiologistes », au sens où ils mettent en mots (logos dans sa signification pré-philosophique) la phusis. « Phusis », mot grecs pour dire la vie, la nature, la vérité, la réalité. Non pas de ce vivant-ci ou de ce vivant-là, présent en acte (bios), mais du vivant en général.
Le mot phusis a été traduit en latin par natura, participe passé du verbe nasci, qui signifie naître. Mot dont provient notre concept de nature. Etymologiquement, la nature signifie les choses qui sont nées, sorties pour un temps du néant dans lequel elles vont inexorablement retourner. Signification qui découle de notre conception logique, dualiste et linéaire des choses. D’abord il y a le néant. Ensuite, après la naissance, l’être. Et finalement de nouveau le néant.
Apparenté au verbe phuein, qui veut dire venir au jour, croître, éclore à partir des profondeurs cachées, la phusis exprime l’éclosion de toute chose dans et à partir du retrait. La phusis (éclosion) aime à se cacher (retrait), dit Héraclite (22 B 123 DK) : il y a un lien inextricable entre la venue au jour, l’apparaître et la disparition, la mort, l’être et le néant. Dans un autre fragment (22 B 112 DK), il en souligne le caractère poïétique, modèle de tout dire et toute production vrais. Dans tout ce qu’on fait, il s’agit de se mettre à l’écoute des forces phusiques qui nous traversent et nous habitent, de les accompagner.
Dans la nature, dans la vie, dans la vérité, dans la réalité, il n’y a pas de contraires, pas de sujets ni d’objets, mais uniquement des phénomènes en va-et-vient et en interdépendance. Apparaître à la lumière et retrait dans l’obscurité, production et destruction, visible et invisible, vie et mort jouent en même temps. Rien ne s’oppose, ne s’exclut. Tout se déroule en même temps, uniment, luttant à la fois l’un avec, dans et par l’autre.
Les racines d’un cep, les branches, les feuilles, les fleurs, les raisins sont autant de faces qui rendent mutuellement possibles le même plant de vigne. Idem pour la terre, le ciel et tout ce qu’ils comportent. Y compris les maladies – et finalement la mort. Parties visibles et invisibles qui rendent possible la même vie possible : celle de cette vigne-ci autant que finalement toute vie en général. Idem pour le vigneron, qui accompagne le mouvement de production de son lopin de terre, de sa vigne jusqu’au vin dans la bouteille.
L’apparaître se joue dans le retrait. La lumière naît de l’obscurité. La production de la destruction. La vie de la mort. Et vice-versa. L’exemple de notre corps est le plus frappant. Loin de n’être que vie, il est fait d’innombrables cellules prises dans le jeu de la vie et de la mort, qui luttent les unes contre et avec les autres pour la survie. Les plus fortes aux dépens des plus faibles. Chacune se produit des possibilités d’existence dans le but de se maintenir en vie.
Nous sommes travaillés par une quantité inimaginable de naissances et de morts, qui se nourrissent les unes les autres. Et il n’en va pas autrement pour tout ce que notre tradition a pris l’habitude d’opposer. L’amour et la haine, la grandeur et la petitesse, le plaisir et la souffrance, la paix et la guerre, la santé et la maladie, la fierté et la honte, la beauté et la laideur, le oui et le non, etc. Tous les couples logiques vont de pair. Tous sont travaillés l’un par et dans l’autre. Nos oppositions ne sont que des catégories abstraites, des concepts rationnels, des expériences artificielles plaquées sur la vie en sa duplicité et complexité phusiques. Ce que nous avons pris l’habitude d’opposer, ou simplement de considérer séparément, ne va jamais l’un sans l’autre. Il naît toujours l’un de, dans et par l’autre. Il y a une influence larvée de toute chose sur toute chose.
Notre pensée traditionnelle est linéaire et distinctive. La pensée phusique est cyclique et englobante. Si nous ne voulons que lumière, vie, amour, grandeur, joie, paix, santé, fierté, beauté, c’est par réflexe ancestral, maladif. Au lieu de nous plonger dans la vie ici et maintenant en sa pulsivité et ambiguïté phusiques, on prend de la distance, on pose, de l’extérieur, la question du « qu’est-ce que » et cherche des réponses définitives.
Si on agit de la sorte, c’est tributaire d’une autre vie, propre à notre esprit curieux et craintif : la vie métaphysique, imaginée pour la première fois par Platon. Une vie pleinement intelligible, stable et constante, forte de toutes les qualités possibles, en un mot idéale. C’est elle qui nous guide, qui façonne nos existences. C’est elle qu’on enfonce dans la tête de nos enfants dès leur plus jeune âge, qui les guide au point de triompher quasi partout.
Le mot métaphysique lui-même l’indique : il s’agit d’une sorte de sublimation (meta) de ce qui nous attire lorsque nous sommes démunis, lorsque nous avons peur, lorsque nous souffrons du va-et-vient des phénomènes : la clarté, la stabilité. Vie déracinée, arrachée de son terreau, qui fait abstraction de tout ce qui nous déplaît (souffrance, maladie, guerre, gêne, laideur et finalement mort). Un substitut de vie, une image, un rêve impossible à réaliser.
Car la vie ici et maintenant ne se laisse pas aplatir, aseptiser. Elle finit toujours par se révolter et rétablir l’équilibre. Avec la plus grande des violences s’il le faut. Tantôt ouvertement (catastrophes naturelles, accidents), tantôt de manière cachée (virus, maladies, attentats). Tantôt-tantôt. Même si là aussi les deux vont de pair. Mine de rien. Et plus on s’évertue à se débarrasser de la complexité, du caractère énigmatique, mystérieux et innocent de la vie – même si on peut croire gagner un moment (en calme, en repos, en beauté, en bonté, etc.) –, plus on a de chances de soudain tout perdre, sans jamais rien comprendre.
Quelles que soient nos victoires idéalistes, elles ne sont que de courte durée. La phusis a tôt fait de nous mettre en échec – et mat. Non pas parce qu’elle aurait quelque chose contre nous – elle est indifférente –, mais parce qu’elle ne peut faire autrement que sauvegarde l’équilibre de ses forces, les degrés des deux faces à l’œuvre dans le même. Partout. A toute échelle.
Selon l’expérience phusique du monde, tout va donc de pair, s’influence. Dans toute situation, il s’agit d’un mélange de sentiments, de sensations, d’évolutions, de déperditions, tributaires du moment présent comme de tous les moments passés et à venir, de l’entourage, des circonstances présentes et absentes, de mille et une choses. La vie en sa fluidité, en sa mobilité, en son va-et-vient, en sa nature claire-obscure. Jusqu’à l’insupportable. Et voilà qu’intervient la raison, avec sa logique, sa clarté, sa force stabilisatrice. Elle nettoie le trouble grâce aux catégories prévues à cet effet. Elle nous pousse à choisir, dans le panel de pensées préexistantes, la solution de sauvegarde. Bien sûr en fonction du côté qui prédomine alors, ne serait-ce que d’un rien.
Les choses se déroulent comme ça pour tout et partout. On commence par faire ses expériences, en toute insouciance. Puis, à un moment, on prend une décision, définitive. « Et si c’était l’amour ? », « Et si j’abandonnais ma carrière académique ? », « Et si je devenais vigneron ? », « Et si je partais vivre loin d’ici ? »
La raison vient calmer, fixer le tourbillon de sensations. Elle nous pousse à arrêter le manège, à choisir. Ceci – et pas cela. Elle – et pas lui. Ce travail – et pas tel autre. D’abord mou, malléable, le choix a tôt fait de se durcir. Et toutes les autres possibilités de s’estomper, de tomber dans l’oubli, d’être écartées. En toute inconscience. Question de survie. Puis, généralement, avec l’âge, et l’habitude, on perd en ouverture. Les possibilités diminuent, les ambiguïtés se font plus rares. On avance sur des rails, regardant l’insupportable comme un paysage qui défile.
La phusis enseigne que bien qu’estompées, oubliées, écartées, jamais les innombrables possibilités ne sont éliminées. Elles continuent à travailler, mais désormais dans l’ombre, dans les soubassements. Elles continuent à demeurer présentes, mais sur le mode de l’absence, dans les profondeurs. Jusqu’à ce que, un jour, elles refassent surface, se remettent à presser. Au risque de tout faire capoter. Les émotions, les sensations n’ont pas d’états d’âme – et n’aiment pas être prisonnières. Et plus elles le sont, plus leur révolte sera forte.
Il en est ainsi pour tout ce qui se joue dans nos vies. Que ce soit dans nos têtes ou dans nos corps. Chez nous les hommes ou chez les animaux ou les plantes. A cette différence que ce n’est que chez nous, « êtres doués de raison », comme on le dit depuis Platon, qu’il y a des décisions raisonnables. Décisions raisonnables prises par la force de la logique rationnelle, tout bien pensées, tout bien calculées. Décisions raisonnables prises en fonction d’un idéal préétabli : le bien, le beau, le vrai, l’absence de souffrance, le calme, le bonheur, etc. Décisions raisonnables, souvent loin du bon sens terrien.
Partout, ailleurs, loin des hommes occidentales, ce sont d’autres forces que celles de la raison qui guident la vie : les forces phusiques, qui précèdent l’intelligence rationnelle et les catégories de la raison ; les forces dionysiaques, claires-obscures, tragi-comiques, en quête d’harmonie, de santé et de (sur)vie du tout. Ce sont elles que cherche à libérer le mouvement phusique. En vue de la maîtrise et du dépassement de soi.
Le mouvement phusique favorise les possibilités sensibles cachées du vivant compris comme ensemble. Il l’expérimente et le cultive à partir de ce qu’il semble a priori ne pas être, mais qu’il est au fond : le mort, toujours présent, de manière latente.
Quel que soit le domaine, le phénomène, le phusicien inverse l’angle de vue, prend les choses par leur revers. Non pas à partir de la pensée (logique), mais à partir de l’expérience de vie sensible (phusique). Il ne se contente pas de regarder les choses par en-dessous, par derrière, par leurs côtés obscurs, cachés, il ne reste pas en face d’elles, frontal (comme le fait le sujet traditionnel en considérant toute chose comme un objet), il multiplie les points de vue, les perspectives. A partir de l’extérieur et en se plongeant dans les phénomènes, en les accompagnant productivement.
Libéré du pouvoir omnipotent de la raison calculante, le phusicien laisse résonner en lui et autour de lui les mystérieuses forces à l’œuvre. Il accompagne les processus en train de se faire et défaire. Il prolonge les différents degrés des multiples faces du même qui constituent le noyau de toute chose. Le pied de vigne autant que le vigneron et le philosophe. Non pas dans le but d’atteindre un résultat parfait, idéal. Mais dans celui d’atteindre le résultat le plus honnête et authentique, le plus « fidèle à la terre » et aux multiples puissances qui régissent le monde.
Loin de considérer sa vigne comme un objet traitable et manipulable à sa guise, le vigneron phusique, dionysiaque, cherche à se confondre avec celle-ci pour l’accompagner dans son évolution. Sensible à son environnement, il est à l’écoute de l’ensemble des influences (climatiques, solaires, lunaires, astrales, etc.). Disciple de la phusis, il se laisse guider par les forces – surpuissantes, mystérieuses, dionysiaques – qui régissent le monde entier et le poussent lui-même à produire du vin.
Idem pour le philosophe : son premier réflexe est d’abandonner son ego et ses ambitions personnelles pour laisser résonner, en lui et autour de lui, les puissances qui l’habitent et l’entourent. Que ce soit par ses pensées, ses textes ou ses actes.
L’homme devient musicien. Il se met à jouer au jeu de la vie. Et non plus à se jouer de la vie. Il devient musicien, au sens où il se met à l’écoute de la musique du monde, de la phusis qui le traverse de fond en comble. Il laisse résonner en lui et en dehors de lui les forces phusiques que les anciens Grecs appelaient (et que certains poètes appellent encore) les Muses. Musique de la vie. Vie en sa musicalité. L’enjeu est de se mettre au service de la phusis que nous incarnons et de tout faire pour prolonger en nous et autour de nous son mouvement. En théorie, mais aussi en pratique…