Guide-ânes

PHUSIS a récolté ci-dessous toute une série de phrases à connotations phusiques, diffusées sur les réseaux sous le titre « Pour bien commencer la semaine ». Sauf indication contraire, elles proviennent – directement ou indirectement – de Nietzsche. Elles s’adressent à ceux qui estiment que leurs oreilles sont devenues trop longues, trop asiniennes à force d’être tirées et remplies d’inepties. L’enjeu est de leur redonner leur taille normale, leur nature labyrinthique, pour réapprendre à entendre la musicalité de la vie.

Loin de s’agencer de manière rationnelle et systématique, la vie se déploie selon une musique, une cohérence, des règles propres, qui dépassent largement notre volonté et notre entendement. Elle cherche – et trouve – son équilibre dans va-et-vient des phénomènes, dans une rythmicité, une tonalité, une musique dont elle seule a le secret. L’enjeu est de se mettre à son écoute, de s’y plonger, d’y faire écho. C’est ce que font les grands artistes, poètes et penseurs. C’est ainsi qu’ils sont en mesure de l’exprimer si bien. Ils en sont les porte-paroles, les guides.

Pour les qualifier pompeusement, on peut dire que les phrases ci-dessous sont des aphorismes (du grec aphorizein, qui veut dire délimiterdéterminerdéfinir de manière serrée). Des guide-ânes qui distinguent critiquement ce qui vaut de ce qui ne vaut pas. Qui, loin de fixer la pensée, la mettent bien plutôt en mouvement. Leurs formules osées, insolentes, voire impertinentes permettent de rompre avec nos habitudes de (non)pensée. Elles ébranlent les certitudes, poussent à la réflexion. Quitte tantôt à faire quelques étincelles, voire même pulvériser le sujet traité. Un genre particulier de philosophie, qu’affectionnait tout particulièrement Nietzsche : la philosophie à coups de marteau. Avec un œil qui rit – et l’autre qui pleure.

« Oh combien répugnante, grossière, insipide, terne nous apparaît la jouissance des jouisseurs, des gens cultivés, des riches quand on revient, né à nouveau, des abîmes et de la langueur… »

« Le monde n’est ni bon ni mauvais »

« La richesse est le résultat de la dépendance et de la misère intellectuelle. Elle ne fait que paraître tout autre que le ferait attendre sa misérable origine, parce qu’elle peu se masquer d’art et de culture ; le masque, justement, elle peut l’acheter. »

« Danger de la richesse. Seul qui a de l’esprit devrait avoir des biens ; faute de quoi la possession est un danger public. En effet, le possédant, qui ne sait faire aucun usage du temps libre que pourrait lui donner son bien, continuera toujours à aspirer à la possession. »

« Ah, combien il y a d’ennui à surmonter, combien il faut de sueur avant de trouver sa palette, son pinceau, sa toile ! »

« Qu’est-ce que le génie ? Une fin élevée, et en vouloir les moyens. »

« L’image la plus ancienne doit receler le dieu en même temps que le celer. »

« La victoire elle-même n’est qu’un moyen et non une fin. »

« La maxime est : ne cherchez pas, et vous trouverez. En cherchant trop, on inhibe les mouvements involontaires, or ce sont ceux-là qui comptent »

« Continuons ainsi ! Finalement, mes chers et courageux amis, nous sommes de solides nageurs. Le monde entier nous croit noyés, mais nous remontons toujours à la surface, ramenant même des profondeurs quelque chose qui, croyons-nous, a quelque valeur… »

« La faim relève les aliments, le confort affadit la vie. »

« S’adressant à des personnes sans goût artistique, il s’agit de produire un effet par tous les moyens,– effet non pas d’art, mais sur les nerfs. »

« Rechercher la solitude pour pouvoir servir au mieux beaucoup de gens ou tous : si tu la cherches pour autre chose, elle te rendra fou, malade, fera de toi un membre condamné. »

« L’humanité, une machine qui fonctionne mal avec des énergies énormes. »

« Il faut être très superficiel pour ne pas rentrer chez soi avec des remords après avoir quitté une société banale. »

« Pour faire mûrir une grappe de raisin et un talent, il faut des jours de pluie aussi bien que de soleil. »

« Voici la maladie moderne : un excès d’expériences. Que chacun rentre donc à temps en soi-même pour ne pas se perdre à force d’expériences. »

« Pour voir une chose entièrement, l’homme doit avoir deux yeux : un d’amour et un de haine. »

« Toute inclination, amitié, amour, a en même temps quelque chose de physiologique. Nous ignorons à quelle profondeur et quelle hauteur atteint la phusis. »

« Contre l’aspiration à une culture générale, rechercher plutôt une culture profonde et rare, donc un rétrécissement et une concentration de la culture : pour contrebalancer les journalistes. »

« Contre l’aspiration à une culture générale, rechercher plutôt une culture profonde et rare, donc un rétrécissement et une concentration de la culture : pour contrebalancer les journalistes. »

« Il faudrait, pour que les choses n’empirent pas, que les barbouilleurs réfléchissent avant de barbouiller. »

« Ma philosophie est ma côte-de-maille, mon humour mon arme. »

« Le philistinisme de la culture est une brume délétère où je m’asphyxie, un désert où je me dessèche, un marécage où je m’épuise. »

« Tout ce qui opine avec l’opinion publique s’est bandé les yeux et bouché les oreilles. »

« Je muris, deviens moins jeune, moins dur, moins acide : la glace fond de plus en plus. »

« Avec des idées claires, le commerce avec les êtres vagues, vaporeux, tout en aspirations et en pressentiments est écœurant. Quel effet risible, mais pas du tout plaisant, produit leur papillonnement sempiternel, leur quête toujours avide, eux qui sont absolument incapables d’envols et de prises ! »

« Plus on comprend quelque chose, moins on s’en moque. »

« Les aristocrates de l’esprit ne sont jamais pressés : leurs créations tombent de l’arbre par un soir tranquille d’automne. »

« Je ne suis rien, sinon un lieu de passage du savoir. »

« On devrait traiter l’écrivain en malfaiteur qui ne mérite son acquittement ou sa grâce que dans les plus rares cas : ce serait un remède contre la prolifération des livres. »

« Tant qu’il court après la vie comme après le succès, l’homme ne dépasse guère le niveau de l’animal, mais pratique délibérément ce que celui-ci fait d’instinct. »

« Haro sur la rampante engeance de bavards et d’incapables. »

« Ma profession de foi est celle d’un isolé, et que peut un isolé contre le monde, quand bien même sa voix se fait entendre partout ! »

« Dès qu’une âme tant soit peu réceptive s’ouvre à moi, j’y jette ma semence. »

« Je ferai claquer mes pensées à vos oreilles, tel un fouet. »

« Il faut déjà être un océan pour accueillir un fleuve sale sans en être sali. »

« A quoi bon libérer l’esprit s’il n’a pas d’ailes pour s’envoler ? »

« Le dernier homme – il toussote et jouit de son bonheur. »

« Les auteurs les plus drôles ont un sourire imperceptible. »

« On en sait un peu trop sur tout le monde. »

« Tout bienfait doit arriver comme la rosée sur l’herbe, lorsque la nuit est la plus silencieuse. »

« Tout le monde écrit. Nous vivons une époque gribouillée. L’écriture n’a plus que peu de sens, car même les savants ne savent plus lire. »

« Vive l’implacable fidélité à la vie (et à la mort) ! »

« Je suis une bombe chargée de savoir, mais dont le détonateur manque. Je tourne autour des choses pour les cerner, mais sans jamais viser le centre. »

« Désirer ! Désirer ! Désirer jusque dans la mort, et ne pas mourir de désir ! »

« Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des appareils d’objectivation et d’enregistrement sans entrailles – il nous faut constamment enfanter nos pensées du fond de nos douleurs et les pourvoir maternellement de tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de désir, de passion, de tourment, de conscience, de destin, de fatalité. »

« A bas les mots d’optimisme et de pessimisme, usés jusqu’au dégoût ! Ils ne sont nécessaires aujourd’hui qu’aux bavards. »

« On revient des abîmes et de la langueur né à nouveau, avec une peau neuve, plus chatouilleux, plus méchant, avec un goût plus affiné de la joie, avec un palais plus délicat, des sens plus joyeux, avec une seconde et plus dangereuses innocence dans la joie, à la fois plus naïf et cent fois plus affiné. »

« Dix ans où mon esprit avait cessé de se nourrir, où je n’avais rien appris d’utile, où j’avais oublié une absurde quantité de choses à cause de tout un bric-à-brac de poussiéreuse érudition. »

« Je ne suis pas un doux rêveur, je prends plaisir à dégainer, et peut-être que j’ai même le poignet dangereusement leste. »

« J’apprivoise n’importe quel ours, j’amène le pire des pantins à se comporter décemment. »

« Vivre dans la société de ce vice ironique et joyeux qu’est la courtoisie ? Oui, mais en restant maître de ses quatre vertus : le courage, la lucidité, l’intuition et la solitude – car sans solitude, on finit par devenir comme les autres. »

« Qui ne nous rend fécond nous devient indifférent. Mais celui que nous rendons fécond, nous sommes loin de l’aimer pour autant. »

« La plupart des philosophes érudits grimpe sur la cime transcendantale de la suprême idiotie. »

« Attention de ne pas se faire attraper par la grande suceuse de sang : l’araignée du scepticisme. »

« Tu n’as plus rien à dire ? – Non, la coupe est vide. »

« Que chacun puisse apprendre à lire et à écrire ruine, à la longue, non seulement les écrivains, mais aussi les esprits en général. »

« Que dois-je faire pour être heureux ? Sois heureux et fais ce que tu dois faire ! »

« On ne peut se taire que lorsqu’on a un arc et des flèches : autrement, on bavarde et – on se chamaille. »

« Je respecte tous les hommes, je méprise seulement les pharisiens. »

« On devrait profiter du confort uniquement comme un malade de son lit pour la convalescence. »

« Le mensonge peut être la philanthropie du savant. »

« Encore un siècle de journalisme – et tous les mots pueront. »

« Se faire passer pour plus bête qu’on est – ce qui, dans la vie ordinaire, est souvent aussi utile qu’un parapluie –, s’appelle l’enthousiasme. »

« De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce qui l’est avec son sang. C’est en cela que j’aime un livre. »

« Vous connaissez les proverbes chinois, vous le Chinois. Il y en a un qui dit ce qu’on a dit de mieux sur la peinture : il ne faut pas imiter la vie, il faut travailler comme elle. »

« Vis joyeux ! Oublie le fatal destin ! Le jour où tu partiras est déjà fixé d’avance. Bois du vin, c’est la meilleure des religions ! Une seule coupe guérit le mal le plus fort. C’est une alchimie qui te contentera, et changera ta misère en paradis. »

« Si tu n’es pas un oiseau, garde-toi de t’installer au-dessus d’un abîme ! »

« La phusis aime à se cacher. »