ON EST LE MATIN, DANS LA CAVERNE DE ZARATHOUSTRA. Le porte-parole de la vie, de la souffrance et du cercle quâil est vient de se lever dâun bond de sa couche en poussant un cri terrible. Il a Ă©tĂ© assailli par sa pensĂ©e la plus profonde, la plus abyssale, depuis toujours prĂ©sente, mais depuis trop longtemps endormie : la pensĂ©e de lâĂ©ternel retour du mĂȘme. Lâheure est venue quâelle se lĂšve, quâelle remonte Ă la surface, quâelle quitte lâobscuritĂ© pour la lumiĂšre. A grands cris et grand-peine, Zarathoustra est finalement parvenu Ă la faire Ă©merger et Ă la faire parler : « Ah, me voilĂ sauvé ! Te voilĂ qui arrives, â oui, je tâentends venir Ă moi ! Me voilĂ sauvé ! Viens ! Donne-moi ta main ! Que ma surface et ma profondeur sâunissent et cheminent ensemble, que lâunion des contraires triomphe, que tout devienne dĂ©cidĂ©ment diffĂ©rences de degrĂ©s du mĂȘme ! », sâest alors rĂ©joui Zarathoustra. Avant de gĂ©mir soudain : « Ah ! Non, laisse ! ArrĂȘte-ça ! Ah ! Ah ! â DĂ©goĂ»t, dĂ©goĂ»t, dĂ©goĂ»t â â â Câest insupportable ! Malheur Ă moi ! Me voilĂ perdu !
*
A peine Zarathoustra a dit ces mots, il sâest Ă©croulĂ© comme un mort sur sa couche ; et est restĂ© longtemps comme ça, comme un mort, Ă©tendu sur sa couche. Et quand il est revenu Ă lui, il Ă©tait pĂąle, et tremblait comme une feuille. Longtemps, il est restĂ© alité ; et longtemps il nâa pas voulu manger ni mĂȘme boire. Sept jours durant, il est demeurĂ© dans cet Ă©tat. Mais ses animaux de compagnie, son aigle et son serpent, ne lâont pas quittĂ© un instant, ni le jour ni la nuit ; ne serait-ce lâaigle, parfois, pour sâenvoler chercher et dĂ©rober çà et lĂ de la nourriture, dĂ©posĂ©e sur sa couche, de sorte que Zarathoustra sâest finalement trouvĂ© allongĂ© parmi quantitĂ© de baies jaunes et rouges, de raisins, de pommes de roses, dâherbes odorantes et de pommes de pin. De plus lâaigle avait Ă©tendu Ă ses pieds deux jeunes et purs agneaux pĂ©niblement dĂ©robĂ©s Ă leur berger.
AprĂšs sept jours dans cet Ă©tat, Zarathoustra sâest enfin redressĂ© sur sa couche. Il a pris une pomme de rose dans la main, lâa approchĂ©e de son nez, lâa sentie, et en a trouvĂ© lâodeur agrĂ©able. Le voyant ainsi sorti de son retrait et de sa torpeur, de nouveau ouvert au monde, ses animaux ont estimĂ© que le moment Ă©tait venu de lui parler.
*
« à Zarathoustra, lui ont-ils dit, voilĂ dĂ©jĂ sept jours que tu es couchĂ© lĂ , lâĆil lourd : ne veux-tu pas enfin te remettre sur pieds ?
Allez, bouge-toi ! Sors de ta caverne : le monde tâattend ! Il tâattend comme un jardin attend dâĂȘtre cultivĂ© par son jardinier. Le vent joue avec de lourdes senteurs odorantes qui toutes veulent venir vers toi ; et tous les ruisseaux veulent te suivre Ă la trace, te courir aprĂšs.
Comme tu es restĂ© seul, loin du monde, sept jours durant, toutes les choses aspirent Ă toi. Tu leur manques, ĂŽ Zarathoustra. Allez, sors de ta caverne ! Dehors, toutes les choses tâattendent ; elles veulent ĂȘtre tes mĂ©decins, te faire recouvrer la santĂ©, te rendre plus fort encore quâavant !
Nâas-tu pas, durant ces terribles derniers jours, gagnĂ© quelque chose ? Une nouvelle connaissance, acide et lourde, ne tâest-elle pas venue ? Tu Ă©tais en tout cas couchĂ© lĂ , devant nous, comme un levain acidifiĂ©, prĂȘt Ă gonfler, Ă exprimer sa force et surabondance cachĂ©es. Et, progressivement, ton Ăąme sâest bel et bien mise Ă lever ; sâest mise Ă enfler comme une pĂąte Ă pain ; Ă enfler, Ă enfler encore et encore, surabondamment, jusquâĂ dĂ©border, jusquâĂ passer par-dessus ses bords. Te revoilĂ prĂȘt, toi le porte-parole de la vie, de la souffrance et du cercle, te revoilĂ prĂȘt Ă affirmer le monde. »
â Ă mes animaux, a alors rĂ©pondu Zarathoustra, continuez donc Ă bavarder comme ça et laissez-moi vous Ă©couter ! Ăa me revigore de vous entendre parler, de vous entendre profĂ©rer des mots et des sons. LĂ oĂč on bavarde, oĂč on cause, oĂč ça cause, tout est dĂ©jĂ ouvert, tout est dĂ©jĂ accueillant : le monde se prĂ©sente dĂ©jĂ comme vous dites, comme un jardin prĂȘt Ă ĂȘtre cultivĂ©. Et voilĂ que grĂące Ă vous le monde se prĂ©sente dĂ©jĂ Ă moi comme un tel jardin prĂȘt Ă ĂȘtre cultivĂ©.
Ah, comme il est agrĂ©able quâil y ait des mots et des sons ! Les mots et les sons ne sont-ils pas des arcs-en-ciel et des ponts apparents, chimĂ©riques, reliant ce qui est Ă©ternellement sĂ©paré ? Faisant croire Ă lâunion entre ce qui se passe en nous et en-dehors de nous, entre nos pensĂ©es et les choses, nos sensations et celles des autres ? Le langage nâest-il pas un immense et accueillant mensonge ?
Prenons lâexemple des Ăąmes. Chacune a son propre monde, sa propre ouverture au monde. Et pour chacune, toute autre Ăąme est un monde inconnu, obscur, Ă©nigmatique : un arriĂšre-monde, quâon nomme pour ne pas ĂȘtre trop chahuté ; un radeau dâapparence quâon sâinvente pour ne pas ĂȘtre trop seul et trop ballottĂ© sur lâimmensitĂ© de la mer.
Tout ce quâon voit nâest quâapparence, illusion, mensonge voilant les phĂ©nomĂšnes en ce quâils sont. Et câest prĂ©cisĂ©ment entre les choses les plus proches et les plus semblables, que lâapparence ment le plus joliment : le plus petit gouffre est toujours le plus difficile Ă franchir et Ă surmonter ; câest sur le plus petit Ă©cart, la plus petite diffĂ©rence, la plus infime nuance quâil est le plus compliquĂ© de lancer un pont, de produire une chimĂšre valable, au sens oĂč elle est solide, rassurante â de toute rigueur.
Mais pour moi, pour moi qui expĂ©rimente le monde et la vie comme union des contraires ; pour moi qui ressens tout comme diffĂ©rences de degrĂ©s du mĂȘme, qui nâobjective pas, qui ne considĂšre nulle chose dans lâoptique de la relation « sujet-objet » â comment pourrait-il y avoir un hors-de-moi ? Impossible : dans ma perspective, il nây a tout simplement pas de dehors, pas de hors-de-moi ! Au fond, tout est moi : mon petit moi comme infime partie du grand moi du monde ! Mais voilĂ , cette rĂ©alitĂ© tragique, les sons, les mots nous la font toujours de nouveau oublier. Et comme il est agrĂ©able dâoublier ! Sans la facultĂ© de lâoubli, la vie serait tout simplement insupportable !
Les noms et les sons ne sont-ils pas donnĂ©s aux choses pour que lâhomme oublie et se revigore aux choses ? Pour quâil y trouve un certain calme, une certaine assurance, voire mĂȘme sĂ©rĂ©nité ? Câest une belle bouffonnerie que la parole : grĂące aux noms et aux sons, lâhomme danse par-dessus les choses, toutes les choses.
Comme toute parole est aimable ! Comme tout son, tout mensonge fait du bien ! Notre amour lui-mĂȘme danse avec des sons sur des arcs-en-ciel multicolores : tout notre rapport au monde, tout notre engagement pour les choses et les gens, tout notre amour est marquĂ© par des paroles rassurantes, des sons superficiels, du bavardage.
â « à Zarathoustra, ont alors dit les animaux, pour ceux qui pensent comme nous autres animaux, toutes les choses dansent seules ; contrairement aux hommes, nous ne rĂ©flĂ©chissons pas, pas non plus Ă ce que nous disons : nous nous contentons de suivre et dâexprimer le mouvement de la vie et de la mort, la musique de la vie et de la mort, le va-et-vient tragi-comique de tout phĂ©nomĂšne. Pour nous, il nây a pas de vrai et de faux, pas de beau et de laid, pas de jugement du bien et du mal. Pour nous, tout se passe comme ça : toute chose vient, tend la main, rit, et sâenfuit â et revient, et retend la main, et rit de nouveau, et sâenfuit de nouveau. Et ce toujours de nouveau, Ă lâinfini.
Il nây a pas dâĂȘtre stable et constant, pas dâidĂ©e, pas dâimage fixe ; tout est toujours en mouvement. Tout va, tout vient ; tout vient, tout revient ; la roue de lâĂȘtre â lâĂȘtre de tout ce qui est, la vie â tourne Ă©ternellement. Tout meurt, tout refleurit ; lâannĂ©e de lâĂȘtre court Ă©ternellement.
Tout se brise, tout est de nouveau recomposé ; la mĂȘme maison de lâĂȘtre, le mĂȘme refuge de lâĂȘtre se reconstruit toujours, Ă©ternellement. Tout se sĂ©pare, se dit au-revoir, et tout se rassemble et se salue de nouveau ; lâanneau de lâĂȘtre reste Ă©ternellement fidĂšle Ă lui-mĂȘme.
LâĂȘtre nâa pas de dĂ©but ni de fin : il commence Ă chaque instant. Autour de chaque ici se tourne la sphĂšre de lĂ -bas, la sphĂšre lĂ -bas : lâici nâest quâune possibilitĂ© du lĂ -bas. Comme il nây a pas de dĂ©but ni de fin, il nây a pas non plus de milieu ; ou alors le milieu est partout. Le sentier de lâĂ©ternitĂ© nâest pas une ligne droite ; il est tordu, mais revient toujours, Ă lâidentique, avec les mĂȘmes bouts droits et les mĂȘmes travers. »
â Ă, vous autres bouffons, plaisantins et orgues de Barbarie !, a alors rĂ©pondu Zarathoustra en retrouvant le sourire, comme vous savez bien ce qui sâest accompli en moi durant les sept jours oĂč je suis restĂ© comme mort sur ma couche ; ce qui a dĂ» sâaccomplir en moi, en toute nĂ©cessité : la reconnaissance de la vie ici et maintenant en sa nature propre, comme Ă©ternel retour du mĂȘme !
Comme vous savez bien comment ma pensĂ©e la plus profonde, ma pensĂ©e la plus abyssale, ce monstre noir, sâest, pareil Ă un serpent, glissĂ© dans ma gorge et mâa Ă©tranglĂ©, Ă©touffé ! Mais voyez, je ne me suis pas laissĂ© faire : jâai mordu, mordu ; et lui ai coupĂ© la tĂȘte des dents avant de la cracher au loin.
Quoi ? Vous en avez dĂ©jĂ fait une rengaine, un chant lyrique ? Mais je ne suis pas encore guĂ©ri ; je suis encore convalescent : je me trouve encore couchĂ© lĂ Â ; encore fatiguĂ© dâavoir mordu et crachĂ© au loin ; encore malade de ma propre dĂ©livrance, de ma propre rĂ©demption.
Et vous avez regardĂ© tout cela ? Ă mes animaux, vous ĂȘtes donc comme les hommes ? Vous ĂȘtes vous aussi cruels ? Vous avez voulu faire comme ils font, eux, vis-Ă -vis de toute chose : vous avez voulu regarder ma douleur, ma grande douleur ? Ăa ne fait aucun doute : lâhomme est le plus cruel des animaux.
Savez-vous quand lâhomme sâest Ă ce jour senti le mieux sur terre ? Lors des dĂ©solations, des jeux de mort et de deuils, des combats de taureaux et autres crucifixions. Et mĂȘme plus, quand il sâest inventĂ© lâenfer, quand il a imaginĂ© lâenfer ; regardez, ce dernier a Ă©tĂ© son ciel sur terre ! Lâenfer a Ă©tĂ© lâĂ©lĂ©ment le plus important de tout son rapport au monde, comme menace et repoussoir, au profit des bonnes actions raisonnables et morales.
Regardez comment lâhomme a pris lâhabitude de fonctionner : quand il entend crier de souffrance un grand homme, grand homme parce quâil affronte et affirme le rĂ©el, quand il lâentend crier â tout de suite le petit homme, lâhomme mĂ©diocre, qui cherche partout la facilitĂ©, le confort de son propre bonheur, accourt, la langue pleine de convoitise pendant hors de sa bouche. Mais regardez bien : mĂȘme sâil parle de sympathie Ă lâĂ©gard de la souffrance dâautrui, sâil parle de sa « pitié », de sa « compassion », câest par aviditĂ© ou dĂ©sir que le petit homme se prĂ©cipite !
Ah, avec quel zĂšle le petit homme, et parmi tous les petits hommes en particulier celui qui est poĂšte, utilise les mots et les sons, non pas pour bavarder, comme vous le faites, sans rĂ©flĂ©chir, en toute innocence, pour essayer de dire la vie, mais pour accuser la vie ! Ecoutez-le : câest un accusateur de vie ! RivĂ© quâest son regard sur les bonnes et belles idĂ©es stables et constantes, il est forcĂ©ment déçu par la vie ici et maintenant. Alors il ne peut faire autrement que la critiquer, de lâaccuser de ne pas ĂȘtre comme elle devrait ĂȘtre, Ă savoir idĂ©ale. Mais ne manquez pas dâentendre combien de plaisir cachĂ©, de dĂ©sir, dâenvie recĂšle au fond chacune de ses accusations !
Heureusement, la vie est suffisamment forte pour surmonter lâhomme ; pour surmonter en un clin dâĆil lâaccusateur de la vie quâil est : « Si tu parles ainsi de moi, câest que tu mâaimes, dit-elle insolente au petit homme ; attends un peu, je nâai pas encore de temps pour toi, mais je vais bientĂŽt mâoccuper de ta petite personne. »
Si lâhomme est lâanimal le plus cruel, ce nâest pas seulement vis-Ă -vis des autres animaux ou des phĂ©nomĂšnes, mais aussi vis-Ă -vis de lâhomme lui-mĂȘme. Voyez, quand il se met Ă accuser celui quâil appelle « pĂ©cheur », « porteur de croix », ou encore « pĂ©nitent » : ne manquez pas, lĂ non plus, dâentendre le plaisir, le dĂ©sir, lâenvie qui se mĂȘle Ă ses plaintes et accusations !
Mais en me prononçant moi-mĂȘme de la sorte â est-ce que je ne me fais pas moi-mĂȘme accusateur, lâaccusateur des hommes ? Ne suis-je pas moi-mĂȘme cruel et mĂ©chant, marquĂ© par le plaisir, le dĂ©sir et lâenvie ? Ah, mes animaux, voici la seule chose que jâai apprise jusquâici : que ce quâil y a de plus cruel et de plus mĂ©chant en lâhomme est nĂ©cessaire Ă lâhomme, la condition mĂȘme pour quâil devienne meilleur et atteigne son plus haut niveau.
Et mĂȘme plus : ce quâil y a de plus cruel et mĂ©chant en lâhomme est sa meilleure force ; la force qui le conduit le plus loin. Ce quâil y a de plus cruel et mĂ©chant est la pierre la plus dure du suprĂȘme crĂ©ateur ; la pierre la plus difficile Ă tailler, certes, mais la pierre qui, par suite, produit aussi les plus belles Ćuvres. Et jâai donc aussi appris que, dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, lâhomme ne doit pas seulement devenir meilleur, mais Ă la fois meilleur et plus mĂ©chant. Impossible de devenir meilleur sans devenir plus dur, plus sĂ©vĂšre, plus cruel, et donc plus mĂ©chant. Car la vie elle-mĂȘme est dure, sĂ©vĂšre, cruelle et mĂ©chante.
Je nâai pas Ă©tĂ© Ă©pinglĂ©, moi, Ă ce bois de martyre ; je nâai pas comme JĂ©sus jadis Ă©tĂ© crucifiĂ© parce que je proclamais que lâhomme Ă©tait bon, que lâhomme Ă©tait amour, créé Ă lâimage de dieu. Je lâai toujours senti et ne mâen suis jamais caché : lâhomme est cruel et mĂ©chant. Contrairement au crucifiĂ©, jamais je nâai prĂȘchĂ© la bonne parole, jamais je nâai cherchĂ© Ă faire croire Ă un autre monde, par-delĂ le monde ici et maintenant, un monde meilleur, un monde parfaitement moral, comme guide du monde ici-bas. Par contre, quand jâai Ă©tĂ© assailli par ma pensĂ©e la plus profonde, quand le porte-parole de la vie que je suis a vu le noir serpent se glisser dans sa bouche pour le prendre Ă la gorge, quand jâai pris conscience de tout ça, de lâerreur et de la petitesse de lâhomme, et de son Ă©ternel retour, je nâai pu mâempĂȘcher de regarder tout ça Ă partir de lâancienne morale et de crier de dĂ©goĂ»t ; jâai hurlĂ© comme jamais encore personne nâa hurlĂ©.
« Ah, quelle horreur : tout, en lâhomme, est petit. Ah, quelle horreur : mĂȘme ce quâil a de plus cruel et mĂ©chant est tout petit aussi ! Ah, quelle horreur : mĂȘme ce quâil a de tendre et de meilleur est tout petit ! », voilĂ ce que jâai criĂ©.
Le grand dĂ©goĂ»t vis-Ă -vis de lâhomme, le trop-plein, la satiĂ©tĂ©, â voilĂ ce qui mâa Ă©tranglĂ© et mâa rampĂ© tel un serpent dans le gosier. Et tout ce que le diseur de vĂ©ritĂ©, le diseur de bonne aventure a dit de vrai mâa aussi dĂ©goĂ»té : « Tout est Ă©gal ? Rien ne vaut la peine, le savoir Ă©trangle. »
JâĂ©tais pris Ă la gorge par la rampante morale ; jâĂ©touffais ; la lumiĂšre dĂ©clinait : un long crĂ©puscule boitait pĂ©niblement devant moi ; une tristesse mortellement fatiguĂ©e, mortellement ivre parlait en bĂąillant.
« Il revient Ă©ternellement, lâhomme dont tu es fatiguĂ©, le petit homme », voilĂ ce que bĂąillait ma tristesse en traĂźnant les pieds, incapable de sâendormir pour se refaire.
Et la terre des hommes se transformait pour moi en une Ă©touffante caverne ; une pesante grotte sans air, la poitrine affaissĂ©e. Et tout le vivant mâest alors apparu comme pourriture humaine et ossements et passĂ© vermoulu. A force de viser lâidĂ©al, lâhomme mâapparaissait tellement petit que la vie ne mĂ©ritait plus mĂȘme dâĂȘtre vĂ©cue.
Mes soupirs Ă©taient assis sur toutes les tombes dâhommes, sur tous ceux qui ont creusĂ© la nature humaine ; et mes soupirs ne pouvaient plus se lever ; et mes soupirs et mes questionnements coassaient et Ă©tranglaient et rongeaient et se plaignaient sans arrĂȘt, jour et nuit.
« Ah, quelle horreur : lâhomme revient Ă©ternellement ! Le petit homme revient Ă©ternellement ! »
Je les ai jadis vu nus, les hommes, tous les deux, le plus grand et le plus petit : mais ils Ă©taient trop semblables lâun Ă lâautre, trop pareils, trop accrochĂ©s Ă leur raison, trop humains, trop idĂ©alistes, â et pas seulement le plus petit, mais aussi le plus grand !
Trop petit le plus grand ! Tel Ă©tait mon dĂ©goĂ»t vis-Ă -vis de lâhomme, mon trop-plein, ma satiĂ©té ! Et tout reviendra Ă©ternellement, Ă lâidentique, y compris le plus petit des hommes, lâhomme le plus prudent, le plus mesquin, qui passe sa vie Ă calculer comment stabiliser et augmenter son petit bonheur personnel ! Tel Ă©tait mon dĂ©goĂ»t, mon trop-plein, ma satiĂ©tĂ© vis-Ă -vis de toute existence !
Ah, dĂ©goĂ»t ! DĂ©goĂ»t ! DĂ©goĂ»t ! â â VoilĂ comment a parlĂ©, comment a soupirĂ© et sâest lamentĂ© Zarathoustra ; car il se rappelait sa maladie ; et lĂ aussi, contrairement Ă ce quâaurait fait la plupart, sa maladie, il ne lâa pas mise Ă distance, mais sây est replongĂ© en la racontant. Mais Ă ce moment, ses animaux ne lâont pas laissĂ© continuer Ă parler, ne lâont pas laissĂ© revivre sa maladie et sombrer encore une fois.
*
« ArrĂȘte de parler, toi le convalescent !, voilĂ comment lui ont rĂ©pondu ses animaux. Va donc dehors : le monde tâattend pour que tu le cultives comme un jardin !
Va dehors, dans la nature : vers les roses, vers les abeilles et vers les vols de colombes ! Et va en particulier vers les oiseaux-chanteurs, pour quâils tâapprennent Ă chanter ! Pour quâils te rĂ©apprennent Ă chanter !
Chanter, voilĂ ce que doit faire le convalescent pour guĂ©rir. Sâil est tombĂ© malade, câest quâil a perdu lâĂ©quilibre, que quelque chose a mal rĂ©sonnĂ© en lui, de maniĂšre non harmonieuse ; quâil y a tout Ă coup eu quelque chose qui sâest mis Ă clocher dans sa musique. Pour recouvrer santĂ©, il lui faut donc rĂ©apprendre Ă chanter, retrouver lâĂ©quilibre musical, retrouver lâharmonie. Lâhomme sain, lui, nâa pas besoin de chanter, et encore moins de rĂ©apprendre Ă chanter ; il lui suffit de parler. Et sâil veut lui aussi des chants, ce sont de toute façon dâautres chants que ceux du convalescent : des chants qui font Ă©cho Ă sa santĂ©. »
*
â « à vous autres bouffons, plaisantins et orgues de Barbarie, mais taisez-vous donc !, a alors rĂ©pondu Zarathoustra, non plus seulement, comme prĂ©cĂ©demment, en souriant, mais en se moquant dĂ©sormais un peu de ses animaux. Câest fou comme vous mâavez bien regardé ; câest fou comme vous savez bien quelle consolation je me suis inventĂ©e en sept jours !
Oui, que je doive de nouveau chanter : câest cette consolation et cette convalescence que je me suis inventĂ©e. Voulez-vous lĂ aussi directement en faire une rengaine, un chant lyrique ? »
â « ArrĂȘte de parler, lui ont alors de nouveau rĂ©pondu ses animaux ; on prĂ©fĂšre que tu te fasses dâabord une lyre, toi le convalescent, une nouvelle lyre !
Car regarde, Î Zarathoustra ! Pour tes nouvelles chansons, il te faut de nouvelles lyres.
Chante et laisse dĂ©border tes mugissements, Zarathoustra ! GuĂ©ris ton Ăąme avec de nouveaux chants, de nouvelles chansons ! Trouve la musique qui te permet dâendosser ton grand destin, le grand destin quâaucun homme nâa Ă ce jour encore endossé : celui de porte-parole de la vie, de la souffrance et du cercle !
Car tes animaux savent bien, ĂŽ Zarathoustra, qui tu es et qui tu dois devenir : regarde, tu es lâenseignant de lâĂ©ternel retour â, tel est maintenant ton grand destin ! En toi la vie sâest reconnue et saisie comme Ă©ternel retour du mĂȘme ; par toi elle doit parvenir aux oreilles des hommes.
Comme tu es le premier Ă devoir enseigner cette doctrine, comment serait-il possible que ce grand destin ne soit pas en mĂȘme temps aussi ton plus grand danger et ta plus grande maladie !
Regarde, nous savons, nous autres animaux, dĂ©nuĂ©s que nous sommes de rĂ©flexion, dâobjectivation, dâidĂ©alisation, nous savons ce que tu enseignes : que toutes les choses reviennent Ă©ternellement, et nous-mĂȘmes avec, et que nous avons Ă©ternellement dĂ©jĂ Ă©tĂ© lĂ , et toutes les choses avec nous.
Tu enseignes quâil existe une grande annĂ©e du devenir, un monstre de grande annĂ©e : il doit, pareil Ă un sablier, toujours se tourner de nouveau, afin de sâĂ©couler et dâexpirer toujours de nouveau. Toujours de la mĂȘme maniĂšre, Ă lâidentique.
De sorte que toutes ces annĂ©es sont pareilles Ă elles-mĂȘmes, dans le plus grand et aussi dans le plus petit ; de sorte que nous soyons nous-mĂȘmes, dans chaque grande annĂ©e, toujours pareils, dans le plus grand et aussi dans le plus petit.
Et si, pris par ta pensĂ©e la plus profonde, dĂ©goĂ»tĂ© par les petits hommes, Ă©crasĂ© par la pensĂ©e de lâĂ©ternel retour du mĂȘme, tu voulais maintenant mourir, ĂŽ Zarathoustra : regarde, nous savons aussi comment tu te parlerais Ă toi-mĂȘme : â mais bien sĂ»r, tes animaux te prient de ne pas encore mourir !
Voici comment tu te parlerais, sans trembler, bien plus en respirant profondément de béatitude : car, en mourant, une grande lourdeur et pesanteur te serait enlevée, à toi le plus patient des hommes, toi qui as toujours tout accepté, tout enduré sans rechigner !
« Me voilĂ qui meurs et disparais, dirais-tu. VoilĂ quâen un instant, je suis un nĂ©ant. Tant pour ce qui est de mon Ăąme que de mon corps ; car lĂ aussi la tradition se trompe : les Ăąmes sont aussi mortelles que les corps.
Mais lâenchevĂȘtrement des choses, le nĆud de causes dans lequel je suis englouti, lui reviendra toujours de la mĂȘme maniĂšre, â et ce dernier va de nouveau me crĂ©er, Ă lâidentique ! Oui, jâappartiens moi-mĂȘme aux causes de lâĂ©ternel retour.
Je reviendrai, avec ce soleil, cette clartĂ©, avec cette terre, cette obscurité ; avec cet aigle, avec ce serpent en guise dâanimaux de compagnie. Je reviendrais â et non pas pour une vie nouvelle, ou une vie meilleure, ou une vie semblable.
Je reviendrai Ă©ternellement pour vivre Ă©ternellement cette mĂȘme vie, toujours identique Ă elle-mĂȘme, tant dans ce quâelle a de plus grand que dans ce quâelle a de plus petit. De sorte que je vais toujours de nouveau apprendre de la mĂȘme maniĂšre, en passant par les mĂȘmes diffĂ©rents stades â celui de la reconnaissance, celui de la souffrance, celui de la convalescence et celui de lâaffirmation â le mĂȘme Ă©ternel retour de toutes choses.
De sorte que jâen vienne toujours de nouveau Ă dire la mĂȘme parole du grand midi de la terre et de lâhomme â heure oĂč tout est le plus clair, oĂč lâombre est la plus infime. De sorte que jâen vienne toujours de nouveau Ă annoncer aux hommes leur fourvoiement et dans quelle mesure ils doivent ĂȘtre dĂ©passĂ©s en direction du surhomme.
Mais me voilĂ qui ai prononcĂ© ma parole ; me voilĂ qui me brise Ă ma parole : ainsi le veut mon Ă©ternel lot â, en tant quâannonciateur de lâĂ©ternel retour du mĂȘme, je vais Ă ma perte, je disparais, je meurs !
Le temps est maintenant venu oĂč celui qui dĂ©cline comme le soleil se reconnaĂźt de fond en comble en ce quâil est et se bĂ©nit lui-mĂȘme. VoilĂ comment se termine le dĂ©clin de Zarathoustra. » »
*
Quand les animaux de Zarathoustra ont dit ces mots, ils se sont tus et ont attendu que Zarathoustra leur dise quelque chose : mais Zarathoustra nâa rien dit ; il nâentendait mĂȘme pas quâils se taisaient. Bien plus, il Ă©tait calmement couchĂ© lĂ , les yeux fermĂ©s, semblable Ă un dormeur, alors mĂȘme quâil ne dormait pas du tout : car il sâentretenait justement avec son Ăąme. Son Ăąme quâil connaissait dĂ©sormais mieux, aussi grĂące Ă ses animaux eux-mĂȘmes, qui ont su mettre en mots et en sons ce qui sâest jouĂ© en lui, en lui comme porte-parole de la vie, de la souffrance et du cercle : Ă savoir lâautosaisie et lâauto-affirmation de la vie comme Ă©ternel retour du mĂȘme. Animaux qui ont non seulement su mettre en mots et en sons tout cela, mais Ă©galement la tĂąche, le destin de Zarathoustra : celle dâenseignant de cette doctrine. Mais le serpent et lâaigle, quand ils ont vu Zarathoustra comme ça, taciturne, au lieu de le pousser Ă parler, ont honorĂ© le grand calme autour de lui et sâen sont allĂ©s Ă pas feutrĂ©s, le laissant Ă ses mĂ©ditations.
***
Traduction littérale
Mais Ă peine Zarathoustra a dit ces mots, il sâest Ă©croulĂ© comme un mort et est restĂ© longtemps comme un mort. Mais quand il est revenu Ă lui, il Ă©tait pĂąle et tremblait et est restĂ© couchĂ© et nâa longtemps pas voulu manger ni boire. Cet Ă©tat lui est restĂ© pendant sept jours ; mais ses animaux ne lâont quittĂ© ni le jour ni la nuit, ne serait-ce que lâaigle sâest envolĂ© pour aller chercher de la nourriture. Et ce quâil allait chercher et parvenait Ă dĂ©rober, il le dĂ©posait sur la couche de Zarathoustra : de sorte que Zarathoustra sâest finalement trouvĂ© couchĂ© parmi des baies jaunes et rouges, des raisins, des pommes de roses, dâherbes odorantes et de cĂŽnes de pin. Mais Ă ses pieds Ă©taient Ă©tendus deux agneaux que lâaigle a pĂ©niblement dĂ©robĂ©s Ă leur berger.
Enfin, aprĂšs sept jours, Zarathoustra sâest dressĂ© sur sa couche, a pris une pomme de rose dans la main, lâa sentie et a trouvĂ© son odeur agrĂ©able. Ses animaux ont alors cru que le temps Ă©tait venu de parler avec lui.
*
« à Zarathoustra, ont-ils dit, voilĂ dĂ©jĂ sept jours que tu es couchĂ© comme ça, lâĆil lourd : ne veux-tu pas enfin te remettre sur pieds ?
Sors de ta caverne : le monde tâattend comme un jardin. Le vent joue avec de lourdes senteurs, qui veulent venir vers toi ; et tous les ruisseaux veulent te courir aprĂšs.
Toutes les choses aspirent Ă toi, parce que tu es restĂ© seul sept jours durant, â sors de ta caverne ! Toutes les choses veulent ĂȘtre tes mĂ©decins !
Une nouvelle connaissance, acide, lourde, ne tâest-elle pas venue ? Tu Ă©tais couchĂ© comme un levain acidifĂ©, ton Ăąme a levĂ© et a enflĂ© par-dessus tous ses bords. â »
â Ă mes animaux, a rĂ©pondu Zarathoustra, continuez Ă bavarder comme ça et laissez-moi Ă©couter ! Ăa me revigore tellement que vous bavardiez : lĂ oĂč on bavarde, le monde se prĂ©sente dĂ©jĂ Ă moi comme un jardin.
Comme il est agrĂ©able quâil y ait des mots et des sons : les mots et les sons ne sont-ils pas des arcs-en-ciel et des ponts apparents entre ce qui est Ă©ternellement sĂ©paré ?
A chaque ùme appartient un autre monde ; pour chaque ùme toute autre ùme est un arriÚre-monde.
Câest prĂ©cisĂ©ment entre les choses les plus semblables que lâapparence ment le plus joliment ; car le plus petit gouffre est le plus difficile Ă franchir.
Pour moi â comment pourrait-il y avoir un hors-de-moi ? Il nây a pas de dehors ! Mais cela, nous lâoublions Ă tous les sons ; comme il est agrĂ©able que nous oubliions !
Les noms et les sons ne sont-ils pas donnĂ©s aux choses pour que lâhomme se revigore aux choses ? Câest une belle bouffonnerie que la parole : par lĂ lâhomme danse par-dessus toutes les choses.
Comme tout parler et tout mensonge des sons est aimable ! Notre amour danse avec des sons sur des arcs-en-ciel multicolores. â
â « à Zarathoustra, ont alors dit les animaux, pour ceux qui pensent comme nous, toutes les choses dansent seules : cela vient et se tend la main et rit et sâenfuit â et revient.
Tout va, tout revient ; Ă©ternellement roule la roue de lâĂȘtre. Tout meurt, tout refleurit ; Ă©ternellement court lâannĂ©e de lâĂȘtre.
Tout se brise, tout est nouvellement arrangé ; Ă©ternellement se construit la mĂȘme maison de lâĂȘtre. Tout se sĂ©pare, tout se salue de nouveau ; Ă©ternellement fidĂšle Ă soi-mĂȘme reste lâanneau de lâĂȘtre.
A chaque instant commence lâĂȘtre ; autour de chaque ici se roule la sphĂšre lĂ -bas. Le milieu est partout. Le sentier de lâĂ©ternitĂ© est tordu. » â
â Ă, vous autres bouffons-plaisantins et orgues de Barbarie !, a rĂ©pondu Zarathoustra et a souri de nouveau, comme vous savez bien ce qui a dĂ» sâaccomplir en sept jours : â
â et comme ce monstre sâest glissĂ© dans ma gorge et mâa Ă©tranglé ! Mais je lui ai coupĂ© la tĂȘte des dents et lâai crachĂ©e loin de moi.
Et vous, â vous en avez dĂ©jĂ fait un chant lyrique ? Mais je me trouve maintenant couchĂ© lĂ , encore fatiguĂ© dâavoir mordu et crachĂ© au loin, encore malade de ma propre dĂ©livrance.
Et vous avez regardĂ© tout cela ? Ă mes animaux, vous aussi, vous ĂȘtes cruels ? Vous avez voulu regarder ma grande douleur, comme le font les hommes ? Car lâhomme est le plus cruel des animaux.
JusquâĂ ce jour, câest lors des dĂ©solations, des combats de taureaux et des crucifixions quâil sâest senti le mieux sur terre ; et quand il sâest inventĂ© lâenfer, regardez, ce dernier a Ă©tĂ© son ciel sur terre.
Quand le grand homme crie â : tout de suite le petit accourt aussi ; et la langue pend de convoitise hors de son cou. Mais lui appelle cela sa « pitié ».
Le petit homme, en particulier le poĂšte â avec quel zĂšle il accuse la vie en mots ! Ecoutez-le, mais ne manquez pas dâentendre le plaisir que recĂšle toute accusation !
De tels accusateurs de vie : la vie les surmonte en un clin dâĆil. « Tu mâaimes, dit lâinsolente ; attends encore un peu, je nâai pas encore de temps pour toi. »
Lâhomme est vis-Ă -vis de lui-mĂȘme lâanimal le plus cruel ; et pour tout ce qui sâappelle « pĂ©cheur » et « porteur de croix » et « pĂ©nitent », ne manquez pas dâentendre le plaisir qui se mĂȘle Ă ces plaintes et accusations !
Et moi-mĂȘme â est-ce que je veux par lĂ ĂȘtre lâaccusateur des hommes ? Ah, mes animaux, câest lĂ seul ce que jâai appris jusquâici, que le plus mĂ©chant est nĂ©cessaire Ă lâhomme pour son meilleur, â
â que tout son plus mĂ©chant est sa meilleure force et la pierre la plus dure pour le suprĂȘme crĂ©ateur ; et que lâhomme doit devenir meilleur et plus mĂ©chant : â
Je nâai pas Ă©tĂ© fixĂ©/Ă©pinglĂ© Ă ce bois de martyre que je sais : lâhomme est mĂ©chant, â mais jâai criĂ©, comme personne nâa encore crié :
« Ah, que mĂȘme son plus mĂ©chant soit si petit ! Ah, que mĂȘme son meilleur soit si petit ! »
Le grand trop-plein vis-Ă -vis de lâhomme, â câest lui qui mâa Ă©tranglĂ© et mâa rampĂ© dans le gosier : et ce que le diseur de vĂ©ritĂ© a dit de vrai : « Tout est Ă©gal ? Rien ne vaut la peine, le savoir Ă©trangle. »
Un long crépuscule boitait devant moi, une tristesse mortellement fatiguée, mortellement ivre, qui parlait en bùillant de la bouche.
« Il revient Ă©ternellement, lâhomme dont tu es fatiguĂ©, le petit homme » â ainsi bĂąillait ma tristesse et traĂźnait le pied et ne pouvait pas sâendormir.
La terre des hommes se transformait pour moi en caverne, sa poitrine sây est affaissĂ©e, tout le vivant mâest devenu pourriture humaine et ossements et passĂ© vermoulu.
Mes soupirs Ă©taient assis sur toutes les tombes dâhommes et ne pouvaient plus se lever ; mes soupirs et mes questionnements coassaient et Ă©tranglaient et rongeaient et se plaignaient jour et nuit :
â « Ah, lâhomme revient Ă©ternellement ! Le petit homme revient Ă©ternellement ! »
Je les avais jadis tous deux vu nus, le plus grand homme et le plus petit homme : trop semblables lâun Ă lâautre, â trop humains, aussi le plus grand !
Trop petit le plus grand ! â Tel Ă©tait mon trop-plein vis-Ă -vis de lâhomme ! Et Ă©ternel retour Ă©galement du plus petit ! â tel a Ă©tĂ© mon trop-plein vis-Ă -vis de toute existence !
Ah, dĂ©goĂ»t ! DĂ©goĂ»t ! DĂ©goĂ»t ! â â VoilĂ comment a parlĂ© et soupirĂ© et sâest lamentĂ© Zarathoustra ; car il se rappelait sa maladie. Mais lĂ , ses animaux ne lâont pas laissĂ© continuer Ă parler.
*
« ArrĂȘte de parler, toi le convalescent ! â ainsi lui ont rĂ©pondu ses animaux, mais va dehors, oĂč le monde tâattend pareil Ă un jardin.
Va dehors vers les roses et les abeilles et les vols de colombes ! Mais en particulier vers les oiseaux-chanteurs : que tu apprennes dâeux le fait de chanter !
Car chanter est pour les convalescents ; le sain veut parler. Et si le sain veut aussi des chansons, il veut dâautres chansons que le convalescent. »
*
â « à vous bouffons-plaisantins et orgues de Barbarie, taisez-vous donc ! â a rĂ©pondu Zarathoustra en se moquant de ses animaux. Comme vous savez bien quelle consolation je me suis inventĂ©e en sept jours !
Que je doive de nouveau chanter, â je me suis inventĂ© cette consolation et cette convalescence : voulez-vous lĂ aussi directement de nouveau en faire une rengaine ? »
â « ArrĂȘte de parler, lui ont de nouveau rĂ©pondu ses animaux ; de prĂ©fĂ©rence, toi le convalescent, fais-toi dâabord une lyre, une nouvelle lyre !
Car regarde, Î Zarathoustra ! Pour tes nouvelles chansons il faut de nouvelles lyres.
Chante et dĂ©borde, Zarathoustra, guĂ©ris ton Ăąme avec de nouvelles chansons : pour que tu portes ton grand destin, qui nâa encore Ă©tĂ© le destin dâaucun homme !
Car tes animaux savent bien, ĂŽ Zarathoustra, qui tu es et dois devenir : regarde, tu es lâenseignant de lâĂ©ternel retour â, tel est maintenant ton destin !
Que tu sois le premier Ă devoir enseigner cette doctrine â comment ce grand destin ne serait-il pas aussi ton plus grand danger et maladie !
Regarde, nous savons ce que tu enseignes : que toutes les choses reviennent Ă©ternellement et nous-mĂȘmes avec, et que nous avons Ă©ternellement dĂ©jĂ Ă©tĂ© lĂ , et toutes les choses avec nous.
Tu enseignes quâil existe une grande annĂ©e du devenir, un monstre de grande annĂ©e : il doit, pareil Ă un sablier, toujours se tourner de nouveau, afin de sâĂ©couler et dâexpirer de nouveau : â
â de sorte que toutes ces annĂ©es sont pareilles Ă elles-mĂȘmes, dans le plus grand et aussi dans le plus petit, de sorte que nous soyons nous-mĂȘmes, dans chaque grande annĂ©e, pareils, dans le plus grand et aussi dans le plus petit.
Et si tu voulais maintenant mourir, ĂŽ Zarathoustra : regarde, nous savons aussi comment tu te parlerais lĂ Ă toi-mĂȘme : â mais tes animaux te prient de ne pas encore mourir !
Tu parlerais et sans trembler, bien plus en respirant profondĂ©ment de bĂ©atitude : car une grande lourdeur et pesanteur te serait enlevĂ©e, toi le plus patient ! â
« Maintenant je meurs et disparais, dirais-tu, et en un instant je suis un néant. Les ùmes sont aussi mortelles que les corps.
Mais le nĆud de causes dans lequel je suis englouti revient toujours, â celui-ci va de nouveau me crĂ©er ! Jâappartiens moi-mĂȘme aux causes de lâĂ©ternel retour.
Je reviendrai, avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent â non pas pour une vie nouvelle ou vie meilleure ou vie semblable :
â je reviens Ă©ternellement pour cette mĂȘme et identique vie, dans le plus grand et aussi dans le plus petit, que jâapprenne de nouveau lâĂ©ternel retour de toutes choses, â
â que je dise de nouveau la parole du grand midi de la terre et de lâhomme, que jâannonce de nouveau aux hommes le surhomme.
Jâai prononcĂ© ma parole, je me brise Ă ma parole : ainsi le veut mon Ă©ternel lot â, en tant quâannonciateur je vais Ă ma perte !
Lâheure est dĂ©sormais venue oĂč celui qui dĂ©cline se bĂ©nit lui-mĂȘme. VoilĂ comment se termine le dĂ©clin de Zarathoustra. » » â â
*
Quand les animaux ont dit ces mots, ils se sont tus et ont attendu que Zarathoustra leur dise quelque chose : mais Zarathoustra nâentendait pas quâils se taisaient. Bien plus, il Ă©tait calmement couchĂ©, les yeux fermĂ©s, semblable Ă un dormeur, bien quâil ne dormait pas : car il sâentretenait justement avec son Ăąme. Mais lâaigle et le serpent, quand ils lâont vu comme ça taciturne, ont honorĂ© le grand calme autour de lui et sâen sont allĂ©s prĂ©cautionneusement.
***
Il sâagit ci-dessus de la seconde partie du treiziĂšme chapitre de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres et parties se trouvent ici.