QUAND ZARATHOUSTRA A QUITTĂ LE PLUS LAID DES HOMMES, il a soudain Ă©tĂ© pris de froid et de solitude. Beaucoup de choses glacĂ©es et singuliĂšres lui passaient par la tĂȘte. Et par le corps : la situation du monde, la laideur des hommes, le meurtre de Dieu, la perte de repĂšres des gens, et mille autres fĂącheux dĂ©sĂ©quilibres provoquĂ©s par la faiblesse humaine refroidissaient sa pensĂ©e et diffusaient jusque dans ses sens et ses membres.
Mais, malgrĂ© tout, Zarathoustra continuait Ă avancer dans les montagnes, toujours et encore, en direction du cri de dĂ©tresse qui lâappelait au loin. Parfois en montant, parfois en descendant, passant tantĂŽt le long de vertes et riches prairies pleines de vie, tantĂŽt par-dessus des pierriers dĂ©sertiques et sauvages, oĂč sans doute, jadis, un impatient ruisseau aujourdâhui disparu avait fait son lit. Mais voilĂ que tout Ă coup, les sens et lâesprit aux aguets dans cette nature indiffĂ©rente, Ă la fois pleine de promesses et de passĂ© Ă©vanoui, il sâest de nouveau senti mieux, rĂ©chauffĂ©, rĂ©confortĂ©.
« Que vient-il de mâarriver ? », sâest-il demandĂ© alors. « Quelque chose de chaud et de vivant me revigore. Pour sĂ»r quâil se trouve prĂšs de moi.
Déjà je suis moins seul. Je le sens : des compagnons, des frÚres inconnus vagabondent autour de moi. Je sens leur souffle chaud. Il émeut mon ùme. »
Mais quand il a regardĂ© autour de lui pour chercher les consolateurs de sa solitude, eh bien, il a vu que câĂ©tait⊠des vaches ; des vaches qui se tenaient, ensemble, sur une butte. Câest leur proximitĂ© et leur odeur qui rĂ©chauffait son cĆur. Elles, pourtant, mĂȘme quâil sâen approchait, ne faisaient pas attention Ă lui. Elles Ă©taient occupĂ©es Ă autre chose. En train dâĂ©couter quelquâun parler. Quand Zarathoustra sâest trouvĂ© beaucoup plus prĂšs, il a en effet distinctement entendu une voix sâĂ©lever du milieu dâentre elles ; une voix humaine. Et toutes les vaches avaient la tĂȘte tournĂ©e vers celui qui parlait.
Craignant quâil Ă©tait arrivĂ© un malheur Ă quelquâun â quelquâun auquel la pitiĂ© des vaches ne pouvait guĂšre remĂ©dier â, Zarathoustra a bondi avec empressement lĂ -haut, sur la butte, et a Ă©cartĂ© les bĂȘtes pour voir qui elles entouraient. Mais il sâĂ©tait trompĂ©. Nul malheur nâĂ©tait arrivĂ©. Un homme Ă©tait paisiblement assis lĂ , au milieu, sur le sol, et semblait dire aux bĂȘtes quâelles nâavaient rien Ă craindre de lui : un homme pacifique, prĂ©dicateur des montagnes, dont les yeux prĂȘchaient la bontĂ© mĂȘme. « Quâest-ce que tu fais lĂ ? Que cherches-tu ici ? », a alors criĂ© Zarathoustra dĂ©concertĂ©.
« Ce que je cherche ici ? Mais la mĂȘme chose que toi, trouble-fĂȘte, trouble-paix ! Comme tout le monde, je cherche le bonheur sur terre !
Pour le trouver, je voudrais pouvoir mâinstruire auprĂšs de ces vaches. Car il faut que tu le saches, voilĂ dĂ©jĂ la moitiĂ© de la matinĂ©e que je leur parle, Ă ces vaches ; et elles Ă©taient justement sur le point de me renseigner quand tu es arrivĂ©. Pourquoi donc les dĂ©ranges-tu ?
Tu sais, si nous ne changeons pas et ne devenons pas comme les vaches, jamais nous nâarriverons au royaume des cieux. Car nous avons une chose Ă apprendre dâelles ; une seule chose, mais de grande importance et qualitĂ© : la rumination, le fait de pouvoir ramener dans la bouche les aliments avalĂ©s pour mieux les mĂącher, remĂącher et digĂ©rer.
En vĂ©ritĂ©, dis-moi, en quoi ça lâaiderait, lâhomme, dâĂȘtre en mesure de gagner, de possĂ©der, de maĂźtriser et de dominer le monde entier, sâil nâapprend pas ce quâelles font, elles, les vaches ? Sâil nâapprend pas Ă digĂ©rer et incorporer ce quâil trouve, ce quâil avale ? Sâil nâapprend pas la rumination ? Sans la rumination, jamais lâhomme ne se dĂ©barrassera de sa tristesse.
Jamais lâhomme ne se dĂ©barrassera de sa grande tristesse, qui sâappelle aujourdâhui dĂ©goĂ»t. Quel homme en effet nâa pas aujourdâhui le cĆur, la bouche, les yeux remplis de dĂ©goĂ»t face Ă ce quâil sent et ce quâil voit ? Vis-Ă -vis de ce que lâhomme et le monde sont devenus ? Vis-Ă -vis de ce que lâhomme est en train de faire de lui-mĂȘme et du monde ? Toi aussi, je le sais bien, toi aussi, tu le ressens, ce dĂ©goĂ»t ! Mais regarde donc ces vaches : elles ne sont pas comme nous les hommes : elles nâont pas, elles, la moindre trace de dĂ©goĂ»t ! »
VoilĂ comment a parlĂ© le prĂ©dicateur des montagnes, avant de tourner enfin son regard vers Zarathoustra, â car jusquâici, il Ă©tait restĂ© rivĂ© avec amour sur les vaches. Et soudain, en tournant ainsi la tĂȘte, en regardant vraiment Zarathoustra, il sâest mĂ©tamorphosĂ©. « Mais Ă qui est-ce je parle ? », a-t-il criĂ© effrayĂ©, en bondissant du sol.
« Mais, je ne me trompe pas : câest lĂ lâhomme sans dĂ©goĂ»t ! Câest lĂ Zarathoustra lui-mĂȘme, Ă qui je mâadresse : lui qui, justement, sâĂ©lĂšve au-dessus du grand dĂ©goĂ»t, surmonte le grand dĂ©goĂ»t ! Câest lĂ lâĆil, la bouche, le cĆur de Zarathoustra en personne ! »
Et tout en parlant comme ça, il sâest mis Ă embrasser les mains de son interlocuteur. Les yeux tout humides, dĂ©bordants de larmes, il se conduisait comme quelquâun Ă qui un prĂ©cieux cadeau, un prĂ©cieux joyau vient de tomber du ciel, sans quâil sây attende le moins du monde. Les vaches, elles, regardaient tout ça avec Ă©tonnement.
« Allons, ne parle pas de moi, toi, lâĂ©trange et aimable individu ! », a dit Zarathoustra en se dĂ©fendant de sa tendresse. « Parle-moi dâabord de toi ! Il me semble te reconnaĂźtre. Nâes-tu pas le mendiant volontaire qui a, jadis, abandonnĂ© ses biens ? Qui a, jadis, jetĂ© au loin toute sa fortune, sâest dĂ©barrassĂ© de sa surabondante richesse ?
Le mendiant volontaire qui a, jadis, tout Ă coup, eu honte de sa richesse et des riches en gĂ©nĂ©ral ? Qui a voulu rĂ©tablir lâĂ©quilibre et qui a fui vers les pauvres, pour leur faire bĂ©nĂ©ficier de sa richesse ? Non seulement de son trop-plein matĂ©riel, mais aussi de sa plĂ©nitude de cĆur, de sa dĂ©bordante gentillesse et gĂ©nĂ©rositĂ© ? Mais les pauvres nâen ont pas voulu, de sa richesse, ils ne lâont pas acceptĂ©e. »
« Tu dis juste, Zarathoustra : mais les pauvres ne mâont pas acceptĂ© », a repris lâhomme, qui Ă©tait bel et bien le mendiant volontaire. « Tu le sais bien : jâai alors quittĂ© les hommes, tous les hommes, y compris les pauvres, en lesquels jâavais dâabord encore bon espoir. Et je suis allĂ© vers les animaux, vers ces vaches. »
A ce moment, Zarathoustra lâa interrompu : « Ton expĂ©rience nâa pas Ă©tĂ© vaine : tu as appris dans quelle mesure il est plus difficile de bien donner que de bien prendre, que lâacte de bien donner, de partager est tout un art, le dernier, le plus magistral, le plus subtile et perfide de tous les arts. Tu as appris quâen donnant, toute la difficultĂ© est de savoir en mĂȘme temps se retirer, pour que les gens ne sâen rendent pas compte ; sinon, les gens se mĂ©fient, se sentent infĂ©rieurs, nâosent pas recevoir, prennent peur, se dĂ©tournent, se rĂ©voltent et sont prĂȘts aux pires ignominies. »
« Oui, et en particulier de nos jours, a alors rĂ©pondu le mendiant volontaire : aujourdâhui oĂč tout ce qui est bas sâest soulevĂ©, sâest soulevĂ© comme se soulĂšve la populace, en toute timiditĂ© et arrogance Ă la fois. Timides parce quâon les a rendus dociles ; et arrogants en mĂȘme temps parce quâon leur a enfoncĂ© de fĂącheuses idĂ©es dans la tĂȘte.
Car lâheure est venue, tu le sais bien, Zarathoustra, du grand, du mĂ©chant, du long et lent soulĂšvement de la populace et des esclaves. Et ce soulĂšvement ne cesse de croĂźtre de jour en jour â Ă©crasant tout partage, toute nuance, tout jeu dâombre, toute diffĂ©rence, toute subtilitĂ©, tout ce qui nâest pas massif et se distingue des idĂ©es ordinaires !
Maintenant, la moindre bienfaisance et le moindre don gratuit indigne les gens dâen bas, la populace. Et les gens comme toi, comme moi, qui dĂ©bordent de richesse, qui souffrent de surabondance, ont tout intĂ©rĂȘt Ă ĂȘtre sur leurs gardes ! La populace les guette, les dĂ©teste â et est prĂȘte Ă tout pour sâen dĂ©barrasser.
Tous ceux qui, aujourdâhui, pareils Ă des bouteilles pansues, dĂ©bordent de richesse, tout ceux qui gouttent par leur cou de bouteille trop fin, on leur tord volontiers le cou, pour les empĂȘcher de goutter, de dĂ©border, de se rĂ©pandre, justement, de donner quoi que ce soit qui pourrait aller Ă lâencontre de la triomphante vision pragmatique, Ă©triquĂ©e et Ă©goĂŻste du monde.
La convoitise lubrique, lâenvie, la jalousie fielleuse, la soif de vengeance contrariĂ©e, la fiertĂ© populaciĂšre : voilĂ que tout ça mâa sautĂ© au visage. Et jâen suis, Ă force dâexpĂ©riences, arrivĂ© Ă la conclusion que lâancienne vĂ©ritĂ© traditionnelle, chrĂ©tienne, qui dit « bienheureux les pauvres dâesprit », parce quâils sont simples, dociles, ouverts, nâest plus dâactualitĂ© : les pauvres, que ce soit dâesprit et en ressources, sont bien plutĂŽt malheureux. Le royaume des cieux nâest plus leur affaire, mais celle des vaches. »
« Et pourquoi nâest-ce pas lâaffaire des riches ? Des gens qui ont une bonne situation, des gens aisĂ©s, cultivĂ©s, engagĂ©s ? », a demandĂ© Zarathoustra, non sans chatouiller le mendiant volontaire. Ceci tout en Ă©cartant les vaches qui soufflaient familiĂšrement sur le pacifique.
« Pourquoi me tentes-tu ?, a rĂ©pondu ce dernier sans se faire duper. Tu connais mieux la rĂ©ponse que moi-mĂȘme. Quâest-ce qui mâa poussĂ© vers les pauvres, ĂŽ Zarathoustra ? NâĂ©tait-ce pas justement le dĂ©goĂ»t des riches ?
Le dĂ©goĂ»t des hommes prisonniers de leur richesse ? Des hommes possĂ©dĂ©s par leur supĂ©rioritĂ©, â quelle quâelle soit, financiĂšre, morale, intellectuelle, culturelle ou je ne sais quoi encore ? De ceux qui cherchent dans toute situation leur avantage ? De ceux qui, les yeux froids et les pensĂ©es vicieuses, trouvent leur profit dans le moindre dĂ©chet ? Le dĂ©goĂ»t de cette racaille, de ces ordures, dont la puanteur monte vers le ciel ?
Le dĂ©goĂ»t de cette populace, fondamentalement sale, aujourdâhui dorĂ©e et falsifiĂ©e en surface, dont les pĂšres Ă©taient voleurs Ă la tire, ou charognards, ou chiffonniers, complaisants avec les femmes, lubriques, oublieux de toute tenue et de toute biensĂ©ance ? Car ces gens ne sont pas loin de faire nâimporte quoi pour satisfaire leur intĂ©rĂȘt, pour gagner quelque chose : ils ne sont pas loin de la pute !
Populace en haut, populace en bas ! Que veut dire encore aujourdâhui « pauvre » et « riche » ! Jâai dĂ©sappris cette diffĂ©rence : tous deux ne sont que deux faces du mĂȘme, de la mĂȘme misĂšre rĂ©active, sans cĆur, sans oreille, sans amour pour le monde, pour la musique et lâĂ©quilibre du monde. Alors je me suis enfui, au loin, toujours plus loin. JusquâĂ ce que jâarrive vers ces vaches.
VoilĂ comment a parlĂ© le pacifique, non sans souffler et transpirer fort en profĂ©rant ces mots, comme le font trop souvent les hommes qui dĂ©bordent de richesse. Tellement que les vaches se sont Ă nouveau Ă©tonnĂ©es de le voir comme ça. Mais alors quâil parlait si durement, Zarathoustra nâa pas arrĂȘtĂ© de le regarder, en face, dans les yeux, tout en souriant, et en secouant silencieusement la tĂȘte.
« Tu te fais Ă toi-mĂȘme violence, prĂ©dicateur des montagnes, en usant de mots si durs Ă lâĂ©gard de tes congĂ©nĂšres. Tu sais, ni ta bouche, ni tes yeux, ne sont faits pour une telle duretĂ©.
Pas davantage ton estomac, Ă ce quâil me semble. Ce genre de colĂšre, de haine et de dĂ©bordement lui rĂ©pugne. Ton estomac souhaite des choses bien plus lĂ©gĂšres, plus douces, plus tendres, plus discrĂštes : tu nâas rien dâun boucher, tu nâes pas un homme Ă viande.
Tu me sembles bien plus amateur de plantes et de racines. Peut-ĂȘtre es-tu un mĂącheur de graines ? Mais Ă coup sĂ»r, les joies de la viande, de la violence, du sang, te rĂ©pugnent. Et tu aimes le miel ! »
« Ah, Zarathoustra, tu mâas bien devinĂ©, a rĂ©pondu le mendiant volontaire, le cĆur soudain allĂ©gĂ©. Jâaime le miel, et je mĂąche aussi des graines. Jâai de tout temps cherchĂ© ce qui a un goĂ»t agrĂ©able et rend lâhaleine pure.
Et jâai toujours aussi privilĂ©giĂ© ce qui demande beaucoup de temps et dâeffort : ce qui reprĂ©sente un gros travail journalier, de recherche et de prĂ©paration. Et aussi, ensuite, en bouche et dans lâestomac, un gros travail, de toute finesse, de toute patience, pour bien digĂ©rer et sâimprĂ©gner comme il faut des aliments. Enfin, gros travail est beaucoup dire : il nây a somme toute que les suaves, les oisifs, les fainĂ©ants qui considĂšrent le fait de sâimprĂ©gner des choses comme un gros travail.
Et bien sĂ»r, dans ce domaine, ce sont les vaches qui ont Ă©tĂ© le plus loin : tellement quâelles se sont inventĂ©es⊠la rumination, le fait dâĂȘtre couchĂ©es par terre, au soleil, Ă ne rien faire dâautre que ruminer, digĂ©rer et incorporer ce quâelles ont avalĂ©. Et ce nâest pas tout : elles ont par lĂ aussi rĂ©ussi Ă sâabstenir de toute viande, de tout sang, de tout aliment et de toute pensĂ©e lourds, qui prennent la tĂȘte et gonflent le cĆur. Qui font rĂ©flĂ©chir, tourner en rond, jusquâĂ culpabiliser. »
« Allons !, a dit Zarathoustra : les vaches, câest une chose, mais ce nâest pas tout : tu devrais aussi voir mes animaux, mon aigle et mon serpent, â ils nâont aujourdâhui pas de pareil sur terre.
Regarde, lĂ -bas, ce chemin, il conduit vers ma caverne. Sois-en cette nuit son hĂŽte. Monte-y et parle avec mes animaux du bonheur que cherche tout un chacun.
Parle avec eux du bonheur, jusquâĂ ce que je revienne moi aussi Ă ma caverne. Car, lĂ , je ne peux pas tây accompagner : un cri de dĂ©tresse mâappelle au loin, et me pousse maintenant Ă te quitter. Chez moi, tu verras, tu trouveras aussi du nouveau miel, du miel de ruche dorĂ© et frais comme la glace : mange-le ! Il te nourrira !
Mais, maintenant, prends vite congĂ© de tes vaches, toi lâĂ©tonnant, lâaimable mendiant volontaire ! Quâimporte que ça te soit difficile de les quitter, tes vaches ! Quâimporte quâelles soient les amies et les maĂźtres les plus chaleureux que tu aies trouvĂ©s, fais-leur tes adieux ! »
« Oui, elles sont mes amis et maĂźtres les plus chaleureux, exceptĂ© un ami et maĂźtre, que jâaime mieux encore », a alors rĂ©pondu le mendiant volontaire. « Oui, tu es toi-mĂȘme bon, et meilleur encore quâune vache, ĂŽ Zarathoustra ! »
« Allez, va-t-en, va-t-en !, vilain flatteur ! », a criĂ© Zarathoustra avec mĂ©chancetĂ©. « Pourquoi cherches-tu Ă me corrompre, Ă mâaffaiblir avec ton mielleux compliment de flatteur ? » On le sait : si Zarathoustra nâaime pas les flatteries, câest quâau lieu de rendre dur, elles ont tendance Ă attendrir et ramollir celui qui les entend.
« Allez, va-t-en, va-t-en ! », a-t-il crié à nouveau, cette fois en brandissant son bùton vers le tendre mendiant. Et ce dernier est alors vite parti en courant.
***
Traduction littérale
Quand Zarathoustra a quittĂ© le plus laid des hommes, il Ă©tait glacĂ© et se sentait seul : car beaucoup de choses froides et solitaires lui passaient par les sens, de sorte que ses membres sont eux aussi devenus plus froids. Mais pendant quâil continuait Ă avancer, toujours plus loin, en-haut, en bas, passant tantĂŽt le long de vertes prairies, mais aussi par-dessus des pierriers sauvages, oĂč sĂ»rement autrefois un impatient ruisseau avait fait son lit : voilĂ que tout Ă coup il sâest de nouveau senti plus rĂ©chauffĂ© et rĂ©confortĂ©.
« Que mâest-il donc arrivĂ© ?, sâest-il demandĂ©, quelque chose de chaud et de vivant me revigore, ça doit se trouver prĂšs de moi.
Déjà je suis moins seul ; des compagnons et des frÚres inconnus vagabondent autour de moi, leur souffle chaud émeut mon ùme. »
Mais quand il a regardĂ© autour de lui pour chercher les consolateurs de sa solitude : voyez, câĂ©taient des vaches qui se tenaient ensemble sur une butte ; leur proximitĂ© et odeur avaient rĂ©chauffĂ© son cĆur. Mais ces vaches semblaient Ă©couter avec zĂšle un homme qui parlait et ne prenaient pas garde Ă celui qui sâapprochait. Mais quand Zarathoustra Ă©tait tout prĂšs dâelles, il a distinctement entendu quâune voix dâhomme sâĂ©levait du milieu des vaches ; et toutes avaient visiblement tournĂ© la tĂȘte vers celui qui parlait.
Zarathoustra a alors bondi avec empressement lĂ -haut et a Ă©cartĂ© les bĂȘtes, car il craignait quâil Ă©tait arrivĂ© lĂ malheur Ă quelquâun, auquel la pitiĂ© des vaches pouvait difficilement remĂ©dier. Mais en cela, il sâest trompĂ© ; car voyez, un homme Ă©tait assis lĂ , sur le sol, et semblait dire aux bĂȘtes quâelles nâavaient rien Ă craindre de lui, un homme pacifique et prĂ©dicateur des montagnes, dont les yeux prĂȘchaient la bontĂ© mĂȘme. « Que cherches-tu ici ? », a criĂ© Zarathoustra dĂ©concertĂ©.
« Ce que je cherche ici ?, a-t-il rĂ©pondu : la mĂȘme chose que tu cherches, toi, le trouble-paix ! A savoir le bonheur sur terre.
Mais pour ça, je voudrais mâinstruire auprĂšs de ces vaches. Car, sache-le bien, voilĂ dĂ©jĂ la moitiĂ© de la matinĂ©e que je leur parle et elles allaient justement me renseigner. Pourquoi donc les dĂ©ranges-tu ?
Si nous ne nous reconvertissons pas et ne devenons pas comme les vaches, nous ne parviendrons pas dans le royaume des cieux. Car dâelles, nous ne devrions apprendre quâune chose : la rumination.
Et en vĂ©ritĂ©, mĂȘme si lâhomme gagnait le monde entier et nâapprenait pas cela, la rumination : quâest-ce que ça aiderait ! Il ne se dĂ©barrasserait pas de sa tristesse.
â sa grande tristesse : mais celle-ci sâappelle aujourdâhui dĂ©goĂ»t. Qui nâa pas aujourdâhui le cĆur, la bouche et les yeux pleins de dĂ©goĂ»t ? Toi aussi ! Toi aussi ! Mais regarde donc ces vaches ! » â
VoilĂ comment a parlĂ© le prĂ©dicateur des montagnes avant de tourner son regard vers Zarathoustra, â car jusquâici il Ă©tait restĂ© fixĂ© avec amour sur les vaches â : mais voilĂ quâil sâest mĂ©tamorphosĂ©. « Qui est-ce, Ă qui je parle ?, a-t-il criĂ© effrayĂ© et a bondi du sol.
Câest lĂ lâhomme sans dĂ©goĂ»t, câest lĂ Zarathoustra lui-mĂȘme, celui qui surmonte le grand dĂ©goĂ»t, câest lĂ lâĆil, câest lĂ la bouche, câest la le cĆur de Zarathoustra lui-mĂȘme. »
Et tout en parlant comme ça, il a embrassĂ© les mains de celui Ă qui il parlait, les yeux dĂ©bordants, et il se conduisait tout comme quelquâun Ă qui un prĂ©cieux cadeau et joyau tombe de maniĂšre inattendue du ciel. Mais les vaches regardaient tout ça et sâĂ©tonnaient.
« Ne parle pas de moi, toi lâĂ©trange, toi lâaimable !, a dit Zarathoustra et se dĂ©fendait de sa tendresse, parle-moi dâabord de toi ! Nâes-tu pas le mendiant volontaire, qui a jadis jetĂ© loin de lui une grande richesse, â
â qui a eu honte de sa richesse et des riches, et qui a fui vers les plus pauvres, pour leur donner sa plĂ©nitude et son cĆur ? Mais ils ne lâont pas acceptĂ©. »
« Mais ils ne mâont pas acceptĂ©, a dit le mendiant volontaire, tu le sais bien. Alors je suis finalement allĂ© vers les animaux et vers ces vaches. »
« LĂ , tu as appris, a interrompu Zarathoustra, combien il est plus difficile de bien donner que de bien prendre, et que lâacte de bien donner est un art et le dernier et plus perfide art magistral de la bontĂ©. »
« En particulier de nos jours, a rĂ©pondu le mendiant volontaire, Ă savoir aujourdâhui oĂč tout ce qui est bas sâest soulevĂ© et timide et Ă sa maniĂšre arrogant : Ă savoir Ă la maniĂšre de la populace.
Car lâheure est venue, tu le sais bien, du grand, mĂ©chant, long, lent soulĂšvement de la populace et des esclaves : ce dernier croĂźt et croĂźt !
Maintenant toute bienfaisance et tout petit don indigne les gens du bas ; et surabondamment riches ont tout intĂ©rĂȘt Ă ĂȘtre sur leurs gardes !
Quiconque aujourdâhui, pareil Ă des bouteilles pansues, goutte par des cous trop Ă©troits : â Ă de telle bouteilles, on tord aujourdâhui volontiers le cou.
Convoitise lubrique, envie/jalousie fielleuse, soif de vengeance contrariĂ©e, fiertĂ© populaciĂšre : tout cela mâa sautĂ© au visage. Ce nâest plus vrai que les pauvres sont bienheureux. Mais le royaume des cieux est auprĂšs des vaches. »
« Et pourquoi ce nâest pas auprĂšs des plus riches ? », a demandĂ© Zarathoustra pour le tenter, tout en Ă©cartant les vaches qui soufflaient familiĂšrement sur le pacifique.
« Que me tentes-tu ?, a rĂ©pondu ce dernier. Tu le sais toi-mĂȘme mieux que moi. Quâest-ce qui mâa poussĂ© vers les plus pauvres, ĂŽ Zarathoustra ? NâĂ©tait-ce pas le dĂ©goĂ»t de nos plus riches
â des dĂ©tenus par la richesse, qui ramassent, les yeux froids, les pensĂ©es vicieuses, leur avantage de chaque ordure, de cette racaille, dont la puanteur monte vers le ciel,
â de cette populace dorĂ©e et falsifiĂ©e, dont les pĂšres Ă©taient voleurs Ă la tire ou charognards ou chiffonniers, complaisants avec les femmes, lubriques, oublieux ; â car tous ceux-lĂ ne sont pas loin de la pute â
Populace en haut, populace en bas ! Quâest-ce qui est aujourdâhui encore « pauvre » et « riche » ! Jâai dĂ©sappris cette diffĂ©rence, â et je me suis enfui, plus loin, toujours plus loin, jusquâĂ ce que je sois arrivĂ© vers ces vaches.
VoilĂ comment a parlĂ© le pacifique et il soufflait et transpirait lui-mĂȘme Ă ses mots : de sorte que les vaches se sont Ă nouveau Ă©tonnĂ©es. Mais alors quâil parlait si durement, Zarathoustra lâa toujours regardĂ© en face, en souriant, et en secouant silencieusement la tĂȘte.
« Tu te fais Ă toi-mĂȘme violence, toi, prĂ©dicateur des montagnes, en usant de mots si durs. Pour telle duretĂ© ni ta bouche ni tes yeux nâont Ă©tĂ© faits.
Ton estomac lui-mĂȘme non plus, Ă ce quâil me semble : il rĂ©pugne Ă tout ce genre de colĂšre, de haine et de dĂ©bordement. Ton estomac veut des choses plus tendres : tu nâes pas un boucher.
Tu me parais bien plus un amateur de plantes et de racines. Peut-ĂȘtre que tu mĂąches des graines. Mais Ă coup sĂ»r les joies de la viande te rĂ©pugnent et tu aimes le miel. »
« Tu mâas bien devinĂ©, a rĂ©pondu le mendiant volontaire le cĆur allĂ©gĂ©. Jâaime le miel, je mĂąche aussi des graines, car jâai cherchĂ© ce qui a un goĂ»t agrĂ©able et rend lâhaleine pure :
â et aussi ce qui demande beaucoup de temps, un travail de jour et de bouche pour de suaves oisifs et fainĂ©ants.
Ce sont bien sĂ»r les vaches qui ont Ă©tĂ© le plus loin en la matiĂšre : elles se sont inventĂ© la rumination et le fait dâĂȘtre couchĂ© au soleil. Elles se sont aussi abstenues de toutes lourdes pensĂ©es, qui gonflent le cĆur.
â « Allons !, a dit Zarathoustra : tu devrais aussi voir mes animaux, mon aigle et mon serpent, â leur pareil nâexiste aujourdâhui pas sur terre.
Regarde, lĂ -bas le chemin conduit vers ma caverne ; sois-en cette nuit son hĂŽte. Et parle avec mes animaux du bonheur des animaux, â
â jusquâĂ ce que je rentre moi-mĂȘme. Car un cri de dĂ©tresse mâappelle maintenant et me presse de te quitter. Tu trouves aussi du nouveau miel chez moi, du miel de ruche dorĂ© et frais comme la glace : mange-le !
Mais maintenant prends vite congĂ© de tes vaches, toi lâĂ©tonnant ! Lâaimable !, aussi difficile que ça te devenir soit. Car ce sont tes plus chaleureux amis et maĂźtres ! »
« â ExceptĂ© un, que jâaime encore mieux, a rĂ©pondu le mendiant volontaire. Toi-mĂȘme tu es bon, et meilleur encore quâune vache, ĂŽ Zarathoustra ! »
« Va-t-en, va-t-en !, toi, vilain flatteur !, a criĂ© Zarathoustra avec mĂ©chancetĂ©, quâest-ce que tu me corromps avec tel compliment et miel de flatteur ? »
« Va-t-en, va-t-en !, a-t-il crié encore une fois en brandissant son bùton vers le tendre mendiant : mais ce dernier est vite parti en courant.
***
Il sâagit ci-dessus du huitiĂšme chapitre de la « QuatriĂšme et derniĂšre partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les autres chapitres et parties se trouvent ici. Musique: Keith Jarrett, The Mourning of a Star.
Lâanniversaire de Hansruedi me fait dĂ©couvrir Zarathoustra. Le temps manque pour que je puisse mâinvestir dans tout ce que je dĂ©couvre mais lâessentiel nâest t il pas de sâintĂ©resser Ă tout.