Nous sommes toujours à Thèbes, devant le palais de Penthée, avec le roi et… Dionysos sous les traits de l’étranger. Tous deux écoutent attentivement le messager-berger en train de narrer ce qui se trame avec les femmes là-haut, dans les montagnes. Dionysos tout sourire, Penthée en même temps furax et curieux.
Et le messager-berger de raconter qu’en voyant les actions des femmes, tous les bouviers et bergers présents n’ont pas tardé à se rassembler pour faire le point de la situation ; et arriver à la conclusion que les bacchantes s’adonnent à des actes à la fois tout à fait terribles et mystérieux, étonnants. C’est alors qu’un homme différent d’eux s’est avancé : non pas un campagnard, mais un citadin, qui aime fréquenter la ville, les places publiques, et qui est par suite expert en discours.
Or ce dernier leur a proposé de les aider, eux les bergers et bouviers qui habitent les vénérables plateaux des montagnes ; plateaux sauvages, qu’il s’agit de respecter comme il se doit. Il leur a proposé de les aider à chasser Agavé, la mère de Penthée, qui a visiblement perdu la raison. La chasser hors de son état de transe, hors des fêtes bachiques qu’elle dirige : l’attraper pour la ramener à Thèbes et satisfaire la droite volonté de son fils, le seigneur Penthée, qui s’évertue à restaurer partout l’ordre et la mesure et à redonner à chacun la place qui lui revient dans le monde et sa cité.
Comme l’homme a bien parlé, tous les bouviers et bergers se sont laissé convaincre et ont suivi sa proposition. Aussitôt, ils se sont mis en embuscade pour, cachés dans les feuillages des taillis, le moment venu, fondre sur la délirante Agavé et s’emparer d’elle. Les bacchantes, elles, le moment venu, se sont comme de coutume mises en mouvement, avec leur thyrse, et ont commencé à célébrer leur fête bachique. Elles se sont mises à appeler, toutes ensembles, d’un seul et même allant, d’une seule et même bouche, Dionysos, nommé pour l’occasion Iacchos, le Criant, Bromios, le Grondant, le rejeton de Zeus. Et – miracle ! –, la nature entière, et la montagne elle-même, et les bêtes sauvages elles aussi, tout s’est alors mis en mouvement ; rien ne demeurait immobile, tout participait d’une même course, célébrant, bachiquement, d’un seul et même allant, le dieu de la vie et de la mort.
Soudain, Agavé en personne est arrivée, en pleine transe, bondissant près du fourré où le messager et ses compagnons étaient en embuscade. Et les bergers de sortir alors d’un bond de leur cachette et de s’élancer en trombe vers elle, pour la saisir. Mais voilà qu’au lieu de se laisser prendre, sans faire montre de la moindre peur, elle s’est mise à crier – cri terrible, non pas en direction des hommes, mais de ses compagnes : « Ô mes chiennes, leur a-t-elle lancé ! Ô vous qui participez en courant à notre folle course bachique, regardez : nous sommes chassées par ces hommes ! Mais nous n’allons pas nous laisser faire, mes chiennes ! Non : suivez-moi ! Prenez vos thyrses dans vos mains et suivez-moi, toutes ensemble : à l’attaque, mes chiennes ! »
Face à ce sauvage assaut féminin, les hommes n’ont pas eu le choix et ont été contraint de fuir, réussissant in extremis à échapper à ce qui n’était nul autre que le sparagmos des bacchantes : le sparagmos, fameux moment des rituels dionysiaques consacré au… déchirement, déchiquètement d’un animal vivant, avant qu’il soit avalé tout cru. Si les hommes ont pris leurs jambes à leur cou, c’est bien pour éviter ça : la soudaine folie sanguinaire des femmes à leur encontre : pour ne pas se faire déchirer et manger tout cru.
Car, n’ayant pu s’en prendre aux hommes, loin de se calmer, les femmes se sont tournées sur les bêtes qu’elles trouvaient sur leur passage : elles ont satisfait leur soif de sang en attaquant… les troupeaux qui paissaient tranquillement la verdure. Tout ça les mains nues, sans la moindre arme, le moindre fer.
A ce point de sa narration, le berger-messager s’est arrêté un instant pour rappeler à Penthée – comme il l’avait déjà fait une première fois précédemment – que s’il avait été là, lui, le roi pragmatique, qui ne croit que ce qu’il voit, il aurait bel et bien vu tout cela, très nettement, et n’aurait pu faire autrement que se rendre à l’évidence de l’immense, étonnante et terrifiante puissance de ces femmes prises de folie, d’une folie dionysiaque redoublée et rendue plus terrible encore par la provocation des hommes, leur tentative de les ramener à la raison et à l’ordre de la cité. Les images parlent d’elles-mêmes : l’une des bacchantes tenait dans ses mains une jeune vache mugissante, aux mamelles gonflées, déchirée en deux parties ; et les autres bacchantes de disperser les génisses dans quantité de déchiquètements analogues.
Ah, si Penthée avait été là, si quiconque avait été là, il aurait vu comme l’ont vu les bergers et bouviers, il aurait vu quantité de flancs et de sabots fourchus voler dans les airs, en haut et en bas. Il aurait vu quantité de bouts de viande, suspendus dans les arbres ; tellement que ça gouttait, sous les sapins ; qu’un affreux mélange de résine et de sang s’écoulait sur le sol.
Et ce n’est pas tout : les taureaux, eux, généralement si indociles, démesurément chargés, irrités jusque dans leurs cornes, et donc impossibles à maîtriser, se sont vus jetés à terre sous le coup d’innombrables mains de jeunes femmes en transe, leurs enveloppes charnelles dispersées çà et là. Et tout ça, tous ces terribles événements, que le berger-messager raconte comme ça, en prenant son temps, se sont à vrai dire déroulés à une vitesse inimaginable, en un clin d’œil, plus vite encore que le clin d’œil du roi lui-même, raconte-t-il.
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Texte original (Bacchantes, 714-747) | Traduction
MESSAGER
Nous nous sommes réunis, bouvier et bergers,
Pour débattre ensemble sur le fait
Qu’elles font, les femmes, les Bacchantes, des choses terribles et dignes d’étonnement.
Et un homme, errant à travers la cité et par suite expert en discours,
A alors dit devant nous tous : Ô vous qui habitez les vénérables
Plateaux des montagnes, voulez-vous que nous chassions
(720) La mère de Penthée, Agavé, hors des fêtes bachiques ?
Et que nous accordions une faveur au seigneur Penthée ? » Il nous a semblé bien
Parler, cet homme, donc nous nous sommes mis en embuscade dans les feuillages des taillis,
Nous cachant nous-mêmes. Elles, les Bacchantes, à l’heure
Fixée, mouvaient le thyrse dans les fêtes bachiques,
D’une seule bouche, elles appelaient Iacchos, le Criant,
Le rejeton de Zeus, Bromios, le Grondant ; et la montagne entière le célébrait bachiquement, avec elles ;
Et aussi les bêtes sauvages ; rien n’était immobile, tout était en course.
Et voilà qu’Agavé arrive en bondissant près de moi,
Et moi, de m’élancer comme si je voulais la saisir,
(730) Abandonnant le fourré où nous cachions nos corps.
Mais, elle a crié : « Ô mes chiennes qui courent,
Nous sommes chassées par ces hommes ; suivez-moi,
Suivez-moi, armées des thyrses dans vos mains. »
Nous, en fuyant, avons échappé
Au sparagmos, au déchiquètement des bacchantes. Et elles, elles ont attaqué les… génisses
Qui paissaient la verdure ; et à main nue, sans fer, sans rien !
Et tu aurais bien vu, l’une qui tenait en deux parties, dans ses mains,
Une jeune vache mugissante aux mamelles gonflées ;
Les autres qui dispersaient des génisses dans des déchiquètements analogues.
(740) Tu aurais vu ou bien des flancs ou bien un sabot fourchu
Jetés en haut et en bas ; tu aurais vu, suspendu là-haut,
Comme ça gouttait, sous les sapins, mélange de sang.
Les taureaux, eux, auparavant chargés et irrités dans leurs cornes,
Laissaient tomber leur corps à terre,
Conduits par quantité de mains de jeunes femmes,
Qui dispersaient çà et là leurs enveloppes de chair ; tout ça plus vite
Que tu approches tes paupières de tes pupilles royales.
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Texte original (Bacchantes, 714-747) | Grec
ΑΓΓΕΛΟΣ
ξυνήλθομεν δὲ βουκόλοι καὶ ποιμένες
κοινῶν λόγων δώσοντες ἀλλήλοις ἔριν
ὡς δεινὰ δρῶσι θαυμάτων τ’ ἐπάξια.
καί τις πλάνης κατ’ ἄστυ καὶ τρίβων λόγων
ἔλεξεν εἰς ἅπαντας· Ὦ σεμνὰς πλάκας
ναίοντες ὀρέων, θέλετε θηρασώμεθα
(720) Πενθέως Ἀγαυὴν μητέρ’ ἐκ βακχευμάτων
χάριν τ’ ἄνακτι θώμεθ’; εὖ δ’ ἡμῖν λέγειν
ἔδοξε, θάμνων δ’ ἐλλοχίζομεν φόβαις
κρύψαντες αὑτούς. αἱ δὲ τὴν τεταγμένην
ὥραν ἐκίνουν θύρσον ἐς βακχεύματα,
Ἴακχον ἀθρόωι στόματι τὸν Διὸς γόνον
Βρόμιον καλοῦσαι· πᾶν δὲ συνεβάκχευ’ ὄρος
καὶ θῆρες, οὐδὲν δ’ ἦν ἀκίνητον δρόμωι.
κυρεῖ δ’ Ἀγαυὴ πλησίον θρώισκουσ’ ἐμοῦ,
κἀγὼ ’ξεπήδησ’ ὡς συναρπάσαι θέλων,
(730) λόχμην κενώσας ἔνθ’ ἐκρύπτομεν δέμας.
ἡ δ’ ἀνεβόησεν· Ὦ δρομάδες ἐμαὶ κύνες,
θηρώμεθ’ ἀνδρῶν τῶνδ’ ὕπ’· ἀλλ’ ἕπεσθέ μοι,
ἕπεσθε θύρσοις διὰ χερῶν ὡπλισμέναι.
ἡμεῖς μὲν οὖν φεύγοντες ἐξηλύξαμεν
βακχῶν σπαραγμόν, αἱ δὲ νεμομέναις χλόην
μόσχοις ἐπῆλθον χειρὸς ἀσιδήρου μέτα.
καὶ τὴν μὲν ἂν προσεῖδες εὔθηλον πόριν
μυκωμένην ἔχουσαν ἐν χεροῖν δίχα,
ἄλλαι δὲ δαμάλας διεφόρουν σπαράγμασιν.
(740) εἶδες δ’ ἂν ἢ πλεύρ’ ἢ δίχηλον ἔμβασιν
ῥιπτόμεν’ ἄνω τε καὶ κάτω· κρεμαστὰ δὲ
ἔσταζ’ ὑπ’ ἐλάταις ἀναπεφυρμέν’ αἵματι.
ταῦροι δ’ ὑβρισταὶ κἀς κέρας θυμούμενοι
τὸ πρόσθεν ἐσφάλλοντο πρὸς γαῖαν δέμας,
μυριάσι χειρῶν ἀγόμενοι νεανίδων·
θᾶσσον δὲ διεφοροῦντο σαρκὸς ἐνδυτὰ
ἢ σὲ ξυνάψαι βλέφαρα βασιλείοις κόραις.
Après avoir son existence durant cherché à rationaliser et moraliser les mystérieuses forces de vie, Euripide (Ve s. avant J.-C.) compose Les Bacchantes : tragédie où se joue la formidable lutte entre le très humain Penthée, roi de Thèbes, et le divin noyau générateur de toute vie et de toute mort qu’est Dionysos. Lutte à mort, qui conduit Penthée à être… dilacéré par sa propre mère.
Tous les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.