Ă MES FRĂRES, QUELS SONT LES HOMMES QUI RECĂLENT LE PLUS GRAND DANGER pour lâavenir de lâhumanité ? Nâest-ce pas ceux quâon appelle les bons et les justes ?
Nâest-ce pas ceux qui, attirĂ©s par la lumiĂšre de lâidĂ©al, aveuglĂ©s par lâidĂ©e traditionnelle de bontĂ©, de vĂ©ritĂ© et de justice, croient savoir et sentir dans leur cĆur ce qui est bon et juste ? Ceux qui, forts de leurs croyances, nâhĂ©sitent pas Ă le faire entendre et imposer partout ? Ceux qui, sĂ»rs et fiers de leur savoir, vont jusquâĂ vouer au malheur ceux qui, dans le domaine de la morale et de la justice, cherchent encore ?
Câest un comble : ceux qui sont jugĂ©s mauvais ou mĂ©chants sont au fond moins dangereux que les bons et les justes. Quel que soit le dommage quâils font, il est moins grand, moins profond que celui des bons et des justes !
Quel que soit le dommage que commettent ceux qui méprisent le bon équilibre des phénomÚnes, ceux qui calomnient le monde, il est moins grand, moins profond que celui des bons et des justes.
Ă mes frĂšres, un jour, aprĂšs avoir vu dans le cĆur des bons et des justes, quelquâun a dit : « Ce sont des pharisiens, des hypocrites qui se croient les seuls Ă incarner la perfection et la vĂ©ritĂ©. » Mais on ne lâa pas compris. Les bons et les justes ne lâont pas compris.
Evidemment : comment les bons et les justes auraient-ils pu le comprendre ? Comment, aveuglĂ©s quâils sont par les lumiĂšres de la raison, prisonniers quâest leur esprit dans leur bonne conscience, comment auraient-ils pu se mettre Ă douter dâeux-mĂȘmes ? Vous le savez aussi bien que moi : leur bĂȘtise repose sur une insondable intelligence ; oui, ils sont tellement obnubilĂ©s par leur puissante raison quâils sont complĂštement stupides vis-Ă -vis de la rĂ©alitĂ© de la vie ici et maintenant.
Mais ce nâest pas leur faute ! Telle est la vĂ©rité : leur raison les aveugle Ă ce point quâils ne peuvent faire autrement que se tromper et se mentir Ă eux-mĂȘmes ; ils doivent ĂȘtre des pharisiens !
Leur logique cerne Ă ce point leur esprit quâils ne peuvent faire autrement que crucifier celui qui est diffĂ©rent dâeux, celui qui sâinvente sa propre vertu ! Ils doivent le crucifier ! Telle est la vĂ©rité ! Il nây en a pas dâautre.
Ă mes frĂšres, un autre homme a dĂ©couvert leur pays : le pays, le cĆur et la terre des bons et des justes. Lâayant scrutĂ© de fond en comble, il sâest alors demandé : « Qui est-ce quâils haĂŻssent le plus ? »
Et voici sa rĂ©ponse : câest le crĂ©ateur quâils dĂ©testent le plus : le briseur de tables et de vieilles valeurs ; celui qui brise les tables et valeurs traditionnelles pour pouvoir en crĂ©er de nouvelles. Lui, ils lâappellent criminel.
Pourquoi les bons dĂ©testent les crĂ©ateurs ? Parce quâils sont, eux, incapables de crĂ©er. Prisonniers de leur vision du monde et schĂ©mas de pensĂ©e, ils ne peuvent faire autrement que promulguer ce quâils sentent et savent, et ne peuvent faire autrement que dĂ©nigrer ce quâils ne sentent pas et ne savent pas. Quoi quâils rencontrent de nouveau, qui nâentre pas dans leur logique, ils ne peuvent faire autrement que le faire pĂ©rir dans lâĆuf : câest pourquoi ils sont toujours le dĂ©but de la fin.
Câest pourquoi ils crucifient celui qui Ă©crit de nouvelles valeurs sur de nouvelles tables. Câest pourquoi ils se sacrifient lâavenir, ils sacrifient leurs propres possibilitĂ©s, leur propres ressources, leur propre avenir â et crucifient et sacrifient par lĂ tout avenir humain !
Câest lĂ dĂ©jĂ une vieille histoire : depuis quâils existent, depuis deux millĂ©naires, les bons ont Ă©tĂ© le dĂ©but de la fin.
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Traduction littérale
Ă mes frĂšres ! Chez qui se trouve donc le plus grand danger de tout avenir humain ? Nâest-ce pas chez les bons et les justes ? â
â chez ceux qui disent et qui sentent dans leur cĆur : « Nous savons bien ce qui est bon et juste, et nous lâavons aussi ; malheur Ă ceux qui, ici, cherchent encore ! »
Et quel que soit le dommage que puissent faire les méchants : le dommage des bons est le dommage le plus dommageable !
Et quel que soit le dommage que puissent faire les contempteurs du monde : le dommage des bons est le dommage le plus dommageable.
Ă mes frĂšres, quelquâun a un jour vu dans le cĆur des bons et des justes, et il a dit : « Ce sont des pharisiens. » Mais on ne lâa pas compris.
Les bons et les justes eux-mĂȘmes ne pouvaient le comprendre : leur esprit est prisonnier dans leur bonne conscience. La bĂȘtise des bons est dâune intelligence insondable.
Mais telle est la vĂ©rité : les bons doivent ĂȘtre des pharisiens, â ils nâont pas le choix !
Les bons doivent crucifier celui qui sâinvente sa propre vertu ! Telle est la vĂ©rité !
Mais le deuxiĂšme qui a dĂ©couvert leur pays, pays, cĆur et terre des bons et justes : câĂ©tait celui qui, lĂ , a demandé : « Qui haĂŻssent-ils le plus ? »
Câest le crĂ©ateur quâils haĂŻssent le plus : celui qui brise les tables et vieilles valeurs, le briseur, â lui, ils lâappellent criminel.
Car les bons â ils ne peuvent pas crĂ©er : ils sont toujours le dĂ©but de la fin : â
â ils crucifient celui qui Ă©crit de nouvelles valeurs sur de nouvelles tables, ils se sacrifient lâavenir, â ils crucifient tout avenir humain !
Les bons â ils ont toujours Ă©tĂ© le dĂ©but de la fin. â
***
Il sâagit ci-dessus de la partie 26 (sur 30) du douziĂšme chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres se trouvent ici.
Quelques questions
1. Nous lisons: quelquâun a un jour vu dans le cĆur des bons et des justes, et il a dit : « Ce sont des pharisiens. » Nous lisons aussi que ces pharisiens ont crucifiĂ© « celui qui s’invente sa propre vertu », qui est crĂ©ateur. Il me semble que ce quelqu’un ne peut ĂȘtre que Nietzsche dĂ©signe ne peut ĂȘtre que JĂ©sus. DĂšs lors A) comment comprendre le « celui qui s’invente sa propre vertu »? B) Quelle est la vision de JĂ©sus, son intention, selon cet auteur? C) Qu’est-ce qu’on n’a pas compris dans l’accusation de JĂ©sus envers les pharisiens?
2. « Mais le deuxiĂšme qui a dĂ©couvert leur pays, pays, cĆur et terre des bons et justes : câĂ©tait celui qui, lĂ , a demandĂ© : « Qui haĂŻssent-ils le plus ? » » Par le terme de deuxiĂšme, Nietzsche sous-entend qu’il y a un premier, Ă savoir celui qu’il vient de dĂ©signer comme ayant su lire le premier dans le coeur des bons et des justes, Ă savoir JĂ©sus. A)Avons-nous des pistes pour savoir qui est le deuxiĂšme qui a su lire dans le coeur des justes pour demander « Qui haĂŻssent-ils le plus ? ».
Fedi
1. Nietzsche semble ironique: les pharisiens sont les bons et les justes: les hommes traditionnels, tributaires de la tradition platonico-chrĂ©tienne. L’homme en question ne peut donc ĂȘtre JĂ©sus, mais une figure vĂ©hiculant la propre pensĂ©e de Nietzsche.
2. Dans ce cas, le deuxiÚme homme serait alors une autre figure véhiculant la pensée de Nietzsche.
Sinon, en effet, l’interprĂ©tation coince.
1. A moins que le JĂ©sus de l’histoire et de la Bible soit diffĂ©rent de la tradition platonico-chrĂ©tienne dont tu parles et que Nietzsche attaque Ă coups de marteau…
Pour Nietzsche lui-mĂȘme, JĂ©sus n’a rien Ă voir avec le CrucifiĂ©. S’il s’en prend au deuxiĂšme, il valorise au contraire le premier comme un homme exemplaire, un crĂ©ateur.