Penthée, l’étranger – et un messager

MurBacchantes reactualisationPenthée vient d’être victime de toute une série d’illusions. D’abord il a cru avoir ligoté et séquestré l’étrange Lydien, rétablissant par là l’ordre dans sa cité. Puis il a vu son palais en feu. Et enfin il a cru voir son ennemi dans la cour, prêt à se faire embrocher. Après avoir couru dans tous les sens, avoir été affolé et trompé par toute une série de mirages, voilà que le roi arrive, avec ses grosses chaussures, vers les bacchantes et l’étranger. Que dira-t-il ? Que racontera-t-il de tout ceci ?, s’enquiert de son ton calme et rieur le sage et divin étranger.

Loin de chercher à s’en cacher, Penthée avoue d’emblée qu’il éprouve des choses terribles, incompréhensibles, qui le mettent hors de lui : l’étranger, qu’il avait pourtant solidement enchaîné aux râteliers, a réussi à se libérer et à s’échapper. La situation est cocasse : révolté par ce qui lui arrive, aveuglé par la colère, le roi ne remarque même pas qu’il se trouve justement devant son homme. Comme toute brute insensible, il parle sans tenir compte de son interlocuteur.

Puis, soudain, il se rend à l’évidence : « Hé hé !, mais voici l’homme ! », s’exclame-t-il stupéfait de voir son ennemi en face de lui. Et le voilà qui remet en marche sa pensée logique et interroge l’étranger sur son évasion : comment a-t-il fait pour se retrouver là, à l’extérieur du palais ?

Toujours rieur, le Lydien ne répond pas, mais lui propose de se calmer, d’arrêter son pied colérique et de poser, à la place, un pied tranquille, paisible. Mais, incrédule, assoiffé de logique, Penthée n’en démord pas : il veut en avoir le cœur net, il veut à tout prix savoir comment il s’est défait de ses liens, comment il est sorti du palais. Et le divin étranger de lui rappeler – non sans se moquer – qu’il le lui avait annoncé : quoi que le roi entreprenne, quelqu’un le délivrerait. Penthée ne l’avait-il pas entendu ? Penthée est-il dur d’oreille ?

Et le roi de se fâcher de plus belle, comme toujours quand il ne maîtrise pas la situation, quand il ne comprend pas ce qui se joue. C’est agaçant, à la fin : de qui parle-t-il, cet homme ? Il amène toujours de nouvelles histoires ! Comme souvent, l’étranger ne répond que de manière détournée, indirecte : il parle de celui qui, pour les mortels, fait venir au jour la vigne aux nombreuses grappes. De… Dionysos donc ! Dionysos, qui est tellement connu que l’étranger n’a même pas besoin de prononcer son nom. Penthée comprend tout de suite : le Lydien prétend avoir été aidé par le dieu artiste de la vie et de la mort en personne. Mais comment pourrait-il avoir bénéficié des faveurs de Dionysos ? Comment les deux pourraient-ils être en rapport ? Les mortels n’ont rien à voir avec les dieux ; d’autant moins les trouble-fêtes de son genre. C’est là une belle foutaise que de rendre Dionysos complice de son évasion. Aussi, suivant son élan, le roi ordonne à ses hommes de verrouiller chacune des tours du mur d’enceinte. L’étranger a peut-être réussi à s’évader du palais, mais il n’ira pas plus loin !

Nouveau rire de la part du Lydien, qui fait mine de s’étonner : si les dieux arrivent à défaire les liens, n’arrivent-ils pas aussi à passer par-dessus les murailles ? Et, échauffé par la discussion, Penthée de rétorquer par une formule familière, condescendante : « Sage, tu es sage, sauf de ce dont il faut que tu sois sage ». Ah, la sagesse, toujours et encore la sagesse ! Mais de quelle sagesse s’agit-il ici ? On le sait depuis le début : les deux hommes ne se comprennent pas ; les mots ne veulent pas dire la même chose, selon qui les prononce. Car oui, justement, de ce dont il faut être sage, le Lydien se considère au plus haut point sage ; non pas de la sagesse rationnelle, morale, péniblement acquise par l’étude, mais de cette autre sagesse, innée, de l’ordre de la sensibilité, du bon sens : celle de la vie, du va-et-vient tragique de la vie, du jeu de la vie. Mais son explication ne va pas bien loin.

Un homme est en effet en train d’arriver ; un messager, qui revient des montagnes pour annoncer quelque chose au roi. Au lieu d’écouter le Lydien, il convient de l’écouter lui d’abord, et d’être instruit de ses propos, souffle le Lydien lui-même. D’ailleurs, bonne nouvelle : il lui donne sa parole qu’il ne va pas profiter de l’occasion pour lui filer entre les mains.

Qu’est-ce qu’annonce donc le messager ? Avant toutes choses, il commence par rappeler le titre et l’étendue du règne de son roi, qui domine toute la terre de Thèbes. Puis il annonce qu’il arrive du Cithéron, de la majestueuse montagne aux cimes lumineuses, toute l’année recouverte de neige blanche immaculée.

Rendu curieux, le roi demande quelles nouvelles empressées le messager lui apporte. Et ce dernier de raconter qu’il a vu les bacchantes, les vénérables bacchantes, comme il dit, elles qui, divinement possédées, piquées de coups d’aiguillon, ont vivement agité leurs blanches jambes pour quitter la cité de Penthée. S’il revient de là-bas, c’est pour lui indiquer, lui raconter, à lui, son seigneur, son maître, souffle-t-il, mais en même temps à tous les Thébains, les choses terribles qu’elles font : des choses stupéfiantes qui, par leur force, leur puissance, dépassent l’entendement. Des choses si terribles qu’il se demande s’il ose les raconter librement ; ou s’il n’a pas meilleur temps, pour ne pas choquer, de restreindre et modérer son propos. Le messager dit en effet connaître son maître et avoue craindre son cœur empressé, son élan vital acéré, son caractère par trop royal ; bref la fâcheuse propension du roi à s’emporter et à punir.

Mais Penthée le rassure : quoi qu’il dise, il ne le punira pas. Tout est logique, tout est organisé et pensé, chez lui : contre les justes, contre ceux qui obéissent à la dikè, à la loi de la cité – à sa loi, donc –, il n’y a jamais lieu de s’emporter. Par contre il y en a un qui a d’autant plus à craindre : car plus le rapport des exactions bachiques sera terrible, plus sévèrement sera soumis à la justice celui qui en est responsable, celui qui a insufflé aux femmes leur savoir-faire, leur folie furieuse, leurs outrageux et terribles rites.

*

Texte original (Bacchantes, 642-676) | Traduction

Bacchantes textePENTHEE

J’éprouve des choses terribles ; l’étranger m’échappe,
Lui qui était tout à l’heure contraint par des liens.
Hé hé !
Voici l’homme ! Qu’est-ce que cela ? Comment, à l’extérieur,
Apparais-tu devant mon palais, après en être sorti ?

DIONYSOS

Arrête ton pied, Penthée, à la place de la colère, pose un pied tranquille.

PENTHÉE

Comment es-tu sorti ? Comment as-tu échappé aux liens ?

DIONYSOS

Ne t’ai-je pas dit que quelqu’un me délivrerait, ou ne l’as-tu pas entendu ?

PENTHÉE

(650) Qui ? Ah, tu amènes toujours de nouvelles histoires.

DIONYSOS

Celui qui, pour les mortels, fait apparaître la vigne aux nombreuses grappes.

PENTHÉE

Tu as fait là de beaux reproches à Dionysos.
J’ordonne de fermer chaque tour de l’enceinte.

DIONYSOS

Quoi ? Les dieux ne passent-ils pas aussi par-dessus les murailles ?

PENTHÉE

Sage, tu es sage, sauf de ce dont il faut que tu sois sage.

DIONYSOS

Oui, de ce dont il faut au plus haut point : en cela, moi, je suis apparu, je suis né sage.
Mais écoute d’abord cet homme-là, et apprends de ses propos,
Lui qui vient des montagnes pour t’annoncer quelque chose.
Nous, nous resterons avec toi, nous ne fuirons pas.

MESSAGER

(660) Penthée, toi qui règne sur cette terre,
Me voilà qui arrive, après avoir laissé le Cithéron, où jamais
Ne fléchissent les lumineuses tombées de neige blanche.

PENTHÉE

En amenant quel propos empressé arrives-tu ?

MESSAGER

J’ai vu les vénérables bacchantes qui, hors de cette terre,
Sous des coups d’aiguillon, ont vivement mû leurs blanches jambes,
J’arrive, désirant t’indiquer à toi, Seigneur, et à la cité,
Qu’elles font des choses terribles, plus qu’étonnantes, en force, en puissance.
Je veux entendre si, librement,
Je peux t’indiquer les choses de là-bas ou si on doit restreindre notre propos.
(670) Je crains en effet la vitesse de ton cœur, Seigneur,
Et ton élan vital pointu et ton caractère trop royal.

PENTHÉE

Parle, de toute façon, je ne te punirai pas ;
Car, contre les justes, il n’y a pas lieu de s’emporter.
Plus ce que tu dis sur les bacchantes est terrible,
Plus encore nous soumettrons en justice celui qui a insufflé
Les savoir-faire aux femmes.

*

Texte original (Bacchantes, 642-676) | Grec

ΠΕΝΘΕΥΣ

πέπονθα δεινά· διαπέφευγέ μ’ ὁ ξένος,
ὃς ἄρτι δεσμοῖς ἦν κατηναγκασμένος.
ἔα ἔα·
ὅδ’ ἐστὶν ἁνήρ· τί τάδε; πῶς προνώπιος
φαίνηι πρὸς οἴκοις τοῖς ἐμοῖς, ἔξω βεβώς;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

στῆσον πόδ’, ὀργῆι δ’ ὑπόθες ἥσυχον πόδα.

ΠΕΝΘΕΥΣ

πόθεν σὺ δεσμὰ διαφυγὼν ἔξω περᾶις;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

οὐκ εἶπον, ἢ οὐκ ἤκουσας, ὅτι λύσει μέ τις;

ΠΕΝΘΕΥΣ

(650) τίς; τοὺς λόγους γὰρ ἐσφέρεις καινοὺς ἀεί.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

ὃς τὴν πολύβοτρυν ἄμπελον φύει βροτοῖς.

ΠΕΝΘΕΥΣ

ὠνείδισας δὴ τοῦτο Διονύσωι καλόν.
κλήιειν κελεύω πάντα πύργον ἐν κύκλωι.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

τί δ’; οὐχ ὑπερβαίνουσι καὶ τείχη θεοί;

ΠΕΝΘΕΥΣ

σοφὸς σοφὸς σύ, πλὴν ἃ δεῖ σ’ εἶναι σοφόν.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

       ἃ δεῖ μάλιστα, ταῦτ’ ἔγωγ’ ἔφυν σοφός.
κείνου δ’ ἀκούσας πρῶτα τοὺς λόγους μάθε,
ὃς ἐξ ὄρους πάρεστιν ἀγγελῶν τί σοι.
ἡμεῖς δέ σοι μενοῦμεν, οὐ φευξούμεθα.

ΑΓΓΕΛΟΣ

(660) Πενθεῦ κρατύνων τῆσδε Θηβαίας χθονός,
ἥκω Κιθαιρῶν’ ἐκλιπών, ἵν’ οὔποτε
λευκῆς χιόνος ἀνεῖσαν εὐαγεῖς βολαί.

ΠΕΝΘΕΥΣ

ἥκεις δὲ ποίαν προστιθεὶς σπουδὴν λόγου;

ΑΓΓΕΛΟΣ

βάκχας ποτνιάδας εἰσιδών, αἳ τῆσδε γῆς
οἴστροισι λευκὸν κῶλον ἐξηκόντισαν,
ἥκω φράσαι σοι καὶ πόλει χρήιζων, ἄναξ,
ὡς δεινὰ δρῶσι θαυμάτων τε κρείσσονα.
θέλω δ’ ἀκοῦσαι πότερά σοι παρρησίαι
φράσω τὰ κεῖθεν ἢ λόγον στειλώμεθα·
(670) τὸ γὰρ τάχος σου τῶν φρενῶν δέδοικ’, ἄναξ,
καὶ τοὐξύθυμον καὶ τὸ βασιλικὸν λίαν.

ΠΕΝΘΕΥΣ

λέγ’, ὡς ἀθῶιος ἐξ ἐμοῦ πάντως ἔσηι·
τοῖς γὰρ δικαίοις οὐχὶ θυμοῦσθαι χρεών.
ὅσωι δ’ ἂν εἴπηις δεινότερα βακχῶν πέρι,
τοσῶιδε μᾶλλον τὸν ὑποθέντα τὰς τέχνας
γυναιξὶ τόνδε τῆι δίκηι προσθήσομεν.

*

Tous les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.

4 Comments

  1. Bonjour et merci pour cette interprétation.

    Une question: en lisant/écoutant le texte: « je suis né sage », puis l’interprétation: « non pas de la sagesse rationnelle, morale, péniblement acquise par l’étude, mais de cette autre sagesse, innée, de l’ordre de la sensibilité, du bon sens : celle de la vie, du va-et-vient tragique de la vie, du jeu de la vie. », il semblerait que ce que Dionysos indique est que la principale différence entre les deux sagesses en question est d’être acquise ou innée et non pas rationnelle ou sensible.

    On le comprend bien, mais, en dehors des structures traditionnelles d’apprentissage, n’est-il pas également possible d’acquérir/de développer une sensibilité/sagesse de vie/tragique? Par exemple par l’expérience?

  2. A bien la lire, notre interprétation dévoile ceci : à la base, tout le monde possède une sagesse de vie (sagesse dionysiaque innée), qui très tôt se trouve déformée par l’éducation (acquisition) à une autre, rationnelle morale.

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