Appel de Dionysos

acheloosRealimentation 537-574IL Y A PEU, LE CHŒUR EST RÉAPPARU sur scène, et s’est adressé à Dircé, symbole de l’originelle pureté des eaux thébaines. Dircé, jadis favorable à Dionysos, aujourd’hui au service de Penthée qui impose ses idées et sa vision du monde jusque dans les moindres recoins de la cité.

Voilà que le chœur se prononce sur le roi, dont il relève et commente l’immense et profonde colère, issue de son ascendance chtonienne. S’il aspire tant à la lumière, à la clarté, au bon ordre et à la stabilité, ce n’est pas par hasard – on se le rappelle, jamais, les choses ne se passent par hasard –, mais parce qu’il est indirectement né de Gaïa, la terre. Indirectement, en tant que fils d’Echion, dont le nom est apparenté à échis, la vipère, le serpent, en lien avec la dent de dragon de laquelle ce dernier a surgi, en armes, parmi d’autres guerriers autour de Cadmos – le grand-père de Penthée et fondateur de la cité qui verra, plus tard, (re)naître Dionysos.

Par sa filiation même, Penthée est prodigieux, plus semblable à une émergence monstrueuse qu’humaine. Son regard, sauvage, le fait ressembler à un de ces fils mythiques de Gaia et d’Ouranos, le ciel : à un géant sanguinaire, sans crainte de s’opposer aux dieux. Quelle colère ! Quelle colère en effet que celle du rejeton chtonien face au désordre qui règne dans sa cité pourtant réglée à la baguette.

Le chœur n’est pas dupe : il sait que la volonté de Penthée ne souffrira aucune exception. Bientôt, il sera lui aussi, lui, le chœur, lui qui appartient originairement à Dionysos Bromios, lui qui incarne et présente au grand jour l’événement même de la vie dionysiaque, lui aussi attaché dans des filets et mis à l’abri des regards dans les obscures prisons du palais. « Lui aussi », c’est-à-dire comme le Lydien, l’étranger, « son compagnon de thiase », comme il l’appelle, sans encore savoir qu’il s’agit là de Dionysos en personne.

Après avoir annoncé son tragique avenir, le chœur invoque son dieu, dont il rappelle la haute naissance et grande puissance en employant la célèbre formule, détestée par Penthée, « enfant de Zeus ». D’abord, il s’assure qu’il les voit bien ; qu’il les voit eux, ses prophètes, qu’il les voit se battre contre la « contrainte imposée », c’est-à-dire les interdictions et oppressions que l’outrageux roi fait subir aux défenseurs de Dionysos. Puis, une fois assuré de sa présence, il l’exhorte, lui, le seigneur, le « maître au visage doré », comme il l’appelle, à venir l’épauler.

Qu’il vienne l’enthousiasmer de sa radieuse, brillante et surabondante puissance, lui qui, où qu’il soit, agite le thyrse : non seulement ici-bas, parmi les hommes, mais aussi là-haut, chez les dieux, à travers l’Olympe. Qu’il vienne ici, lui, le dieu, pour contenir l’hubris, l’excès du sanguinaire et néfaste Penthée.

Mais où donc Dionysos porte-t-il actuellement son thyrse et guide-t-il les thiases ? Le chœur s’interroge : est-il sur le mont Nysa, son traditionnel lieu de naissance ? Cette montagne riche, nourricière, peuplée de quantité de bêtes sauvages, où il a jadis été confié aux Nymphes ? Ou se trouve-t-il en-dessus de Delphes, dans les indomptés sommets coryciens, du côté de la double cime du Parnasse qui domine la mystérieuse antre des Nymphes ?

Se ressource-t-il dans les profondes et denses forêts des pentes de l’Olympe, chantres du foisonnement de vie et de mort qu’il incarne ? Se trouve-t-il dans ces bois, où jadis Orphée, le plus grand des musiciens, le chanteur par excellence, est parvenu, grâce à sa musique, son entente des choses, à mettre en sons et en mots les forces de vie qui nous traversent de fond en comble, à unir aux Muses non seulement les arbres, mais encore les bêtes sauvages, plongeant par son simple jeu de cithare le monde entier dans une sorte d’harmonie universelle ?

Le chœur est rempli d’espoir : fort de son lien enchanteur à la nature sauvage, aux montagnes, aux forêts, aux Nymphes, aux Muses et à Orphée, Dionysos saura pour sûr intervenir à bon escient à Thèbes et apaiser l’âme sauvage et hostile de Penthée.

Pris d’enthousiasme, lui-même porté par l’élan musical qu’il rappelle, le chœur en vient alors à chanter la fortune de la Piérie, terre des Muses, sise en contrebas de l’Olympe. Généralement liées à Apollon, les Muses s’avèrent ici résolument apparentées à Dionysos : en descendant de l’Olympe, Dionysos-Evohé, du nom du retentissant cri de rassemblement dionysiaque, viendra vénérer la Piérie en chantant et dansant en chœur avec ses fêtes bachiques. Vénération marquée comme il se doit de crainte respectueuse vis-à-vis d’instances dotées d’une telle puissance et mémoire.

Après s’être plongé ainsi dans la musique dionysiaque, le chœur file dès lors à nouveau, comme lors de son entrée en scène quelques minutes plus tôt, la métaphore de l’élément ondoyant, caractéristique de l’humidité, de la fertilité et fluidité du dieu.

En franchissant l’Axios au cours rapide, Dionysos conduira ses suivantes, les ménades tournoyantes, à rejoindre la Macédoine. Et, descendant plus au Sud, en franchissant le Lydias, source aux eaux très belles, de bonne fortune, de bonheur pour les mortels, Père garant de toute prospérité, qui engraisse cette région aux beaux chevaux – animaux d’exception qui redoublent la puissance des eaux fertilisantes –, il s’approchera davantage encore de la cité en proie à la dessiccation. Pour finalement la ressourcer, la réhydrater, et permettre à Dircé de remettre son énergie au service de son indispensable rejeton.

*

Texte original (Bacchantes, 537-574) | Traduction

Texte 537-574

CHŒUR

Quelle colère ! Quelle colère
Fait apparaître le rejeton chtonien,
Apparu un jour du dragon,
(540) Penthée, à qui Echion
Chtonien a donné jour,
Penthée, un prodige au regard sauvage, et non pas un être mortel,
Penthée, tel un géant sanguinaire qui lutte contre les dieux,
Penthée, lui qui, bientôt, dans des filets,
M’attachera, moi qui appartiens à Bromios,
Penthée, lui qui déjà dans sa demeure garde
Mon compagnon de thiase
Caché dans ses prisons obscures.
(550) Les vois-tu, ô enfant de Zeus,
Dionysos, tes prophètes,
Se battre contre la contrainte imposée ?
Viens, toi qui agite le thyrse à travers l’Olympe,
Seigneur au visage doré !
Contiens l’hubris, l’excès d’un homme sanguinaire !
En quel lieu, de Nysa – nourricière de
Bêtes sauvages ? – portes-tu ton thyrse
Pour guider les thiases, ô Dionysos ? Ou est-ce
Dans les sommets coryciens ?
(560) Peut-être dans les abris très boisés
De l’Olympe, là où jadis Orphée, jouant de la cithare,
Aux Muses unissait les arbres
Et unissait les bêtes sauvages, non apprivoisées ?
Ô Piérie fortunée,
Evohé te vénère, il viendra
En chantant et dansant en chœur avec ses fêtes bachiques ;
Et, franchissant l’Axios
Au cours rapide, il mènera
(570) Les ménades tournoyantes ;
Et en franchissant le Lydias, source de bonne fortune pour les mortels,
Père donneur de prospérité qui, dit-on,
Par ses eaux très belles, engraisse
La région aux beaux chevaux.

*

Texte original (Bacchantes, 537-574) | Grec

ΧΟΡΟΣ

οἵανοἵανὀργὰν
ἀναφαίνει χθόνιον
γένος ἐκφύς τε δράκοντός
(540) ποτε Πενθεύς, ὃν Ἐχίων
ἐφύτευσε χθόνιος,
ἀγριωπὸν τέρας, οὐ φῶτα βρότειον,
φόνιον δ’ ὥστε γίγαντ’ ἀντίπαλον θεοῖς·
ὃς ἔμ’ ἐν βρόχοισι τὰν τοῦ
Βρομίου τάχα ξυνάψει,
τὸν ἐμὸν δ’ ἐντὸς ἔχει δώ-
ματος ἤδη θιασώταν
σκοτίαισι κρυπτὸν εἱρκταῖς.
(550) ἐσορᾶις τάδ’, ὦ Διὸς παῖ
Διόνυσε, σοὺς προφήτας
ἐν ἁμίλλαισιν ἀνάγκας;
μόλε, χρυσῶπα τινάσσων,
ἄνα, θύρσον κατ’ Ὀλύμπου,
φονίου δ’ ἀνδρὸς ὕβριν κατάσχες.
πόθι Νύσας ἄρα τᾶς θη-
ροτρόφου θυρσοφορεῖς
θιάσους, ὦ Διόνυσ’, ἢ
κορυφαῖς Κωρυκίαις;
(560) τάχα δ’ ἐν ταῖς πολυδένδροισιν Ὀλύμπου
θαλάμαις, ἔνθα ποτ’ Ὀρφεὺς κιθαρίζων
σύναγεν δένδρεα Μούσαις,
σύναγεν θῆρας ἀγρώτας.
μάκαρ ὦ Πιερία,
σέβεταί σ’ Εὔιος, ἥξει
τε χορεύσων ἅμα βακχεύ-
μασι, τόν τ’ ὠκυρόαν
διαβὰς Ἀξιὸν εἱλισ-
(570) σομένας μαινάδας ἄξει
Λυδίαν τε τὸν εὐδαιμονίας βροτοῖς
ὀλβοδόταν πατέρ’, ὃν ἔκλυον
εὔιππον χώραν ὕδασιν
καλλίστοισι λιπαίνειν.

*

Tous les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.