SUR LA MĂME LONGUEUR DâONDE que Zarathoustra, les rois se sont dĂ©lectĂ©s du poĂšme et des rimes quâil a profĂ©rĂ©s Ă propos du climat de faiblesse et de destruction dans lequel la tradition chrĂ©tienne-morale a vu le jour. Le roi de gauche nâa pas manquĂ© de transmettre Ă Zarathoustra son contentement : « Ă Zarathoustra, comme nous avons bien fait de nous mettre en chemin pour te voir ! Dâabord, nous avons hĂ©sitĂ© Ă le faireâŠ
Car tes ennemis ne cessaient de nous montrer ton image dans leur miroir : et loin dâavoir la tĂȘte que tu as lĂ , maintenant, devant nous, tu avais, dans leur miroir transfigurateur, le regard dâun diable au rire sarcastique. Tellement que nous avions peur de toi.
Mais les bassesses de tes ennemis nâont servi Ă rien ! Notre dĂ©goĂ»t de notre monde Ă©tait bien trop grand pour que nous restions sur place. Et tu nous as toujours de nouveau piquĂ©s dans lâoreille et dans le cĆur avec tes maximes et tes cruelles vĂ©ritĂ©s. Et voilĂ ce que nous nous sommes mis Ă dire Ă quiconque cherchait Ă te prĂ©senter sous un mauvais jour : quâimporte Ă quoi il ressemble ! Ce qui compte, câest qui il est et ce quâil transmet !
Et au fond nous nâavons pas le choix : comment pourrions-nous ne pas lâĂ©couter, lui qui enseigne des vĂ©ritĂ©s telle celle-ci : « Vous devez aimer la paix, non pas pour elle-mĂȘme, mais comme moyen vers de nouvelles guerres ; et vous devez aimer la paix courte, plutĂŽt que la longue ! Guerre et paix sont en effet deux faces, deux moments de la mĂȘme vie. Si la paix nâest pas une victoire sur la guerre, un moment exceptionnel qui permet de prĂ©parer de nouvelles luttes, de nouvelles possibilitĂ©s de se dĂ©passer soi-mĂȘme, de sâĂ©lever au-dessus de son niveau habituel, elle nâest que fadeur, ennui et⊠mort.  »
Jamais personne nâa prononcĂ© des paroles aussi martiales ; comme cette autre, par exemple : « Quâest-ce qui est bien ? Non pas ĂȘtre gentil, poli, courber lâĂ©chine face aux lois morales idĂ©alistes, mais ĂȘtre brave, courageux, accomplir sa tĂąche de guerrier, chercher Ă se dĂ©passer soi-mĂȘme, voilĂ qui est bien. Car câest la bonne guerre, rondement, bravement menĂ©e, qui rend toute chose sacrĂ©e. En cherchant la paix perpĂ©tuelle, on ne fait que dĂ©naturer la vie : on la prive de son mouvement, de ses va-et-vient, de ses tensions et rythmes propres. De sacrĂ©e et puissante quâelle est, on la rend insignifiante, banale, sans contours, pĂąle, faible, plate. »
Ă Zarathoustra, ont alors poursuivi les deux rois en se rappelant ces sages paroles, le sang de nos ancĂȘtres, le sang vif et sain de nos pĂšres sâest mis Ă remuer dans notre corps. Tes propos nous font lâeffet du printemps sur les vieilles barriques de vin ; nous voilĂ stimulĂ©s, ivres de vie ; voilĂ que, de plats que nous Ă©tions, nous repartons en fermentation.
Nos pĂšres, loin dâaimer le calme plat, le confort, le farniente, aimaient la guerre : dans la vie, ils aimaient quand les glaives se croisaient, pareils Ă des serpents qui sâenlacent, tachetĂ©s de rouge-sang ; tout soleil de paix, de tranquillitĂ©, leur semblait fade et tiĂšde. Et mĂȘme plus : Ă la longue, la paix durable, la paix qui nâĂ©tait en rien un chemin vers de nouvelles luttes, de nouvelles guerres, leur faisait mĂȘme honte.
Ah, comme ils soupiraient, nos pĂšres, quand ils voyaient, suspendus au mur, Ă titre de simple dĂ©coration, des glaives Ă©clatants et dĂ©shydratĂ©s ! Des glaives, qui, comme eux, avaient soif de combat, soif de guerre. Car une Ă©pĂ©e, câest comme les hommes de bien, les hommes courageux, ça veut boire du sang ; ça flamboie de dĂ©sir de se battre et de faire couler le sang, pour quâil en advienne quelque chose. »
Tandis que les rois parlaient de la sorte, avec ardeur, du bonheur de leurs pĂšres, Zarathoustra nâa pas Ă©tĂ© assailli par une petite envie de se moquer de leur ardeur : car câĂ©tait visiblement des rois trĂšs diffĂ©rents de leurs pĂšres, des rois trĂšs pacifiques, quâil voyait devant lui ; de ceux qui ont des visages vieux et fins, de ceux qui ont Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©s par les dangers de lâexistence, par le risque, par lâengagement, par la guerre. Mais, au lieu de se moquer, Zarathoustra est parvenu Ă se maĂźtriser : « Allons !, a-t-il dit sans entrer plus avant dans la discussion, le chemin conduit lĂ -bas ; lĂ -bas se trouve la caverne de Zarathoustra ; et ce jour doit avoir une longue soirĂ©e, oĂč vous aurez tout loisir de partager vos vues, oĂč nous aurons tout loisir de partager nos vues ! Mais moi, lĂ , je dois vous abandonner : je suis en route vers le bas, parce quâun cri de dĂ©tresse mâappelle ; un cri de dĂ©tresse â apparemment celui de lâhomme supĂ©rieur â qui me presse Ă vous quitter sans dĂ©lai. »
Avant de sâen aller, Zarathoustra leur a encore soufflĂ© ceci : « Câest un honneur pour ma caverne que des personnages de votre rang, des rois, veuillent bien sây asseoir et mây attendre. Mais ne soyez pas trop pressĂ©s, modĂšre-t-il : vous nâĂȘtes pas les seuls, et pas non plus les premiers sur la liste : vous allez sans doute devoir attendre un peu ; et peut-ĂȘtre mĂȘme un long moment ! »
Et le voilĂ qui a continuĂ© encore, sur sa lancĂ©e, alors quâil sâĂ©loignait toujours davantage : « Mais quâimporte ! Attendre nâest pas un problĂšme pour vous autres rois, non ?, tellement vous avez pris lâhabitude de le faire. OĂč, en effet, aujourdâhui, apprend-on mieux Ă attendre quâĂ la cour ? Parmi les innombrables vertus des rois, beaucoup ont certes disparu, voire mĂȘme toutes, mais celle qui leur est restĂ©e ne sâappelle-t-elle pas justement aujourdâhui, savoir-attendre, savoir patienter ? Savoir attendre, patienter, ne rien faire, en espĂ©rant que les choses vont sâarranger toutes seules, sans le moindre effort, sans la moindre prise de risque ? »
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Les rois se sont délectés de ces rimes de Zarathoustra ; mais le roi de gauche a dit ceci : « à Zarathoustra, comme nous avons bien fait de nous mettre en chemin pour te voir !
Car tes ennemis nous ont montrĂ© ton image dans leur miroir : tu y avais le regard dâun diable au rire sarcastique : de sorte que nous avons eu peur de toi.
Mais quâest-ce que ça a aidé ! Tu nous as toujours de nouveau piquĂ©s dans lâoreille et dans le cĆur avec tes maximes. Câest alors que nous avons enfin parlé : quâimporte Ă quoi il ressemble !
Nous devons lâĂ©couter, lui, qui enseigne : « Vous devez aimer la paix comme moyen vers de nouvelles guerres, et la paix courte davantage que la longue ! »
Jamais personne nâa prononcĂ© des paroles si martiales : « Quâest-ce qui est bien ? Etre brave est bien. Câest la bonne guerre qui rend toute chose sacrĂ©e. »
Ă Zarathoustra, Ă ces paroles, le sang de nos pĂšres sâest remuĂ© dans notre corps : câĂ©tait comme le discours du printemps Ă de vieilles barriques de vin.
Nos pÚres aimaient la vie quand les glaives se croisaient, pareils à des serpents tachetés de rouge ; tout soleil de la paix leur semblait fade et tiÚde, mais la longue paix leur faisait honte.
Comme ils soupiraient, nos pĂšres, quand ils voyaient au mur des glaives Ă©clatants et dĂ©shydratĂ©s ! Comme eux ils avaient soif de guerre. Car une Ă©pĂ©e veut boire du sang et flamboie de dĂ©sir. » â â
â Tandis que les rois parlaient ainsi avec ardeur du bonheur de leurs pĂšres, Zarathoustra nâa pas Ă©tĂ© assailli par une petite envie de se moquer de leur ardeur : car câĂ©tait visiblement des rois trĂšs pacifiques quâil voyait devant lui, de ceux qui ont de vieux et fins visages. Mais il sâest maĂźtrisĂ©. « Allons !, a-t-il dit, le chemin conduit lĂ -bas, lĂ -bas se trouve la caverne de Zarathoustra ; et ce jour doit avoir une longue soirĂ©e ! Mais un cri de dĂ©tresse mâappelle et me presse Ă vous quitter.
Câest un honneur pour ma caverne que des rois veuillent sây assoir et attendre : mais vous allez toutefois devoir attendre longtemps !
Eh, quâimporte ! OĂč, aujourdâhui, apprend-on mieux Ă attendre quâĂ la cour ? Et de toutes les vertus de rois, celle qui leur est restĂ©e ne sâappelle-t-elle pas aujourdâhui : savoir-attendre ? »
Parole de Zarathoustra.
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Il sâagit ci-dessus du troisiĂšme chapitre (2/2) de la « QuatriĂšme et derniĂšre partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les autres chapitres et parties se trouvent ici.