« FRIEDRICH NIETZSCHE EST UN DES PHILOSOPHES LES PLUS FAMEUX ET STIMULANTS DE L’HISTOIRE. Pourtant, quelque cent-vingt ans après sa mort, on continue à passer à côté du noyau générateur de son œuvre et de l’immense révolution qu’il accomplit. Une révolution majeure, de pensée et d’action, que chaque crise – tant personnelle, sociale, politique que sanitaire, climatique, énergétique – rend plus urgente. Un changement de paradigme monstre, civilisationnel, qui repose sur la sensibilité et le bon sens écartés par notre conception rationnelle-morale du monde. » C’est ainsi que commence notre livre intitulé La révolution de Nietzsche. Avec Dionysos et nous, 18 ans après notre thèse de doctorat Nietzsche et Dionysos. Essai généalogique de la pensée philosophico-esthétique de Nietzsche, soutenue en décembre 2005 à l’Université de Lausanne (Prix de faculté). Vous en trouvez ci-dessous sa Table des matières, la Liste des personnages et son Ouverture.
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Table des matières
IRRUPTION DE DIONYSOS
Apollon contre Dionysos 12
Apollon et le rêve 15
L’art apollinien 17
Dionysos et l’ivresse 18
L’art dionysiaque 20
Notre rapport à l’art est erroné 21
Développement des pulsions 23
Socrate contre Dionysos 27
Euripide et le socratisme esthétique 27
Socrate et la tendance socratique 29
Le socratisme et ses conséquences 32
Wagner et Dionysos 35
Les ambiguïtés de La naissance de la tragédie 39
FACES ET LUTTES CACHÉES 44
Considérations inactuelles 45
Les philistins de la culture 46
Education à l’art et à la vie 49
Wagner porteur de feu 51
Tournant scientifique 54
Rupture avec Wagner et Schopenhauer 54
Orientation scientifique 58
Style aphoristique 61
Chimie des représentations et sentiments 62
Homme fou, nihilisme et esprit libre 63
Incipit tragœdia – que la comédie commence ! 67
L’événement Zarathoustra 70
L’esprit libre retourne parmi les hommes 70
L’enseignement du surhomme 72
Eternel retour et volonté de puissance 74
DIONYSOS LIBÉRÉ 78
Retour de Dionysos 79
De la métaphysique à la physiologie de l’art 81
Dionysos contre le Crucifié 84
Grande révolution, grand accomplissement 87
Dionysos, Ariane et nous 92
Liste des personnages
(par ordre d’apparition)
Nietzsche (1844-1900) : philosophe-artiste qui reconnaît nos vérités comme de dangereuses erreurs, reconnecte la pensée à la vie et ouvre sur une sagesse sensible de grande santé.
Dionysos : dieu artiste surabondant de la vie et de la mort, de l’ivresse de production et de destruction. Clé de lecture inouïe pour comprendre Nietzsche, notre monde, nos fourvoiements.
Nous : Occidentaux tardifs trop satisfaits des avantages que nous confèrent nos idées, notre raison, nos progrès pour corriger les déséquilibres qu’ils provoquent.
Platon (428-348) : artiste-philosophe fondateur de notre tradition métaphysique-idéaliste.
Héraclite (510-450) : physiologiste qui pense le monde en l’union de ses contraires et comme enfantin jeu divin.
Wagner (1813-1883) : musicien dont l’œuvre semble conduire à la renaissance de la tragédie.
Prométhée : titan enchaîné pour avoir dérobé le feu aux dieux et l’avoir amené aux hommes.
Apollon : dieu de la belle apparence et belle forme. Puissance artistique qui rend la vie possible et digne d’être vécue.
Muses : déesses qui insufflent par leur ivresse musicale l’équilibre et l’harmonie de toutes choses.
Schopenhauer (1788-1860) : philosophe qui pervertit la métaphysique en situant le fondement des phénomènes dans une volonté aveugle et assoiffée.
Silène : satyre compagnon de Dionysos qui considère que la vie est tellement douloureuse qu’il vaudrait mieux ne pas être.
Euripide (480-406) : premier poète « sobre », qui estime que seul le compréhensible peut être beau.
Socrate (470-399) : maître de Platon qui, en quête de stabilité et de bonté, se détourne des instincts et amorce le rationalisme philosophico-scientifique et moral.
Penthée : roi de Thèbes, ami de l’ordre et de la raison que l’hostilité à Dionysos conduit à être démembré par sa mère.
David Strauss (1808-1874) : historien-théologien symbole du philistin de la culture : expert pour qui tout n’est que scientificité, culture générale et faux-semblant érudit.
Homme fou : annonciateur de la « mort de Dieu », du nihilisme : ce n’est plus l’Idée suprême, mais d’autres instances qui façonnent notre existence.
Diogène (413-327) : penseur cynique qui cherche en plein midi, une lanterne à la main, un homme non aveuglé par les lumières platoniciennes.
Surhomme : être humain qui a surmonté le dualisme idéaliste de la tradition et vit sa vie en artiste.
Esprit libre : esprit qui, délivré des chaînes rationnelles-morales, accompagne les forces de vie.
Zarathoustra : enseignant de l’affirmation sans réserve de la vie comme volonté de puissance et éternel retour du même.
Crucifié (-7-30/33) : incarnation du logos idéal-moral, morte sur la croix et ressuscitée pour prouver l’existence de l’au-delà.
Paul (8-67) : apôtre qui initie la tendance chrétienne-morale en présentant Dieu comme électeur de tout ce qui est faible, vil et méprisé.
Ariane : princesse dont le fil permet à son amant Thésée de ne pas se perdre et dans laquelle Dionysos se reconnaît comme dans un miroir.
Ouverture : urgente révolution
Que faire quand on est dans l’impasse ? Quand la roue tourne de plus en plus vite ? Quand nos efforts, au lieu de freiner les déséquilibres, les alimentent plutôt ? Quand on reconnaît que nos crises, qu’elles soient personnelles, sociales, économiques, ou encore écologiques, sanitaires, sont à vrai dire structurelles, systémiques ? Il n’y a qu’une issue : mettre un sabot d’arrêt dans la roue du temps, interroger les implicites et laisser les phénomènes se déployer à nouveau frais. Tel est ce que fait vingt ans durant Friedrich Nietzsche à la fin du 19e siècle. Dans l’indifférence et l’incompréhension générales.
Nietzsche a beau être un des philosophes les plus fameux et stimulants de l’histoire, il demeure incompris. On continue quelque 120 ans après sa mort à passer à côté du noyau générateur de son œuvre et de l’immense révolution qu’il accomplit. Une révolution majeure, de pensée et d’action, que chaque crise rend plus urgente. Un changement de paradigme monstre, civilisationnel, qui repose sur la sensibilité, l’art et le bon sens écartés par notre vision rationnelle-morale du monde.
En 1873, à 29 ans, Nietzsche écrit :
Dans un quelconque coin perdu de l’univers qui s’écoule en scintillant dans d’innombrables systèmes solaires, il y eut une fois un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ »histoire universelle » : mais cependant qu’une minute. Après quelques souffles de la nature, l’astre se figea et les animaux intelligents durent mourir. (PTG, Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1)
On nous dit aujourd’hui que la terre est apparue il y a 4,6 milliards d’années, parmi des centaines de milliards d’étoiles, dans une des centaines de milliards de galaxies. Les premières traces de vie remontent à 3,8 milliards d’années, la lignée humaine à 7 millions d’années, l’homo sapiens à 300’000 ans. Avec lui a émergé l’intelligence et, il y a deux millénaires et demi, notre forme de connaissance, rationnelle, qui a donné lieu à la philosophie, à la science, à la technique, aux incroyables progrès dont nous jouissons tous les jours davantage. Et aux terribles dérèglements et tensions qui vont de pair.
Il y a 150 ans, Nietzsche est un des premiers à tirer la sonnette d’alarme : « Une vision du monde dévoyée et optimiste déchaîne finalement toutes les abominations » (FP, 1871, 9[26]). Le constat est sans appel : notre tournure d’esprit, notre rapport au monde conduit à la catastrophe. L’heure est venue de le reconnaître et de corriger le tir. « Il m’arrive de contempler ma main en songeant que j’ai dans ma main le destin de l’humanité — : je la brise de manière invisible en deux parties, avant moi, après moi… » (FP, Début 1888-début janvier 1889, 25 [5]), écrit Nietzsche à la fin de son parcours. D’autant plus convaincu qu’il est depuis ses jeunes années porté par une découverte prodigieuse : « Vous vouliez attraper un poisson et avez lancé votre filet dans la mer. Mais voilà que vous en avez retiré la tête d’un dieu antique » (FP, Eté 1883 13[12]) : Dionysos, dieu grec, artiste de la vie et de la mort ; clé de lecture inouïe pour comprendre Nietzsche, notre monde, nos erreurs. Et faire en sorte que les choses changent. La philosophie peut être autre chose que pure scientificité, culture générale ou développement personnel.
Si on est jusqu’ici passé à côté de la révolution de Nietzsche, c’est qu’on l’a lu trop vite et avec des idées reçues ; notamment dans ses fragments posthumes, qui présentent sa pensée sans filtre. D’une manière générale, on ne tient pas compte du musicien, du poète et spécialiste de la Grèce ancienne que Nietzsche est d’abord et avant tout. On néglige la sensibilité, la souffrance sur lesquelles reposent ses lignes. Délaisse les puissances artistiques dont il se réclame. Omet son dialogue avec la tradition, notamment avec Platon. Et manque l’évolution et la cohérence de son propos, de son premier livre, La naissance de la tragédie (1872), à ses ultimes Dithyrambes de Dionysos (1889). Le tout en mésinterprétant et survalorisant sa fin tragique dans la folie. Conséquence : on reste prisonnier des réflexes et structures de pensée que son travail vise justement à surmonter.
Avant même son premier livre, Nietzsche écrit : « Ma philosophie, platonisme inversé : plus loin on est de l’étant véritable, plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme but » (FP, 1870-1871-I, 7[156]). D’emblée, Nietzsche se situe aux antipodes de notre tradition idéaliste fondée il y a 2400 ans par Platon. Il faut le prendre à la lettre : Nietzsche inverse l’ordre établi. Au lieu de considérer les apparences comme trompeuses, de les dépasser pour se fier à une vérité intelligible, il les valorise. Le but de l’existence ne réside pas dans la découverte et la réalisation d’idées, mais dans la bonne relation aux apparences. Le propos est tellement inhabituel qu’on ne le prend pas au sérieux.
A l’autre bout de son cheminement, Nietzsche précise, sardonique : « Il est indigne pour un philosophe de dire : le bien et le beau sont un : s’il y ajoute « également le vrai », il faut le bastonner » (FP, Printemps-été 1888, 16[40]). On se trompe depuis Platon : bonté, beauté et vérité ne vont pas ensemble. La vie est grevée de lutte, de souffrance, de déclin et de mort. D’où l’importance des apparences. « La vérité est laide : nous avons l’art afin de ne pas sombrer face à la vérité », poursuit Nietzsche. L’art, l’apparence, l’illusion n’est pas comme le conçoit Platon un jeu d’enfant dénué de sérieux, voire dangereux pour la bonne constitution de l’âme humaine (République, X), mais une nécessité vitale. A vrai dire pour tout phénomène vivant. L’affirmation est choquante : la vie est selon Nietzsche de part en part artistique.
« A quelle profondeur l’art pénètre-t-il dans l’intimité du monde ? Et y a-t-il, à côté de l’ »artiste », encore des forces artistiques ? » Cette question était, comme on sait, mon point de départ : et j’ai répondu oui à la seconde question ; et à la première « le monde lui-même n’est rien d’autre qu’art. » (FP, Automne 1885-automne 1886, 2[119])
Voici le changement de paradigme : l’existence est de fond en comble esthétique. Les phénomènes ne sont pas le fruit du hasard, la création d’un Dieu architecte, les conséquences d’un big bang, mais les œuvres de puissances artistiques : « Le monde en tant qu’œuvre d’art qui s’engendre elle-même » (2[114]), note Nietzsche dans une formule d’autant plus dérangeante qu’elle renoue avec bon nombre de traditions ancestrales, dites primitives. En une phrase, sa révolution consiste en la reconnaissance que toute vie – humaine et non humaine – repose sur de mystérieuses forces sensibles, artistiques, créatrices d’apparences qui viennent surmonter la douleur et la mort qui grondent au fond de tout. Tel est le point de départ, à ce jour manqué, de la philosophie de Nietzsche.
Il convient de le retenir : tous les phénomènes vivants, toutes les apparences sont les expressions de puissances artistiques. Nous autres humains y compris ; et même de plus belle. Ce qui nous distingue n’est pas comme le veut la tradition notre raison, notre faculté de connaître, de juger et d’agir selon des principes, mais notre capacité à sentir, à créer et à… voiler les choses :
La vie doit inspirer confiance : la tâche ainsi posée est monstrueuse. Pour la résoudre, il faut que l’homme soit déjà menteur par nature, il faut qu’il soit plus que tout artiste. Et il l’est aussi : métaphysique, religion, morale, science – rien que des créations de sa volonté d’art, de mensonge, de fuite devant la « vérité », de négation de la « vérité ». (FP, Mai-juin 1888, 17[3])
Si nous sommes plus artistes que n’importe quel être autre vivant, c’est que nous sommes plus affectés par la souffrance et la mort. Ce qui nous rend plus créateurs. Il n’est pas facile de l’admettre : pour avoir confiance en la vie, pour tenir, avancer – ne pas craquer –, nous sommes sans cesse amenés à créer des fictions, à nous raconter des histoires. Nietzsche est radical : toutes nos productions, personnelles et collectives, ne sont rien d’autre que des moyens artistiques de survie face à la sombre vérité ; des voiles, des illusions, des mensonges, sur nous-mêmes, notre entourage, le monde. Le propos est d’autant plus inavouable que nous jouissons plus que jamais de nos constructions, petites et grandes. Finalement à l’échelle de la civilisation. C’est en ce sens que Nietzsche affirme que la métaphysique, la religion, la morale, la science elle-même – si rationnelle, si rassurante, si efficace – n’ont rien de vrai, mais sont des fuites, des négations de la vérité ; des productions artistiques qui rendent la vie possible et digne d’être vécue. Affirmation qui renverse toute notre conception du monde.
Si on ne se braque pas et la considère comme une possibilité à méditer, une question a tôt fait d’émerger : celle de la valeur de nos créations ; valeur structurale (et non morale), au sens où une chaise est bonne si elle ne s’effondre pas quand on s’assied dessus. Que valent nos constructions, nos fictions ? Sont-elles bonnes, justes, pour nous, nos semblables, le monde ? Favorisent-elles l’équilibre ? Ou sont-elles au contraire mauvaises, erronées ? Provoquent-elles des dérèglements ? Nietzsche possède un critère pour y répondre. Il le dévoile dans ce fragment jamais commenté :
L’erreur est le luxe le plus coûteux que l’homme puisse se permettre ; et quand l’erreur est même une erreur physiologique, alors elle devient mortellement dangereuse. Qu’est-ce que, partant, l’humanité a jusqu’ici payé le plus cher, expié le plus sévèrement ? Ses « vérités » : car celles-ci étaient toutes des erreurs in physiologicis… (FP, Début-été 1888, 16[54])
Reprenons lentement, tant c’est dense, tant c’est décisif. Et tant c’est instructif. Parmi les innombrables créations que nous sommes amenés à faire pour supporter l’existence – et nous la rendre agréable –, certaines sont erronées, fruits de mauvaises interprétations, quant aux situations, aux faits, aux personnes, à nous-même. A bien y réfléchir, chacun d’entre nous commet tous les jours un tas d’erreurs. La plupart sans conséquences, tant nous possédons d’outils, de trucs pour nous protéger ; au point parfois d’en abuser. Mais attention : même s’il n’y paraît rien, la moindre de nos erreurs est dangereuse. Et s’il s’agit d’une erreur physiologique, elle l’est même mortellement. Sans l’expliquer davantage, Nietzsche donne un exemple, très surprenant, très désagréable pour nos oreilles occidentales : nos vérités.
Rien n’est plus difficile à reconnaître. Ce que nous plaçons le plus haut, que nous considérons comme le meilleur, notre but, notre guide – à savoir nos vérités, qu’importe qu’elles soient métaphysiques, religieuses, morales, scientifiques, ou encore personnelles, journalistiques, historiques, etc. –, est selon Nietzsche ce que nous expions le plus sévèrement. Toutes nos vérités sont en effet des erreurs in physiologicis, des mécompréhensions de la phusis.
Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce que la phusis ? En quoi nous trompons-nous à son égard ? En quoi notre fourvoiement nous conduit dans le mur ? Le comprendre donne la clé de la révolution de Nietzsche, – et de toute sortie de crise. Phusis est couramment traduit par nature, mais signifie bien davantage, comme le montre déjà l’étymologie. « Nature » provient du latin natura, substantif du verbe nasci, naître. Elle désigne ce qui est né, qui est naturellement sorti du néant. Lié au grec phuein, qui veut dire venir au jour, éclore, phusis exprime plus largement tout ce qui apparaît et se déploie à la surface : les plantes, les animaux, les humains, mais aussi leurs actions, leurs œuvres, leurs idées. La phusis n’est pas comme la nature un domaine particulier au sein du monde – opposé à l’art, à la culture, à la technique –, mais l’ensemble de ce qui émerge, selon Nietzsche artistiquement, des profondeurs cachées.
Plongé dans les textes des anciens Grecs, Nietzsche baigne dans cette entente de la phusis dont témoigne notamment Héraclite, penseur dont il se sent le plus proche. « La phusis aime à se cacher » (22 B 123 DK), rappelle ce dernier : l’éclosion entretient une relation d’amour, de jeu, de tensions réciproques avec ce que nous considérons comme son contraire, le retrait. Il en va de même pour tout ce que nous opposons : la surface est liée à la profondeur, la croissance au déclin, la santé à la maladie, l’amour à la haine, la vie à la mort. On a tendance à l’oublier, nous sommes nous-mêmes tous les jours le théâtre de milliards de luttes, victoires et défaites, naissances et morts. A l’encontre de notre vision du monde, l’un ne va pas sans l’autre, l’un est toujours à l’œuvre avec et dans l’autre, selon divers degrés. Croire que la lumière peut exister sans ombre, la beauté sans laideur, la joie sans peine, la paix sans guerre est justement ce que Nietzsche appelle une erreur in physiologicis : une mésinterprétation de la phusis qui provoque des terribles déséquilibres, que l’humanité paie de plus en plus cher.
Aux antipodes de nos structures de pensée, Nietzsche écrit : « Il n’y a pas de contraires, mais uniquement des différences de degrés du même » (HHII, II, §67) : de la même vie ou phusis artistique qui se déploie en se retirant, se produit en se détruisant. Si on ne le reconnaît pas, ne l’assume pas, on passe à côté de la révolution de Nietzsche ; et de la réalité de la vie. On a beau croire, beau dire, tout est multidimensionnel, multifactoriel, marqué par mille et une faces et tensions cachées. Nos déterminations sont relatives, nos formalisations réductrices, nos convictions illusoires, nos vérités… des erreurs. D’autant plus dangereuses que chacune en implique quantité d’autres, toujours plus grandes et plus néfastes à la bonne compréhension et au bon équilibre du tout.
Au lieu d’objectiver, de classer comme on a l’habitude de le faire – par éducation, par réflexe – ce qui nous arrive dans des concepts, des catégories, volontiers binaires, notre tâche est selon Nietzsche de multiplier les perspectives et d’évaluer les apparences : cultiver et valoriser celles qui sont sensibles, physiologiques, artistiques, qui émergent des profondeurs ; éviter et écarter celles qui sont superficielles, artificielles, fruits de nos idées. Pour finalement « laisser résonner l’harmonie du monde » (PTG, 3) en nous et en-dehors de nous. Avec Héraclite, la sagesse est de « dire et produire le vrai selon la phusis, en l’écoutant » (22 B 112 DK) : exprimer et accompagner de la manière la plus productive possible les forces artistiques qui nous traversent.
Tout cela est tellement évident pour le poète, musicien et chercheur Nietzsche qu’il ne le thématise pas ; tellement incongru pour la plupart qu’elle passe à côté. Pourquoi ? Parce qu’il y a 2400 ans, à une époque semblable à la nôtre, marquée par la crise, la maladie, la guerre, la peur, un homme d’une immense sensibilité et intelligence, assoiffé de clarté et de stabilité, a commis la pire des erreurs in physiologicis, fondatrice de notre tradition. A Athènes, au 4e siècle avant J.-C., Platon a divisé les choses en deux : distingué logiquement l’éclosion du retrait, la présence de l’absence, la croissance du déclin, le bon du mauvais, le beau du laid ; valorisé dialectiquement l’un aux dépens de l’autre. A tel point qu’il en est venu à découvrir – ou à créer, artificiellement, selon Nietzsche –, par-delà la phusis, dans sa prodigieuse pensée, métaphysique, un monde de toute beauté, bonté et vérité : celui, théorique, rationnel, moral, des Idées. Monde idéal, d’une telle brillance et stabilité qu’il devient la jauge et mesure de quiconque en est touché. Aujourd’hui de manière systématisée, mondialisée par l’éducation, la science, la technique, l’information, le divertissement, la publicité, les réseaux sociaux, et même la guerre.
Conséquence : le caché, l’obscur, l’ambigu, le sensible, l’artistique – et de surcroît le multiple, le problématique, la souffrance, le déclin, la mort – sont expulsés de nos pensées, écartés de nos vies. Alors qu’ils en sont la ressource-même : « Gardons-nous de dire que la mort est opposée à la vie. Le vivant n’est qu’un genre du mort, et un genre très rare » (GS, III, §109). Cette vérité, Nietzsche l’appelle « dionysiaque », « tragique », au sens de la tragédie grecque jouée en l’honneur de Dionysos, le grand artiste de la vie et de la mort. Dionysos, noyau générateur de ce qui se joue à la surface ; clé de lecture inouïe pour comprendre Nietzsche, sa révolution, notre monde – et nous engager pour une humanité plus respectueuse des nuances et exigences de la vie.
Pourquoi le Dionysos de Nietzsche n’a-t-il pas été pris au sérieux ? D’abord parce que c’est un dieu. Notre idéalisme – devenu objectiviste, pragmatique, techno-scientifique – est si englobant, si puissant, prétendument si libre aussi, qu’on ne s’intéresse aux forces surhumaines que pour mieux s’en débarrasser ou les exploiter. Dionysos est d’autant plus négligé qu’il est ancien et inclassable. Symbole de la multiplicité, du masque, du jeu, il déborde nos structures de raison ; masculin, puissant, sec et sonnant, il est à la fois féminin, humide et embrassant. Il incarne la pulsivité de la vie, les mystérieux cycles et sucs de la génération, de la fermentation, de la production – et de l’incontournable destruction qui va de pair. Il est le maître du banquet, de la fête, du théâtre, de l’enthousiasme ; le patron de la tragédie, de la danse, de la transe, de l’équilibre sauvage et précaire ; le grand artiste du va-et-vient de l’existence, de la nature comme phusis.
Il figure la surabondance, la transgression, la magie, la métamorphose, les forces printanières qui secouent la nature de désir et de plaisir ; l’ivresse, le délire extatique qui fait perdre toute raison et identité. Il intervient partout où la vie manque de mouvement, d’air et de jeu. Il est une terrible menace pour nos idées, nos vérités, notre morale, nos institutions, nos administrations ; d’autant plus détesté qu’il dispose d’infinis tours et détours pour rétablir l’équilibre, quitte à engendrer les pires crises et folies, les plus atroces violences et maladies.
Dès que le jeune Nietzsche voit émerger Dionysos dans sa pensée, il en est impressionné et enthousiasmé. Tellement qu’il ne cesse de s’en occuper. D’abord naïvement, au grand jour, dans ses premiers textes. Puis dans l’ombre, au vu de leur réception catastrophique. Enfin de plus en plus ouvertement et librement dans son œuvre tardive. Jusqu’à finalement en être emporté. A mi-chemin, Nietzsche se demande, lucide et inquiet :
Mes lecteurs trouveront-ils goût à une seule et unique pensée reprise sous des centaines de milliers de variantes et d’éclairages ? Mais c’est une exigence de la santé générale (…). (FP, Eté 1880, 4[318])
Unique pensée dont le fil présente un chemin inédit, plus aisé et salubre que nul autre, à travers l’ensemble de l’œuvre, des figures et concepts de Nietzsche.
Avant de nous engager, une remarque encore sur la mauvaise réception de Nietzsche, somme toute liée à son enthousiasme. Si on est jusqu’ici passé à côté de son changement de paradigme, ce n’est pas tant qu’on lit ses textes de travers, qu’on peine à prendre le taureau par les cornes, mais parce que Nietzsche est dedans. Hormis dans son fragment programmatique, où il présente sa philosophie en termes de « platonisme inversé », il ne prend guère de distance. L’interprétation esthétique, physiologique, artistique du monde est pour lui une telle évidence, découle si naturellement de ses expériences d’enfant, de jeune homme, de musicien, de chercheur, d’ami – notamment de Wagner, nous le verrons – qu’il n’a pas idée des difficultés de ses lecteurs ; d’autant plus grandes qu’ils sont savants.
La seule manière de ne pas se fourvoyer consiste à ralentir. A lire Nietzsche comme il le suggère lui-même dans l’Avant-propos d’Aurore, « profondément, rétro- et prospectivement, avec des arrière-pensées, des portes laissées ouvertes, des doigts et des yeux délicats » (5). Avec « de nouvelles oreilles pour une nouvelle musique. De nouveaux yeux pour le plus lointain. Une nouvelle conscience pour des vérités jusqu’à présent restées muettes » (AC, Avant-propos). Au moindre doute, l’enjeu est de s’arrêter sur ce qui est problématique ; de le creuser, le déployer, le mettre en perspective. Toujours selon la position de Nietzsche lui-même, dont le travail, s’il provient des forces artistiques inhérentes à la phusis, est jusque dans les moindres détails de toute cohérence. Manière de faire d’autant plus importante pour les premières lignes et premiers livres que Nietzsche avance de plus en plus vite s’éloigne de plus en plus de nos habitudes de pensée.