MICHEL HOUELLEBECQ, LA CARTE ET LE TERRITOIRE, Paris, Flammarion, 2010, 428 pages. Prix Goncourt 2010.
Livre moins agressif, moins polĂ©mique que les prĂ©cĂ©dents de Houellebecq, un des plus grands auteurs français contemporains. Pas de critique acerbe de l’islam, pas de crachat sur le christianisme, pas de coup de balais du monde occidental en gĂ©nĂ©ral. S’il s’en prend Ă quelque chose, c’est Ă la formidable petite sphère du people culturel parisien, et donc aux journalistes qui l’alimentent. En toute froideur, sinon indiffĂ©rence.
Plume comme toujours très souple, bien acérée, qui fait parler un état d’esprit fatigué, épuisé. A vrai dire celui de Houellebecq lui-même, qui intervient d’ailleurs dans le roman ; d’abord discrètement, puis toujours plus, jusqu’à l’excès, avant de disparaître, déchiré, déchiqueté.
Et pourtant La carte et le territoire n’est pas une autofiction. Houllebecq n’y est qu’une sorte de supplĂ©ment du personnage principal, qui s’appelle Jed, et qui est un artiste plastique honnĂŞte, travailleur, portĂ©, traversĂ© par de mystĂ©rieuses forces crĂ©atrices auxquelles il obĂ©it. Loin du jet-set m’as-tu vu et de l’imposture triomphante. Seul.
Nombreux sont les passages qui font échos à la phusis. Au moins dans les deux premières parties du livre. La fin, on peut se l’épargner. Comme le plus souvent dans les romans, les dernières pages ne coulent plus de source, marquées qu’elles sont par la réflexion de l’auteur qui cherche à en finir.
« Bien des années plus tard, lorsqu’il fut devenu célèbre – et même, à vrai dire, extrêmement célèbre – Jed devait être interrogé à de nombreuses reprises sur ce que signifiait à ses yeux, le fait d’être un artiste. Il ne devait rien trouver de très intéressant ni de très original à dire, à l’exception d’une seule chose, qu’il devait par conséquent répéter presque à chaque interview : être un artiste, à ses yeux, c’était avant tout être quelqu’un de soumis. Soumis à des messages mystérieux, imprévisibles, qu’on devait donc faute de mieux et en l’absence de toute croyance religieuse qualifier d’intuitions ; messages qui n’en commandaient pas moins de manière impérieuse, catégorique, sans laisser la moindre possibilité de s’y soustraire – sauf à perdre toute notion d’intégrité et tout respect de soi-même. Ces messages pouvaient impliquer de détruire une œuvre, voire un ensemble entier d’œuvres, pour s’engager dans une direction radicalement nouvelle, ou même parfois sans direction du tout, sans disposer du moindre projet, de la moindre espérance de continuation. C’est en cela, et en cela seulement, que la condition d’artiste pouvait, quelquefois, être qualifiée de difficile. » (p. 106-107)
« On peut toujours […] prendre des notes, essayer d’aligner des phrases ; mais pour se lancer dans l’écriture d’un roman il faut attendre que tout cela devienne compact, irréfutable, il faut attendre l’apparition d’un authentique noyau de nécessité. On ne décide jamais soi-même de l’écriture d’un livre, avait-il ajouté ; un livre, selon lui, c’était comme un bloc de béton qui se décide à prendre, et les possibilités d’action de l’auteur se limitaient au fait d’être là , et d’attendre, dans une inaction angoissante, que le processus démarre de lui-même » (p. 254)
« Vous savez, ce sont les journalistes qui m’ont fait la réputation d’un ivrogne ; ce qui est curieux, c’est qu’aucun d’entre eux n’ait jamais réalisé que si je buvais beaucoup en leur présence, c’était uniquement pour parvenir à les supporter. Comment est-ce que vous voudriez soutenir une conversation avec une fiotte comme Jean-Paul Marsouin sans être à peut près ivre mort ? Comment est-ce que vous voudriez rencontrer quelqu’un qui travaille pour Marianne ou Le Parisien libéré sans être pris d’une envie de dégueuler immédiate ? La presse est quand même d’une stupidité et d’un conformisme insupportables, vous ne trouvez pas ? » (p. 147)
« Qu’est-ce qui définit un homme ? Quelle est la question que l’on pose en premier à un homme, lorsqu’on souhaite s’informer de son état ? Dans certaines sociétés, on lui demande d’abord s’il est marié, s’il a des enfants ; dans nos sociétés, on s’interroge en premier lieu sur sa profession. C’est sa place dans le processus de production, et pas son statut de reproducteur, qui définit avant tout l’homme occidental » (p. 158)