Le chœur cautionne Cadmos et Tirésias

Banquet370-401 – RealimentationALORS QUE CADMOS ET TIRÉSIAS ont quitté le palais pour rejoindre les Bacchantes dans les montagnes et se mettre au service de l’incontournable Dionysos, le chœur vient faire le point de la situation en invoquant la divine Hosia, « souveraine parmi les dieux » ; Hosia, la déesse qui « porte sur terre son aile d’or », qui prend autrement dit le monde sous sa riche et brillante aile protectrice, garantissant par-là la bonne évolution des phénomènes au sein du tout. Hosia, la divine personnification de l’hosia, de la piété, sainteté, pureté incarne en effet le bon équilibre et l’harmonie qui découle de la fidèle conformité aux prescriptions divines. Si le chœur invoque Hosia, c’est pour qu’elle vienne se prononcer sur l’affaire en cour, à savoir la terrible lutte qui se joue entre Penthée et Dionysos.

C’est ainsi que le chœur demande à la déesse si elle entend les propos de Penthée ; si elle entend son hubris, sa démesure, le manque de dévotion et de piété dont il fait preuve envers le dieu. Car contrairement à ce que le roi prétend, Dionysos est bien le fils de Sémélé, tout comme il est bien Bromios, le grondant fils de Zeus. Il est sans conteste la divinité incontournable des fêtes de joie : c’est bien lui que les fortunés célèbrent lorsqu’ils se couronnent joliment la tête ; c’est bien lui qui est à l’origine de l’élan festif qui prend les participants de toute procession de joie. Et c’est bien lui qui génère l’enthousiasme frénétique des festoyeurs, qui alimente les thiases dans les chœurs, qui garantit la soudaine musicalité rieuse et légère qui accompagne les sons de l’aulos, et qui finalement suspend joyeusement les soucis et les maux dont les hommes sont sans cesse la proie.

Il en est ainsi lors de chaque libation ; à chaque fois que survient le stimulant éclat de la grappe dans le festin divin ; à chaque fois qu’il apparaît dans l’abondance festive « porteuse de lierre », comme l’exprime le chœur, au sens où les participants sont coiffés d’une couronne de lierre, symbole de l’exubérance dionysiaque, mais aussi en rappel du fait que le lierre est une plante coriace, qui s’agrippe, pousse, grimpe et prolifère partout. Comme le lierre le fait autour de toute chose, le cratère de vin enveloppe les hommes d’ivresse et de sommeil ; les hommes au sens des andres, opposés aux femmes, et non des anthropoi, des êtres humains dans leur ensemble, hommes et femmes confondus ; en tendant l’oreille, on se rend compte que le chœur indique ici, en passant, que, contrairement à ce que prétend Penthée, les femmes ne sont pas les seules – et pas même les premières – à sombrer dans l’ivresse dionysiaque…

Comme possédé par la déesse qu’il invoque, le chœur poursuit en relevant deux éléments qui conduisent les hommes à leur malheur et à leur perte ; deux éléments qui correspondent exactement aux agissements frénétiques de Penthée : d’une part les « bouches sans mors », c’est-à-dire sans la pièce placée dans la bouche du cheval pour le diriger et le freiner : les discours excessifs, sans retenue, qui vont dans tous les sens, qui se laissent emporter par leur mouvement et par suite deviennent délirants, mêlant fantasmes et réalité ; d’autre part l’« absence de bon sens et de lois », au sens du manque de modération et de règles de conduite.

Penthée ne devrait pas se laisser entraîner par ses petites idées : il va droit dans le mur. En effet, seule une manière de vivre marquée par la tranquillité, guidée par le bon sens et l’absence d’agitation, de va-et-vient, de chamboulements, garantit un calme et un bon déroulement des choses à la maison. Il y va comme de la charpente d’un navire : pour qu’elle soit solide – et que le navire ne coule pas –, il faut que toutes les pièces soient bien ordonnées et tiennent bien ensemble. Si ce n’est pas le cas, si les hommes se laissent emporter et commander par leurs fantasmes incongrus, du haut du ciel, les dieux ont tôt fait d’intervenir. Du haut de l’éther dans lequel ils habitent et d’où ils voient tout ce que font et défont les hommes, ils ne manquent pas de rétablir l’ordre et de punir les fauteurs de troubles.

Pour éclairer le propos précédent, le chœur énonce encore, dans une formule paradoxale, à priori contradictoire : « Tout ce qui est sophon, sage n’est pas sophia, sagesse ». Le chœur distingue deux types de sagesse : l’une construite, purement intellectuelle, abstraite qui, en provenance du seul esprit humain, mène finalement à l’artifice et à la stérilité ; et l’autre vivante, profonde et féconde, plongée dans l’éther même du monde. Se tromper sur la sagesse revient à se tromper sur le monde : à penser et aspirer à des choses non mortelles, à espérer un monde meilleur que le monde ici et maintenant. Le résultat en est simple : une « vie courte », c’est-à-dire une force vitale abrégée, une durée de vie restreinte ; bref, une mort proche.

A ces conditions, en procédant de la sorte, comme Penthée, quel homme ne se fourvoierait pas ? Telle est la question que se pose alors le chœur. Quel type d’hommes choisirait de poursuivre de grands idéaux, illusoires, fantasmagoriques, déracinés de tout sol ? Quel type d’hommes serait prêt à perdre les choses présentes ici et maintenant pour un monde sans lien avec la vie ? Selon le chœur, ça ne fait aucun doute : seuls les demeurés et les hommes de mauvais avis et de mauvais conseil agissent de la sorte. Et Penthée en est un terrible exemple…

*

Texte original (Bacchantes, vers 370-401)

370-401 – Texte

CHŒUR

(370) Hosia, Piété, maîtresse parmi les dieux,
Hosia, Piété, toi qui sur la terre
Porte ton aile d’or,
Entends-tu ce que dit Penthée ?
Entends-tu son hubris, sa démesure
Dénuée de piété envers Bromios, le fils
De Sémélé, la divinité première
Lors des joies joliment couronnées
Des fortunés ? Lui à qui revient ceci :
Et de célébrer les thiases dans les chœurs,
(380) Et de rire avec l’aulos,
Et de mettre fin aux soucis ;
Et ce chaque fois que vient l’éclat
De la grappe dans le festin des dieux,
Chaque fois que, dans l’abondance festive porteuse de lierre,
Le cratère enveloppe les hommes de sommeil.
Des bouches sans mors, sans frein,
Et des absences de bon sens sans loi,
La finalité est le malheur ;
Mais une vie de tranquillité
(390) Ainsi que le bon sens
A la fois restent non agités et
Tiennent ensemble la maison ; en effet
Bien qu’ils soient loin, qu’ils habitent l’éther,
Les célestes voient pourtant les choses des mortels.
Ce qui est sage n’est pas pour autant sagesse ;
Tout comme le fait de penser à des choses non mortelles
Signifie une vie courte. Qui, à ces conditions,
En poursuivant de grandes choses,
N’emporterait pas les choses présentes ?
(400) Telles sont les manières des fous et
Des hommes selon moi de mauvais avis.

*

ΧΟΡΟΣ

(370) Ὁσία πότνα θεῶν,
Ὁσία δ’ ἃ κατὰ γᾶν
χρυσέαι πτέρυγι φέρηι,
τάδε Πενθέως ἀίεις;
ἀίεις οὐχ ὁσίαν
ὕβριν ἐς τὸν Βρόμιον, τὸν
Σεμέλας, τὸν παρὰ καλλι-
στεφάνοις εὐφροσύναις δαί-
μονα πρῶτον μακάρων; ὃς τάδ’ ἔχει,
θιασεύειν τε χοροῖς
(380) μετά τ’ αὐλοῦ γελάσαι
ἀποπαῦσαί τε μερίμνας,
ὁπόταν βότρυος ἔλθηι
γάνος ἐν δαιτὶ θεῶν, κισ-
σοφόροις δ’ ἐν θαλίαις ἀν-
δράσι κρατὴρ ὕπνον ἀμφιβάλληι.
ἀχαλίνων στομάτων
ἀνόμου τ’ ἀφροσύνας
τὸ τέλος δυστυχία·
ὁ δὲ τᾶς ἡσυχίας
(390) βίοτος καὶ τὸ φρονεῖν
ἀσάλευτόν τε μένει καὶ
ξυνέχει δώματα· πόρσω
γὰρ ὅμως αἰθέρα ναίον-
τες ὁρῶσιν τὰ βροτῶν οὐρανίδαι.
τὸ σοφὸν δ’ οὐ σοφία,
τό τε μὴ θνατὰ φρονεῖν
βραχὺς αἰών· ἐπὶ τούτωι
δὲ τίς ἂν μεγάλα διώκων
τὰ παρόντ’ οὐχὶ φέροι; μαι-
(400) νομένων οἵδε τρόποι καὶ
κακοβούλων παρ’ ἔμοιγε φωτῶν.

*

Les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.

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