Musique et philosophie

Musique et philosophie

La philosophie n’a pas toujours existé. Les philosophes ont tendance à l’oublier : il y a une pensée avant la philosophie. Une pensée étonnamment liée à ce que nous appelons l’« art », que les Grecs appelaient « musique ». Bien qu’on ne l’entende aujourd’hui qu’avec peine, qu’on la relègue au rang d’archaïque curiosité, cette pensée artistique, musicale, mythique, représente la source cachée de la philosophie.

Aussi importante qu’elle soit comme source, celle-ci a été négligée, puis écartée par la tradition. Il a fallu attendre plus de 2200 ans avant qu’on la prenne à nouveau au sérieux, qu’on s’y ouvre et se mette à la décrypter. On ? Avant tout le jeune professeur de philologie Friedrich Nietzsche (1844-1900), dont deux des particularités étaient de ne pas être rétif à la philosophie et d’accorder comme seul sens à son travail d’exercer une influence sur le monde. « S’il veut prouver son innocence, le philologue doit comprendre trois choses, écrit le jeune chercheur allemand dans un de ses carnets, l’antiquité, le temps présent, lui-même : sa culpabilité repose en ce qu’il ne comprend pas ou bien l’antiquité, ou bien le temps présent, ou ne se comprend pas lui-même » (Fragments posthumes, 1875-1876-I, 7[7]). Nietzsche a consacré ses premières années de recherche aux chanteurs-poètes archaïques et aux physiologistes, les présocratiques, qu’il nomme les « préplatoniciens », au sens où il s’agit des penseurs qui ont précédé Platon, le fondateur de notre tradition de pensée. Ces penseurs, Nietzsche les considère comme « le mieux enseveli de tous les temples grecs ». A l’encontre de tous les spécialistes, il découvre que l’ensemble de l’évolution du monde occidental dépend somme toute du jaillissement progressif de ladite source musicale.

Les premiers textes grecs que nous possédons sont datés du 8e siècle avant notre ère. Ils sont attribués à Homère et Hésiode. Ils attestent qu’il existe bien une pensée avant la philosophie : loin d’être des écrits philosophiques, ou juridiques, ou historiques, ce sont des témoignages mythiques de chanteurs, que Platon appelle poètes. Loin d’être des amis, des amants (philoi) de la sophia, de la sagesse, du savoir, ils sont des « sages proprement dits », comme l’exprime encore Aristote (Ethique à Nicomaque, VI, 7, 1141 a11).

L’art des Muses
En tant que détenteurs de la sagesse, ils endossent la responsabilité de l’ensemble de l’éducation grecque. Formation qui, loin de se jouer dans des écoles – primaires, secondaires, académie, lycée, jardin, etc. – ont lieu çà et là, lors des nombreuses occasions de célébrations divines : cultes, banquets, concours musicaux, sportifs, etc. Les sages y profèrent des melè, des chants accompagnés de musique et de danses, formant cet ensemble artistique complexe appelé he mousikè [technè], l’art des Muses : la musique. Appellation qui découle du fait que les chanteurs sont inspirés, possédés, portés par les divines Muses : ce sont elles qui s’expriment, en ce sens musicalement, par le corps, la bouche des chanteurs-poètes. « Lorsque le poète est installé sur le trépied de la Muse, rappelle encore Platon, il n’est plus maître de son esprit, mais, à la façon d’une source, laisse volontiers couler ce qui afflue » (Lois, IV, 719 c-d).

En tant que filles de Mnémosyne et de Zeus, les Muses détiennent la mémoire et la puissance d’intervenir dans le monde humain ; oublieux monde humain qui a tendance à pécher par hubris, par démesure, à dépasser les sphères qui lui reviennent. Les poètes eux-mêmes nous le disent : comme elles ont en vue l’ordre du monde, la part assignée à tout un chacun, les Muses sont en mesure, via les artistes, de guider les hommes, leur rappeler la place qui leur revient au sein du tout harmonieux du monde. Platon lui-même le souligne encore : « L’harmonie a été donnée par les Muses, à titre d’alliée, à celui qui se sert des Muses avec raison en vue du rétablissement du bon ordre du monde et de l’accord de l’âme avec elle-même » (Timée, 47 d-e). Les Muses ouvrent les hommes à l’harmonie, accordent à chacun la place qui lui revient : elles confèrent une éthique, inculquent les valeurs, la musicalité de toute chose.

Sagesse portée par les mythes
Les quelques textes, voire seulement fragments de textes, qui nous sont parvenus ne sont à vrai dire que de réductrices et tardives fixations du fluide, complexe et éphémère ensemble musical. Loin d’exposer des théories, de consister en des règles, des lois, ces maigres accès donnent à lire les grands mythes (muthoi) de l’ancienne Grèce. Dans La naissance de la tragédie – dont le titre complet est justement La naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique –, Nietzsche saisit les mythes comme « unique exemple d’une généralité et vérité qui regarde fixement à l’intérieur de l’infini » (§17). Non sans souligner au passage qu’ils « ne trouvent en aucune façon leur objectivation adéquate dans le langage parlé ». Ces grands mythes engendrés et véhiculés par l’esprit de la musique, Nietzsche les appelle « dionysiaques », « tragiques ». Pourquoi ? Parce que la vérité qu’ils expriment et enseignent est le fruit du jeu musical de Dionysos, dieu artiste de la vie et de la mort, du jour et de la nuit, du beau et du laid, du bon et du mauvais, du vrai et du faux, du plaisir et de la souffrance. Dieu artiste de ce que nous considérons aujourd’hui, à vrai dire depuis Platon, comme des contraires. Dieu clair-obscur de la musique tragique de l’existence, célébrée dans la tragédie (en grec tragoidia) : chant (oidè) du bouc (tragos), le compagnon de Dionysos. Contre toutes les idées reçues : les Muses et Dionysos se co-appartiennent originairement bien plus intimement que les Muses et Apollon, souligne Nietzsche dans son cours intitulé Le service divin des Grecs. C’est en ce sens que la sagesse que gagne l’homme grâce au mythe musical, dionysiaque, est « tragique ».

Dans une note de son cours intitulé Les philosophes préplatoniciens, Nietzsche précise que la spécificité de la mythologie grecque consiste en ce que les Grecs y « ont résolu la nature entière en Grecs. Ils ne voyaient pour ainsi dire la nature que comme mascarade et déguisement de divinités anthropomorphes » (§2). Le monde se voit simplifié en dieux à forme humaine. En divinisant ainsi, musicalement, la nature, les sages sont parvenus à rendre sain, brillant, exemplaire l’ensemble de la Grèce. Au point que ce n’est finalement que « là où tombe le rayon du mythe que brille la vie des Grecs ; partout ailleurs, elle est sombre » (Humain, trop humain I, V, §261).

Les physiologistes
Pourtant, les Grecs se privent progressivement du mythe tragique. Ils abandonnent la divine mythologie et se mettent toujours davantage à legein, mettre en mots, dans des logoi humains, ce qu’ils appellent la phusis. C’est ainsi que surgissent les premiers penseurs, les phusiologoi, les physiologistes. Un peu d’étymologie s’impose. Spontanément, on aurait envie de traduire les deux mots qui composent le terme par nature (phusis) et discours rationnels (logoi). Mais à bien y regarder, il s’avère que ce n’est que plus tard, à partir de Platon, qu’on s’engage sur la voie de la rationalité et de l’objectivation de la nature. Comme les chanteurs, les physiologistes se contentent de dire, d’exprimer la phusis qui les traverse et les porte.

Si on traduit aujourd’hui le terme phusis par nature, c’est à partir du latin natura, substantif du verbe nasci, naître. Mais on se trompe : la phusis n’est pas ce que nous entendons de nos jours par nature : le domaine des choses qui sont nées – opposées à l’art, à la culture, à la technique, etc. Loin de considérer la phusiscomme domaine particulier au sein du monde, les anciens l’expérimentent comme tout, comme ensemble : le monde entier, hommes et dieux y compris, est pour eux phusis.

Phusis est le substantif du verbe phuein, qui veut dire venir au jour, éclore, s’ouvrir, croître. Il est apparenté à phainesthai, apparaître, et à phôs, lumière, éclat. La phusis signifie tout ce qui apparaît à la lumière, tout ce qui se déploie. Prenons l’exemple de la tulipe : du simple bulbe qu’elle est d’abord apparaît progressivement, au printemps, une tige, qui forme un bourgeon, qui s’ouvre, se déplie toujours davantage jusqu’à ce que la plante se fasse jour comme la tulipe qu’elle est. Le monde entier est selon les anciens de l’ordre d’une telle éclosion progressive, jusqu’à la pleine présence. La phusis est un processus en perpétuel devenir. Un développement qui, à bien le comprendre, mieux à l’expérimenter, ne consiste pas en une simple genèse vers la pleine présence, mais comporte un proportionnel mouvement de retrait, de retour dans les profondeurs cachées. Si la tulipe éclot, les beaux jours venus, c’est qu’elle s’est retirée tout au long de l’été, de l’automne et de l’hiver ; qu’elle s’est retirée et ressourcée dans son intériorité.

La phusis aime à se cacher
Voilà ce que nous indiquent les grands mythes des chanteurs et poètes et ce que nous dévoilent aussi les physiologistes. Parmi eux, c’est sans conteste Héraclite l’Obscur qui nous ouvre le mieux à l’entente archaïque de la phusis. « La phusis aime à se cacher (Hè phusis kruptesthai philei) », écrit-il dans un de ses plus célèbres fragments (22 B 123 DK). L’éclosion, l’apparaître à la lumière est lié à un se cacher, se crypter. Et ce par un lien d’amour. Comme celui qui pousse deux amants l’un vers l’autre, à se favoriser l’un l’autre, de sorte à toujours être co-présents, pour ainsi dire l’un dans l’autre. Amoureux, même si nous ne sommes pas effectivement présents ensembles, nous le demeurons sur le mode de l’absence, en pensée. L’énoncé d’Héraclite signifie que dans le règne de la phusis, c’est-à-dire dans l’ensemble du monde, éclosion et retrait – apparaître et disparaître, venue au jour et déclin, présence et absence, vie et mort – inclinent toujours, tels deux amants, l’un vers l’autre, sont toujours co-présents l’un dans l’autre.

Le mouvement d’apparaître à la lumière est finalement rendu possible par celui, inverse, de se retirer dans l’ombre. Sans retrait, sans disparaître, sans mort, pas de phusis, pas d’éclosion, pas de vie. La tulipe doit se ressourcer dans son bulbe et dans la terre pour fleurir ; l’arbre doit plonger ses racines dans le sol pour s’élever dans les hauteurs ; l’homme doit se reposer, dormir, se retirer dans son intériorité s’il ne veut pas s’épuiser. La source ne peut jaillir que si elle se ressource dans ses profondeurs cachées ; la terre elle-même se repose durant de longs mois avant de retrouver, au printemps, sa fertilité ; toute flamme ne peut brûler que parce qu’elle est en train de consumer ce dont elle émane. Le repos, le retrait, la mort est la condition, la ressource même de toute vie. Et ce même proportionnellement : plus l’éclosion est plénière, plus le retrait est complet ; plus le mouvement d’apparaître à la présence est avancé, plus celui de disparaître dans l’absence est important. Plus il y a de vie, plus il y a de mort. Telle est l’entente tragique, dionysiaque de la phusis.

Produire les choses vraies
Un autre fragment d’Héraclite indique dans quelle mesure la sagesse des physiologistes – comme celle des chanteurs-poètes – repose sur la phusis : « Comprendre est la plus grande qualité, et la sagesse est de dire et de produire les choses vraies selon la phusis, en l’écoutant » (22 B 112 DK). Autrement dit, en ajoutant les termes grecs, la sagesse (sophia) des sages (sophoi) découle du fait qu’ils disent (legein) et pro-duisent (poieîn) les choses vraies (alèthea), la vérité (alètheia), en se mettant à l’écoute de la phusis. Toute la question est de savoir comment l’entendre. Là aussi, un détour par l’étymologie est nécessaire.

Alètheia consiste en deux éléments : un alpha privatif et -lètheia, apparenté au terme lèthe, oubli, nom du fleuve de l’Hadès qui fait oublier aux défunts ce qu’ils ont vécu sur terre. Lèthe est le substantif du verbe lanthanein, qui veut non seulement dire être voilé, oublié, mais aussi être abrité : ce qui est caché est toujours en même temps protégé. La signification littérale du terme a-lètheia est donc dé-voilement, dés-abritement, au sens du processus d’enlever le voile, de sortir de l’oubli, d’arracher de l’abri. La vérité au sens grec, a-lèthiqueen ce qu’elle prive du lèthique, est comme la phusis une apparition à la lumière à partir de l’ombre et de la nuit, source de toute présence.

Héraclite présente la phusis et l’alètheia dans un étroit rapport : toutes deux signifient le même événement d’éclosion à partir des profondeurs invisibles. La phusis se présente comme le lieu où se font jour les alèthea, les choses qui se dévoilent, les choses vraies. Le sage est celui qui, à l’écoute de la phusis, fait apparaître des vérités. Le comprendre (to phronein) – au sens de le penser, de le sentir, de le vivre telle une sagesse pratique, avec une certaine retenue – est selon Héraclite la plus grande vertu (megistè aretè) : l’excellence. Mais ce n’est pas tout : pour atteindre une telle sagesse, une telle excellence, il faut encore, toujours à l’écoute de la phusis, poieîn, pro-duire les choses vraies. Dans le Sophiste (219 b), Platon définit la poièsis – substantif du verbe poieîn – comme acte de conduire quelque chose à son être plénier ; dans le Banquet (205 b), il précise : « est production tout ce qui aide à ce qu’une chose quelconque passe de ce qui n’est pas à ce qui est ». La traduction latine est parlante : la poièsis est la production au sens de conduire (ducere) quelque chose à (pro-) sa présence manifeste, de le conduire de l’absence à la présence. Ici encore, on entend résonner la phusis, et partant l’alètheia. Le fait de dire et de produire se dévoile aussi comme une venue à la présence ; non pas de manière directe, spontanée, mais indirecte, médiatisée par ce phénomène de la phusis qu’est l’homme. Qu’il soit chanteur ou physiologiste, le sage est celui qui dit et produit des vérités en faisant musicalement écho aux forces de la phusis qui le traverse : le premier en se mettant à l’écoute des Muses, le second en écoutant la phusis – ce qui revient finalement au même.

Quête de clarté
En abandonnant le mythe tragique, les Grecs tournent sans le savoir le dos à ce qui constitue leur brillance : « N’est-ce pas comme s’ils voulaient se placer hors du rayon du soleil dans l’ombre, dans l’obscurité ? Mais aucune plante ne se détourne de la lumière ; au fond, ces philosophes ne cherchaient qu’un soleil plus clair, le mythe ne leur était pas assez pur, pas assez éclairant » (Humain, trop humain, I, V, §261). Si les physiologistes se détourent de la lumière claire-obscure du mythe, c’est qu’ils sont chahutés par le va-et-vient des phénomènes, inquiétés par l’idée que l’obscurité (le lèthique : le retrait, la mort) pourrait venir à l’emporter sur la lumière à laquelle ils aspirent. « Les Grecs, dans une vie très proche de grands dangers et bouleversements, ont cherché dans la méditation et la connaissance une sorte de sécurité du sentiment et un dernier refuge », écrit Nietzsche dans Aurore (III, §154). Le mot grec pour connaissance (epistème) indique lui-même la stabilité, la sécurité (stasis) qu’ils cherchent à gagner dans le flux et reflux dionysiaque de l’existence. Les voilà qui se mettent à observer la phusis et à réfléchir : comment se fait-il que les contraires puissent éclore l’un de l’autre ? En quête de clarté, ils frayent un nouveau chemin : « Ils trouvent leur lumière dans leur connaissance, en ce que chacun d’entre eux appelle sa « vérité » » (Humain, trop humain, V, §261). La réponse à laquelle ils parviennent à l’unisson, chacun avec sa propre voix, la connaissance tragique, la vérité dionysiaque à laquelle ils aboutissent est que les contraires sont au fond le même, la même phusis. Dans le sens : il n’y a pas de contraires, mais uniquement des différences de degrés du même.

Selon Anaximène par exemple, le tout tragique de la vie apparaît comme « air ». Dans toute chose, il est à chaque fois en même temps raréfié, aminci, éclairci jusqu’au feu et condensé, épaissi, densifié jusqu’à la terre et à la pierre. On le sait, souvent d’ailleurs sans vraiment le comprendre : sur le même modèle de l’union des contraires, la phusis apparaît chez Thalès, Anaximandre et Héraclite respectivement comme « eau », « illimité » et « feu ». « Ces premiers penseurs avaient à trouver le chemin qui mène du mythe à la loi de la nature, de l’image au concept, de la religion à la science », enseigne Nietzsche à ses élèves (Les philosophes préplatoniciens, §1). Les physiologistes « avaient à » le faire : ils n’ont pas choisi. Ils sont eux aussi portés par des forces qui les dépassent : somme toute par le nécessaire jaillissement de l’alètheia ou phusis elle-même. Le chemin qu’ils frayent ouvre la voie à la philosophie.

De l’expérimentation à l’observation
Le processus physiologique de quête de lumière a pour conséquence que la divine expérience musicale de la vie dionysiaque est toujours davantage remplacée par l’humaine observation, contemplation de ce qui, dans la phusis, se montre à la lumière. Ce qui se voit, ce qui est présent, l’emporte progressivement sur ce qui ne l’est pas encore ou plus : ce qui est absent. La plante philosophique progresse en direction de son éclosion plénière, son accomplissement.

Parménide constitue une étape décisive dans le processus. Dans son fameux Poème, il détermine la phusis comme « être » (einai), qui comprend tant ce qui est présent (pareon), apparaît à la lumière, que ce qui est absent (apeon) : ce qui se cache et se ressource dans l’obscurité (fragment IV). Cette détermination donne la direction au tournant philosophique en train de se jouer. Au vu de ce qui précède, on n’est pas étonné que ce virage n’ait pas lieu dans un traité, mais dans un poème, pour ainsi dire à cheval entre le muthos divin et le logos humain. Le prologue présente l’événement de l’engagement dans la pensée philosophique.

Il y est question d’un jeune homme transporté dans un char tiré par des cavales, conduit par les filles du soleil. Comme il a passé par toutes les villes, tous les lieux où l’homme peut faire escale, il incarne celui qui connaît tous les domaines humains. Le voilà amené vers un portail rempli de la lumière la plus claire qui, comme le veut la phusis, laisse apparaître une ouverture béante, abyssale. Le jeune homme la traverse, puis est accueilli avec bienveillance par une déesse, qui lui adresse la parole en ces termes : « Il faut que tu sois instruit de tout : du cœur sans tremblement de la vérité bien ronde, mais aussi des avis des mortels, où l’on ne peut se fier à rien de vrai » (fragment I). Ce que la déesse lui accorde n’est autre que la vérité (alètheia) : vérité accomplie, homogène, sans bosse ni creux, au cœur exempt de va-et-vient, de caractère tragique. Le jaillissement de la source musicale (phusis ou alètheia) a bien poursuivi son chemin. La vérité qui lui est donnée est le phénomène que les philosophes appellent depuis lui « l’être de ce qui est » : être parfaitement homogène, stable et constant, qui se distingue des avis des mortels, quant à eux toujours changeants, de sorte qu’on ne peut s’y fier.

Parménide établit ici la distinction traditionnelle entre « vérité » et « opinion ». Alors que cette dernière repose sur la vue et l’expérience hétérogène que chacun a des phénomènes en leurs apparences, la vérité se gagne par la pure pensée : « C’est une seule et même chose : penser et être », souligne Parménide (fragment III). Tel est le tournant vers la philosophie : si, jusque-là, il s’agissait d’écouter, de vivre en profondeur la phusis ou alètheia pour dire et produire musicalement ses vérités ; chez (et depuis) Parménide, la vérité est nouvellement affaire de la seule pensée. Elle est toujours divine, mais s’appelle désormais « être », et devient quelque chose de purement intelligible. La sagesse se déplace de l’expérimentation musicale du monde à la seule pensée humaine de l’être en son dévoilement (alètheia) ou apparaître (phusis) plénier. « L’acte de philosopher cesse-t-il lorsqu’un accomplissement de la vie est atteint ?, se demande Nietzsche. Non, ce n’est qu’à ce moment que commence le véritable acte de philosopher » (Les philosophes préplatoniciens, §1).

Fondation de la philosophie
La philosophie proprement dite est fondée par Platon. Né en 428 à Athènes, il grandit dans une cité marquée par la guerre du Péloponnèse (431-404) ; long conflit contre Sparte, qui sonne le glas de la Grèce qu’on appelle « classique », le « siècle de Périclès » – l’époque la plus florissante de la civilisation athénienne. Les troubles politiques et sociaux ainsi qu’une forte aspiration au calme et à la paix constituent le terreau de la plante Platon. On l’oublie, d’un Platon d’abord très traditionnel : brillant artiste, musicien, poète voué à l’épopée, au dithyrambe, et même à la tragédie. Avant qu’il rencontre Socrate, son maître, dont la pensée, apparue à la suite des physiologistes, est guidée par le souci de trouver une tenue ferme dans le pénible revirement tragique de l’un dans l’autre. Le seul intérêt de Socrate est moral : « Ce qui se fait de bien ou de mal dans les maisons » (Le service divin des Grecs, p. 6). Rebondissant sur Parménide, il cherche à définir tout ce qui est (chaque étant, on dit le grec) en ce qu’il est (tí estin), en son « être » (einai). Sa méthode est la dialektikè [technè], la dialectique, littéralement le savoir-faire (technè) grâce auquel on est capable (-ikós) de dialegein : legein sur le mode du dia, c’est-à-dire distinguer critiquement les prédicats possibles. S’interrogeant sur l’homme, le dialecticien se demande s’il est un être vivant ou une simple chose ; s’il est un mammifère ou non ; s’il vit sur terre ou dans la mer ; finalement s’il est doué de raison. Conduit par la lumière de la raison, Socrate ne cesse de dialoguer, de jouer le jeu des questions et des réponses en vue de découvrir toute chose en sa vérité. Et l’homme de se dévoiler comme « être vivant doué de raison ».

« S’étant opposé avec un radicalisme incroyable au monde, à la politique, à l’éthique et à l’art existants », Socrate est responsable d’un « profond bouleversement entièrement nouveau ». Révolution qui a pour conséquence que « tout le courant du savoir se trouve déversé dans le lit qu’il a tracé : la faille qu’il a ouverte engloutit tous les courants provenant des philosophes plus anciens. Il est étrange de voir comment peu à peu tout se jette dans ce lit. Socrate haïssait tous les remplissages provisoires de cette faille » (Les philosophes préplatoniciens, §16). Le chemin des premiers penseurs se transforme en voie – faille, gouffre – philosophique. Sans conteste grâce à Platon, qui suit les leçons du dialecticien jusqu’à la condamnation à mort du maître pour corruption de la jeunesse, impiété à l’égard des dieux traditionnels et introduction de nouvelles divinités dans la cité.

Dès leur rencontre, attisé par la lumière, Platon se jette dans le lit socratique : il rompt avec son activité musicale, brûle ses poèmes, retire même une tétralogie déjà remise aux acteurs et se voue corps et âme à la connaissance de la vérité, dans laquelle il trouve le sentiment de sécurité convoité. Poursuivant et fixant dans ses dialogues la voie ouverte par son maître, il éclaire, intègre et recueille dans sa position tous les cheminements musicaux passés : chaque tendance est absorbée. A tel point qu’il devient « le premier grandiose caractère mixte », par opposition aux « types purs et non mêlés » (Les philosophes préplatoniciens, §1) qui l’ont précédé. Le premier d’une interminable série : « tous les philosophes ultérieurs sont des philosophes mixtes de ce genre », qui interrogent chaque phénomène en son être, en sa vérité : qu’est-ce que la phusis, qu’est-ce que la connaissance, qu’est-ce que l’amour, qu’est-ce que la justice, qu’est-ce que la beauté ? Etc. Son ti to on, quid est, qu’est-ce que l’étant devient la question fondamentale de notre tradition.

Et la réponse de Platon ne nous étonne guère : l’étant vrai n’est autre que l’étant complètement dévoilé, exempt d’ombre, d’absence, de retrait, et donc de changement ; l’étant pleinement ouvert, présent de manière constante en sa pure lumière, son plus bel éclat ; l’étant qui se présente en son « être » plénier. Et Platon d’être passionnément à sa recherche, quitte à se brûler les yeux, tellement la vérité à laquelle il aspire est claire. On le sait : toute lumière implique une proportionnelle obscurité. En regardant le soleil en face, on n’y voit que du feu. Tel est justement ce qui arrive à la plante assoiffée de clarté : la lumière la plus claire à laquelle il aspire, qu’il découvre et contemple, finalement celle du feu, le soleil, se retire, s’abîme en proportion. A son accomplissement – ou mieux achèvement –, elle lui brûle les yeux. Retour de manivelle : voilà que celui qui ne veut que clarté se voit plongé dans la nuit. Démuni, il n’a d’autre solution que d’appeler un dieu au secours. Ce qu’il aurait fait selon Diongène Laërce (III, 5) en reprenant à son compte un fameux vers de l’Iliade : « Héphaïstos, viens ici ; Platon maintenant a besoin de toi ! », rappelle Nietzsche dans son Introduction à la lecture des dialogues de Platon (§ 2).

Héphaïstos est le dieu du feu, le dieu qui maîtrise la lumière à son stade suprême – et le plus dangereux : il est le dieu forgeron. Si Platon s’en remet à lui, c’est qu’il est klutotechnès, renommé pour sa technè, son savoir-faire. Seule sa vue de l’esprit, la raison qui lui permet de forger, peut prêter secours au Platon plongé dans l’obscurité. Fort d’une raison doublée de celle du dieu, Platon y voit de nouveau clair. Par sa pensée : il se réfugie dans la vue de l’esprit, la faculté intelligible. Grâce à Héphaïstos, sa raison devient divinement puissante, à tel point qu’il est désormais en mesure, non seulement de trouver, mais encore de contempler et déterminer en toute quiétude l’étant le plus lumineux qu’il cherche passionnément.

Or cet étant n’est autre que ce qu’il appelle l’eidos, l’Idée, mot apparenté à eidenai, qui signifie avoir en vue. L’Idée est l’étant entièrement éclairci, présent en son pur aspect, visible en son visage essentiel : en sa vérité et, partant, sa beauté et bonté – éclairée qu’est en dernière instance toute Idée par celle, suprême, analogue au soleil, du Bien. Grâce à Héphaïstos, Platon relègue l’obscurité et tout le va-et-vient tragique de l’existence aux calendes grecques. Il remplit la faille ouverte par Socrate, engloutit tous les courants précédents et initie la voie de la philosophie en sa structure duelle, métaphysique. Toute activité philosophique consiste désormais en un dépassement meta ta phusika : élévation – à l’aide de la pure pensée – au-delà (meta) des choses sensibles de la phusis en direction des Idées suprasensibles, soit de la vérité idéale.

De la sagesse musicale à la philosophie idéaliste
La phusis n’est alors plus expérimentée comme éclosion productrice à partir du retrait et de la destruction, comme jeu tragique de Dionysos, mais pensée sur le modèle des artefacts, comme relevant de la technè poietikè d’un dieu rationnel-moral qui prend en considération (technè) les idées intelligibles en vue de leur production (poièsis) dans le sensible. Platon parle de phutourgon, d’ouvrier-artisan de la phusis : par son savoir-faire, sa technè poietikè, il conduit le monde idéal à sa présence manifeste dans le sensible – monde sensible qui sera forcément le plus beau, le plus vrai, le meilleur possible.

L’ancien sage tragique est recalé au profit du philosophe, amant de la sagesse idéale. En même temps modeste, du fait qu’il ne fait que tendre à la lumineuse sagesse – sans prétendre la posséder –, et sûr de lui parce que son aspiration lui permet de posséder la technè qui le rend à son tour artisan-démiurge du monde, il se situe au sommet de la pyramide sociale. Il devient le nouvel éducateur, législateur d’une cité établie sur un véritable modèle idéal.

Si Platon passe de la sagesse musicale à la philosophie idéaliste, c’est somme toute en ayant expérimenté et poursuivi l’éclosion de la civilisation grecque dans sa personne. En toute connaissance de cause, il diagnostique « une ancienne lutte entre la philosophie et la poésie » (République, 607). Poésie – ou beaux-arts en général – qu’il définit, épaulé par Héphaïstos, sur le modèle des arts artisanaux, utilitaires, comme un mode de la technè poiètikè ; de même que la vie musicale des chanteurs et poètes est thématisée en termes de mousikè technè. Mais si l’artiste est comme le philosophe tributaire de la technè d’Héphaïstos, leurs savoir-faire ne se valent pas : « Comme la technè du poète est une mimèsis, il est forcé, quand les hommes qu’il produit sont de dispositions contraires les uns envers les autres, de se contredire souvent lui-même ; et il ignore ce qui, dans ce qu’ils disent, est vrai », explique Platon dans les Lois (719 c). L’imitation (mimèsis) est au cœur du problème – et du tournant. Dans le dixième livre de la République (595-600), Platon distingue trois genres d’être ou modes de production, chacun affaire d’un artisan-démiurge qui accomplit une certaine technè poiètikè. Focalisé qu’il est sur les artéfacts et la quête de repos, Platon prend l’exemple du lit.

Le degré d’être suprême est celui de l’Idée (eidos) : le lit en sa vérité métaphysique, complètement aléthique, en sa clarté, identité, être suprême produit par dieu (theos) lui-même. Seule notre faculté de penser (noèsis) nous permet de le contempler (theôrein), de le déterminer et donc d’acquérir une connaissance (episthèmè) à son égard ; connaissance qui nous confère une place bien stable au sein du devenir tragique.

Le deuxième mode d’être est celui de l’étant sensible : le lit sur lequel on se couche. Platon parle du phénomène (phainomenon), de l’idée telle qu’elle apparaît dans la matérialité sensible. Il s’agit toujours de l’Idée, mais obscurcie, voilée par de multiples déterminations sensibles. Il est atteignable par la perception sensible (aisthèsis) et fruit du producteur de lits qui, dans son travail, prend en compte l’idée. Marqué qu’il est par le devenir incessant, le phénomène est toujours trompeur et n’accorde ni savoir ni stabilité.

Le troisième degré d’être réside dans la manière qu’a le lit sensible d’apparaître (phainesthai), selon l’angle de vue, l’éclairage, la température, etc. Manière d’apparaître que Platon appelle la pure et simple apparence (phantasma), ou encore la petite Idée (eidôlon), du fait qu’en elle apparaît toujours l’idée, mais de manière réduite à l’extrême. En se fiant au caractère toujours changeant de la seule apparence, l’âme humaine n’a aucune chance de trouver son chemin.

C’est ce troisième mode d’être qui concerne l’œuvre d’art, qui est selon Platon un mimèma : une imitation (mimèsis) d’une certaine apparence du phénomène de l’idée. Mimèsis non pas au sens de la simple « copie », mais du renforcement, de la mise en évidence de l’apparence en vue de lui conférer tout un éclat, toute une beauté. Ces mimèmata partagent avec les choses du troisième genre la nature d’apparences (phantasmata). Ils sont affaire de l’artiste, qui a certes pour avantage d’être capable, en tant qu’imitateur, de produire n’importe quel phénomène, mais pour défaut de ne jamais s’appuyer sur l’étant vrai. La faculté qui entre en jeu chez lui (et par suite chez le spectateur) est la fantaisie (phantasia), l’imagination. L’homme qui se fie au mimèma ne trouve jamais son chemin et risque toujours d’être trompé par la beauté de l’apparence artistique.

Les artistes sont expulsés de la Cité idéale
Selon Platon, l’œuvre d’art détourne donc l’homme de la bonne conduite et le prive de tout savoir et de toute stabilité. Taxé de charlatan (goès), l’artiste est par suite expulsé de la cité idéale. Les beaux-arts sont considérés comme de simples jeux d’enfant (paidia), dénués de sérieux (ou spoudè), inutiles, et même dangereux pour la bonne constitution de l’âme humaine. Dangereux parce qu’ils exercent naturellement (phusei) un immense charme sur l’âme humaine, dont la partie alogique a tôt fait de se déchaîner et faire sombrer l’ensemble dans le trouble.

L’expulsion des arts n’est pourtant pas le dernier mot de Platon. Dans les livres précédents de la République(376-401), ils apparaissent sous un tout autre jour, comme base indispensable de l’éducation. A l’instar de toute formation traditionnelle, il s’agit de toujours débuter par de la gymnastique (gumnastikè [technè]) pour le corps et de la musique (mousikè [technè]) pour l’âme. D’autant plus que « dans tout ouvrage, c’est le commencement qui est le plus important, principalement pour tout être jeune et tendre, parce que c’est à ce moment qu’on façonne et qu’on enfonce le plus l’empreinte dont on veut marquer chacun » (377 a-b). Constituée de mythes, la musique comporte tant des paroles vraies (dé-voilantes), que des propositions fausses (voilantes). Les mythes tragiques permettent de démarquer celles-ci de celles-là, l’obscur, voire le clair-obscur, du clair. Ils éduquent ainsi les enfants, leur indiquent la bonne tenue, les mettent sur le chemin de l’excellence et de la vertu.

Avant d’expulser les artistes dans le livre X, Platon les célèbre donc en tant qu’éducateurs. Du moins ceux qui ont en vue ce qui est de mise, juste, beau et bon, précise-t-il dans les Lois (801) : ceux qui prennent en compte les Idées. Dans le Banquet (209 d), Homère et Hésiode eux-mêmes, cibles du livre X de la République, sont associés aux grands législateurs que sont Lycurgue et Solon, qui ont donné naissance à de nombreuses œuvres tout à fait belles, tout à fait excellentes. Dans le Politique, Socrate va jusqu’à affirmer, en pionnier de l’art de divertissement, que si les arts venaient à disparaître « la vie, déjà si pénible maintenant, deviendrait absolument invivable » (299 e).

Rapport ambigu à l’art
Le rapport qu’entretient Platon aux beaux-arts est donc double : conscient de leur puissance et danger, il les bannit de sa cité idéale ; conscient de leur puissance et utilité, il les célèbre. La solution qu’il propose en creux est celle de la sélection et de la… censure. Pas seulement en creux : dans le septième livre des Lois (801 c-d), il apparaît que la mousikè sera purement et simplement interdite avant d’avoir passé un examen préalable auprès du magistrat préposé à l’éducation ainsi que des gardiens des lois : les philosophes-législateurs eux-mêmes. Telle est somme toute leur tâche : « Chercher ces artisans-démiurges qui, bien disposés par la phusis, sont capables de flairer la phusis du beau et du digne, afin que les jeunes gens, comme les habitants d’un lieu sain, tirent profit de tout ce qui, tel un souffle qui apporte la santé d’un lieu salubre, s’élance vers eux à partir des belles œuvres, soit par la vue, soit par l’ouïe, et que d’emblée, dès l’enfance, ils soient portés, d’une manière voilée, vers la ressemblance, l’amitié et la symphonie du beau logos (République, 401 c-d).

Voici le critère de détermination : la pure lumière à laquelle aspire le philosophe, les Idées que sa raison lui permet de contempler. Il faut s’interroger sur la nature de la mimèsis propre à la technè poiètikè de l’artiste : ce qu’il a en vue lors de sa production. S’il s’appuie sur le monde ici et maintenant, il faut l’expulser. S’il reprend et met en évidence le monde idéal, il convient de le célébrer.

Mais quel artiste a en vue, lors de sa production, le modèle idéal ? Quel est le poète qui, loin de laisser jaillir musicalement hors de lui la sagesse dionysiaque, a dans ses productions en vue le monde rationnel des idées ? Nul autre que le philosophe lui-même. L’Athénien des Lois ne s’en cache pas : « Nous sommes nous-mêmes poètes de tragédies, les plus belles et en même temps les meilleures : toute notre constitution politique s’établit en effet en tant que mimèsis de la vie la plus belle et la meilleure, et c’est là vraiment selon nous la tragédie la plus vraie. Poètes donc vous êtes, poètes aussi nous sommes de la même poésie, vos rivaux dans la technè et vos adversaires dans le concours du drame le plus beau, que seule accomplit selon la phusis la loi vraie : telle est, du moins, notre espérance » (817 b).

Le philosophe comme artiste, médecin, législateur
Le philosophe est lui-même un artiste, poète de tragédies, dont l’enjeu est de rendre le monde conforme à la phusis ou alètheia. La seule différence d’avec ses prédécesseurs consiste en ce que chacun a en vue lors de sa production, la vie qui les traverse et qu’ils prennent en compte : les chanteurs et poètes éprouvent la phusis en sa nature claire-obscure, mythique, le philosophe-artiste-législateur la contemple à son stade d’éclosion suprême, en sa plus grande clarté intelligible.

Comme les chanteurs et poètes avant lui, le philosophe cherche l’exemplarité, s’occupe de la santé et de la brillance de ses congénères, et par suite de la cité, voire du monde entier. En ce sens, il n’est pas seulement éducateur, mais aussi médecin : il soigne les maladies (hubreis), les excès qui assaillent l’homme (Lois, 903 c). Loin d’être autonome, de s’occuper de ce qui l’intéresse, le philosophe est comme l’artiste possédé par une force ou musique qui le dépasse. Il est en ce sens pris de folie (mania) : non pas d’une folie humaine, mentale, physique, mais d’une folie qui relève « d’un détournement divin des usages habituels » (Phèdre, 265 a). Les plus grands biens nous proviennent toujours de la mania dont nous dote le divin, indique Platon (244 a). Dans le Banquet (218 b), Socrate va plus loin encore : il dit du philosophe qu’il est grisé par une ivresse bacchique (baccheia) – du nom de Bacchos, autre appellation de Dionysos. Comme les vrais chanteurs et poètes, le véritable philosophe est sous l’emprise du jaillissement de la vie dionysiaque, enivré par l’esprit de la musique. Mais d’un Dionysos nouvelle manière qui, conformément à l’évolution de la Grèce telle qu’elle se joue dans la puissante raison de Platon, est toute brillance, toute lumière. Et la philosophie de se dévoiler comme « musique suprême » (Phédon, 61 a) : art des Muses par excellence.

C’est ainsi que Platon fonde la philosophie et toute notre tradition de pensée. Selon Nietzsche, il commet la pire des « erreurs in physiologicis » : il est la proie de la plus grave des mécompréhensions, des mésinterprétations de la phusis. Erreur majeure, capitale, qui a certes ouvert sur la science et la technique, qui nous donnes certes mille et un avantages, mais qui provoque à la fois les terribles déséquilibres que nous subissons tous les jours plus cruellement.