POUR NE PAS ĂTRE TOUT LE TEMPS EMPĂCHĂ, je trace des cercles autour de moi. Je dĂ©limite mes sphĂšres par de saintes frontiĂšres : dâun cĂŽtĂ© il y a ceux qui peuvent mâĂ©pauler, de lâautre ceux qui nâen sont pas capables. Comme les montagnes sur lesquelles je grimpe sont toujours plus hautes, il y a forcĂ©ment de moins en moins de monde autour de moi. Et les montagnes qui composent le massif montagneux que je construis ne sont pas toujours plus hautes, mais aussi toujours plus saintes.
Mais quel que soit lâendroit oĂč vous voulez grimper avec moi, ĂŽ mes frĂšres, prenez garde quâaucun parasite ne grimpe avec vous !
Quâest-ce que jâentends par parasite ? Toute vermine rampante et collante qui veut se nourrir de vos faiblesses, qui veut sâengraisser Ă vos recoins malades et Ă©corchĂ©s.
Et attention : sâil y a un art ou le parasite excelle, câest dans celui de deviner les endroits oĂč les Ăąmes qui grimpent vers les hauteurs sont fatiguĂ©es. Aussi est-ce dans votre affliction et votre mauvaise humeur, dans votre pudeur dĂ©licate que la vermine fait son nid rĂ©pugnant. Câest dans votre tristesse, dans votre agacement et votre gĂȘne que le parasite vient vous affaiblir.
LĂ oĂč le fort est faible, oĂč le noble est trop doux, trop indulgent, â câest lĂ quâil fait son nid rĂ©pugnant. Le parasite habite et grandit dans les petits recoins oĂč le grand homme est Ă©corchĂ©.
Connaissez-vous le genre suprĂȘme de tout Ă©tant â et le genre le plus faible, vous le connaissez ? Une chose est sĂ»re : le parasite est du genre le plus bas ; et quiconque est du genre le plus haut nourrit sans le vouloir le plus grand nombre de parasites.
Car comment se pourrait-il que ce ne soit pas Ă lâĂąme la plus vaste qui sâagrippe le plus grand nombre de parasites ; quâils ne soient pas assis sur lâĂąme qui possĂšde la plus longue Ă©chelle, qui est capable de descendre le plus bas et en mĂȘme temps de grimper le plus haut ?
LâĂąme la plus vaste, la plus englobante, qui peut courir, sâĂ©garer et vagabonder le plus loin en elle-mĂȘme ; lâĂąme la plus nĂ©cessaire, qui se jette de plaisir et sâimpose dans le moindre hasard.
LâĂąme qui est, au sens fort du verbe ĂȘtre, et qui en mĂȘme temps plonge dans le devenir ; celle qui a, au sens fort du verbe avoir, qui possĂšde, et qui veut Ă la fois aller dans le vouloir, le dĂ©sir, lâexigence.
LâĂąme qui ne se contente pas de ce quâelle est et de ce quâelle a, mais qui se fuit elle-mĂȘme en sa mĂ©diocritĂ©, qui de force sâamĂšne dans des cercles toujours plus larges, toujours plus englobants ; lâĂąme la plus sage, la plus sĂ©rieuse, que la folie, lâenfance, le jeu exhorte de la plus dĂ©licieuse des maniĂšres.
LâĂąme qui sâaime le plus fort comme partie du tout ; lâĂąme dans laquelle toutes les choses respirent, dans laquelle toutes les choses ont leur va-et-vient, leur courant et contre-courant. Ă mes frĂšres, comment se pourrait-il que lâĂąme la plus haute, la plus forte et la plus dĂ©licieuse, ne soit pas dĂ©vorĂ©e par les pires parasites si elle ne sâen mĂ©fie pas comme de la peste ?
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Traduction littérale
Je ferme des cercles et de saintes frontiĂšres autour de moi ; toujours moins de monde grimpe avec moi sur des montagnes toujours plus hautes : je construis un massif montagneux Ă partir de montagnes toujours plus saintes. â
Mais oĂč donc que vous veuillez grimper avec moi, ĂŽ mes frĂšres : prenez garde que nul parasite ne grimpe avec vous !
Parasite : câest une vermine rampante et collante qui veut sâengraisser Ă vos recoins malades et Ă©corchĂ©s.
Et tel est son art, de deviner lĂ oĂč elles sont fatiguĂ©es les Ăąmes qui grimpent : câest dans votre affliction et mauvaise humeur, dans votre pudeur dĂ©licate quâil fait son nid rĂ©pugnant.
LĂ oĂč le fort est faible, le noble trop doux, â câest lĂ -dedans quâil fait son nid rĂ©pugnant : le parasite habite lĂ oĂč le grand a de petits recoins Ă©corchĂ©s.
Quel est le genre le plus haut de tout étant et quel est le moindre ? Le parasite est le genre le moindre ; mais quiconque est du plus haut genre nourrit la plupart des parasites.
Car lâĂąme qui a la plus longue Ă©chelle et qui peut descendre le plus bas : comment se pourrait-il que la plupart des parasites ne soient pas assis dessus ? â
â lâĂąme la plus englobante, qui peut courir et sâĂ©garer et vagabonder le plus loin en soi ; la plus nĂ©cessaire qui se jette de plaisir dans le hasard : â
â lâĂąme qui est, qui plonge dans le devenir ; celle qui a, qui veut aller dans le vouloir et lâexigence : â
â lâĂąme qui se fuit elle-mĂȘme, qui sâamĂšne elle-mĂȘme dans le cercle le plus large ; lâĂąme la plus sage, que la bouffonnerie exhorte de la maniĂšre la plus suave : â
â celle qui sâaime elle-mĂȘme le plus fort, dans laquelle toutes les choses ont leur courant et contre-courant : â ĂŽ comment lâĂąme la plus haute pourrait-elle ne pas avoir les pires parasites ?
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Il sâagit ci-dessus de la partie 19 (sur 30) du douziĂšme chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres se trouvent ici.