FILM DE LARS VON TRIER, avec Kirsten Dunst, Charlotte Gainsbourg, Alexander Skarsgard, Charlotte Rampling, John Hurt, etc. (FRA/DAN/SWE/GER/2011, 2h16). Actuellement dans les salles.
« Dans un quelconque coin perdu de l’univers s’écoulant de manière scintillante en d’innombrables systèmes solaires, il y eut une fois un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’“histoire universelle”, mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques souffles de la nature, l’astre se figea et les animaux intelligents durent mourir » (Nietzsche, « Vérité et mensonge au sens extra-moral »)
Prologue
Sur fond de prĂ©lude tonitruant du Tristan und Isolde de Wagner – annonce d’une pĂ©rilleuse attirance amoureuse –, on voit apparaĂ®tre en grande pompe une succession d’images d’une beautĂ© sublime, Ă la limite du surnaturel : alternance de mouvements oniriques en hyper-ralenti, d’un fameux tableau de Bruegel en train de brĂ»ler et de l’inquiĂ©tant dĂ©placement spatial de deux immenses planètes. Le ton et la clĂ© du film sont donnĂ©s ; la mèche allumĂ©e…
Premier tableau : Justine
La transition est abrupte : suite au titre écorché qui se fait jour après l’apothéose du prologue, on voit apparaître, progressivement, une interminable limousine blanche sur un pittoresque chemin de campagne. Dans la voiture disproportionnée, un jeune et beau couple en habits de mariés : Justine (excellente Kirsten Dunst) et Michael (Alexander Skarsgard), en train de se rendre à leur fête de mariage, dans un splendide château. On a juste le temps de se dire que le couple est trop souriant, trop beau, trop parfait, et voilà que la voiture se trouve coincée dans un virage trop serré. Y aurait-il quelque chose qui cloche dans l’attirance de l’homme pour la pure apparence, le luxe, l’image de la beauté, de la richesse et du bonheur ? Lui, réagit en idiot souriant, en même temps agacé, engagé et amoureux ; elle, d’abord perdue dans ses pensées, rieuse, comme un enfant, ne tarde pas à se rappeler à son rôle de bonne épouse. Image de l’amour à l’occidentale : attirance pour quelque chose qui n’existe pas, confondu avec l’artificialité et la beauté, tout en surface, sans partage, alors qu’en-dessous, ça gronde.
Le couple arrive finalement au château à pied, avec deux heures de retard, comme le fait d’emblée remarquer Claire (excellente Charlotte Gainsbourg), la châtelaine, sœur de Justine et organisatrice de la fête. Les festivités peuvent enfin commencer. Toutes les conventions sont honorées : faste débordant, toasts, discours, ouverture du bal, gâteau des mariés, lancer du bouquet, vol de petites montgolfières dans la nuit, etc. Mais à tout moment surviennent des malaises, des décrochages, des scandales qui troublent le tableau du bonheur idéal.
Avant d’entrer dans le château, Justine regarde le ciel, où elle aperçoit une étrange étoile qu’elle ne connaît pas.
Second tableau : Claire
Après les noces, qui se terminent en queue de poisson, le cours des choses reprend dans le château. Le sujet de discussion – ou plutôt de non discussion et d’inquiétude – est l’étrange planète vue et sentie par Justine. Rationaliste, le mari de Claire s’en remet aux scientifiques : la planète géante Melancholia est sur le point de traverser le système solaire ; telle une comète, elle frôlera la terre ; ce sera le plus bel événement astronomique de tous les temps. Or, dans un mouvement amoureux (Tristan und Isolde), la planète va soudain pivoter autour de la terre et, infléchissant sa courbe, venir la percuter de plein fouet… Tel est du moins ce que sent Justine, qui entretient une relation plus intense, moins imposante, moins refoulante que les autres au monde.
Mélancolie
Dans l’antique théorie des humeurs (Hippocrate, Galien), la mélancolie est la bile noire. Elle est la source de la tristesse et de la rêverie morbides. Pour trouver un équilibre dans la vie, il faut que nos quatre humeurs, ainsi que les éléments, qualités, saisons, et caractères qui leur correspondent s’agencent en harmonie : bile jaune (feu, chaud, printemps, colère), sang (air, sec, été, caractère sanguin), lymphe (eau, froid, hiver, flegme), bile noire (terre, humide, automne, mélancolie). Si ce n’est pas le cas, si l’une d’entre elles vient à prédominer, ou à être négligée, s’installe alors un dangereux déséquilibre qui conduit inexorablement à la maladie, voire à la mort s’il n’est pas rétabli à temps.
En mettant tout en œuvre pour atteindre l’idéal à grands renforts de science et de technique, l’homme occidental a beau croire qu’il s’approche du meilleur des mondes possibles, il ne fait pourtant que fuir la bile noire, la mélancolie qui le constitue : fuite dans le travail, le divertissement, l’information, la communication, et autres superficialités, faux-semblants et mensonges, sur soi-même et les autres. Si, dans ce système de vie ainsi établi, on peut à bon droit apparaître colérique, sanguin ou flegmatique, il est par contre tout à fait inconvenant de se montrer… mélancolique, rêveur – état de ressource artistique, musicale, voire amoureuse pourtant indispensable au bon équilibre de soi et du tout.
Le décrochement de la planète Melancholia est la réponse au déséquilibre mondial engendré par les aspirations et tendances fallacieuses de l’homme. Comme le dit Justine (qui a un « juste » rapport au monde : sensible et responsable, elle est en même temps colérique, sanguine, flegmatique et… mélancolique) à Claire (qui n’aspire qu’à la « clarté » et au bon déroulement des choses), si la planète va percuter la terre, c’est que « la vie est mauvaise », ou, mieux, y est devenue mauvaise : les mécanismes rationalistes et la machinerie sociale en général ont fait que l’homme perde toujours davantage son sens de la terre, son ouverture au monde, son attention aux phénomènes et, par suite, sa sensibilité créatrice ; prisonnier dans ses rêves outrecuidants, travaillé par des périlleuses attirances (Tristan und Isolde), il se fourvoie à tel point qu’il contraint l’univers lui-même à venir rétablir le juste équilibre des choses.
Bande-annonce :
Un film Ă aller voir! De ta critique, je retiens surtout « Si, dans ce système de vie ainsi Ă©tabli, on peut Ă bon droit apparaĂ®tre colĂ©rique, sanguin ou flegmatique, il est par contre tout Ă fait inconvenant de se montrer… mĂ©lancolique, rĂŞveur – Ă©tat de ressource artistique, musicale, voire amoureuse pourtant indispensable au bon Ă©quilibre de soi et du tout. » C’est tellement vrai…
Après l’avoir vu, je dirais plutĂ´t de « Melancholia » qu’il est un film horrible, mais dans le bon sens du terme: il pose des questions justes et d’une profondeur incroyable, par exemple: comment vivre la fin? En tout cas, il s’agit d’une production excellente, mĂŞme si glaçante et effrayante (ou peut-ĂŞtre Ă cause de cela mĂŞme).
Seule Claire se demande comment vivre la fin, comment bien faire, selon les principes traditionnels. A mon avis, ce n’est pas un des principaux thèmes du film.
Je me pose plutôt la question des possibilités d’équilibre et de la destruction :
Au début du film, Justine est l’exemple d’une certaine réussite sociale. Une belle femme, charmante et brillante qui va se marier. Pour cela, elle doit pourtant cacher sa mélancolie, sourire tant bien que mal, mentir. Au fil de l’interminable soirée de mariage, la mélancolie refoulée s’impose de plus en plus, et, avec d’autres pulsions, va finir par balayer et détruire tout ce qu’elle avait cru acquérir.
Mais l’équilibre n’est pas pour autant rétablit, et, à un moment, on a même l’impression que la mélancolie la détruit elle-même complètement. Justine reste certes colérique, sanguine et flegmatique, en plus de mélancolique, mais la mélancolie prédomine. Il n’y a pas d’équilibre. Elle ne peut plus sourire, plus dormir, plus être éveillée, même plus construire de cavernes. Elle n’a plus de force pour la vie sur terre. Elle ne peut que vivre sa mélancolie. Et, amoureusement, attend d’être prise une fois pour toute par elle, avec la terre.
La mélancolie, par amour et impossibilité de pouvoir rétablir l’équilibre en Justine, la détruite-t-elle, comme Melancholia la terre par la suite ?
A priori, le film n’offre pas d’autres possibilités, pour rétablir l’équilibre, que la destruction de la vie « devenue mauvaise » sur terre. Mais, à l’approche du moment qu’elle attend, alors que l’équilibre va être rétablit et qu’elle le sait, Justine, qui retrouve d’ailleurs des forces, semble triste de cette fin, comme si elle regrettait aussi. Sent-elle qu’il y aurait d’autres possibilités ? Sent-elle que son neveu porte quelque chose ? L’enfance, le jeu, et les cavernes magiques ?
On pourrait donc dire que le thème du film est le mensonge, et que la seule possibilitĂ© de s’en sortir serait de ne pas mentir. A soi-mĂŞme et aux autres. Pour que la mĂ©lancolie (le rĂŞve, la ressource artistique, de vie) n’ait pas besoin de venir frapper dĂ©sastreusement fort pour Ă©quilibrer le tout.