Euripide : initiateur d’une nouvelle tendance artistique
EN GRÈCE ANCIENNE, AU 5e SIÈCLE AVANT J.-C., Euripide est un tragédien à part. Alors que ses collègues expérimentent avec enthousiasme la vie ou phusis dionysiaque et prolongent celle-ci en son ivresse productrice, il reste quant à lui à l’écart. Sobre, distancé et réfléchi, il refuse de se laisser porter par les puissances créatrices et destructrices de toute chose. Loin de faire écho aux mystérieuses forces musicales de vie et de mort qu’expriment les grands mythes et héros du passé, il présente ceux-ci de la manière la plus maitrisée et raisonnée possible.
Dérangé par les va-et-vient des phénomènes, le caractère ambigu et problématique de l’existence, l’injuste répartition du bonheur et du malheur, il exclut logiquement de ses œuvres l’élément dionysiaque et reconstruit la tragédie sur la base d’un art, d’une morale et d’une considération du monde inédits, de part en part rationnels. Négligeant les dieux traditionnels, il inaugure une nouvelle tendance artistique qui, loin de s’unir aux surabondantes forces phusiques, repose sur les seuls faits donnés, dûment sélectionnés et agencés par sa pensée raisonnable.
L’intellect devient chez Euripide la racine de toute production et de toute jouissance esthétique. Les forces de vie et de mort qui animaient jadis les héros sont balayées par la ruse et l’intrigue quotidiennes et populaires. La scène devient un lieu de spéculation : l’endroit où le spectateur, au lieu d’être éduqué par les grands exemples et contre-exemples mythiques, voit évoluer son propre double et se réjouit de s’entendre si bien parler.
Les Bacchantes : retour à la phusis dionysiaque
Si Euripide est un tragédien à part, son dernier texte, les Bacchantes, ne l’est pas moins. Elles représentent elles aussi un tournant radical ; non pas cette fois eu égard aux productions de ses collègues, mais vis-à-vis du travail du tragédien lui-même. Contre toute attente, sa dernière œuvre est consacrée à son ennemi de toujours : Dionysos en personne !
Alors qu’Euripide s’est sa vie durant évertué à canaliser et écarter les puissantes forces productrices et destructrices inhérentes à la phusis dionysiaque, il se met soudain, face à la mort, à renier ses convictions rationnelles et morales. Juste avant de trépasser, il se rend à l’évidence qu’il est vain de vouloir se débarrasser de l’abyssal noyau générateur de toute vie et… de toute mort. En dépit de sa volonté et de ses résistances passées, Euripide se trouve finalement emporté par un irrésistible enthousiasme dionysiaque : une impérieuse ivresse musicale qui a pour conséquence de venir étaler au grand jour son fourvoiement précédent.