AprĂšs avoir laissĂ© son dernier interlocuteur, son ombre, grimper en direction de sa caverne, pour quâil converse du bonheur avec son aigle et son serpent, Zarathoustra a repris son chemin et foulĂ© seul la montagne. Longtemps, il a marchĂ©, il a couru, sans plus ĂȘtre dĂ©rangĂ©, sans plus tomber sur personne, sans plus trouver personne dâautre que lui-mĂȘme. Et il a joui de sa solitude, sâen est dĂ©lectĂ©, lâa bue Ă grand traits. Non sans penser des heures durant Ă de bonnes choses, Ă toutes les bonnes choses que la vie, la solitude peuvent donner Ă un homme comme lui, Ă un homme libre comme lui.
Puis, Ă lâheure de midi, Ă lâheure oĂč le soleil se trouve exactement au-dessus de nos tĂȘtes, lâheure oĂč la lumiĂšre est la plus vive, et les ombres les plus rares, Ă cette heure de midi, Zarathoustra est passĂ© Ă cĂŽtĂ© dâun vieil arbre, tordu et noueux. Un arbre si richement, si amoureusement enlacĂ© par un cep de vigne si vigoureux, si exubĂ©rant, quâon le voyait Ă peine, et quâil se trouvait mĂȘme cachĂ© Ă lui-mĂȘme. Comme câĂ©tait lâautomne, des raisins jaunes pendaient en nombre et sâoffraient gĂ©nĂ©reusement au voyageur. Suite Ă ses longues marches, voyant cela, Zarathoustra a alors eu envie dâĂ©tancher une petite soif et de cueillir une grappe. Mais alors quâil Ă©tait dĂ©jĂ en train de tendre sa main vers une belle grappe dĂ©bordant de gros raisins jaunes, quelque chose lui a soudain fait plus envie encore : de se coucher sur le sol, Ă cĂŽtĂ© de lâarbre, et de dormir, Ă cette heure de plein midi.
Et tel est bel et bien ce quâa fait Zarathoustra. Et aussitĂŽt quâil Ă©tait couchĂ© sur le sol, dans le calme et lâintimitĂ© de lâherbe colorĂ©e, il avait dĂ©jĂ oubliĂ© sa petite soif et sâest assoupi et endormi. Car, comme le dit le proverbe de Zarathoustra lui-mĂȘme : il ne faut jamais se fixer que sur une chose, absolutiser une chose aux dĂ©pens des autres ; lâun est toujours plus nĂ©cessaire, plus indispensable que lâautre. Et pas forcĂ©ment celui quâon croit de prime abord.
Et Zarathoustra de sâassoupir et de sâendormir. A cette nuance prĂšs que ses yeux sont restĂ©s ouverts : car ses yeux ne pouvaient se lasser de regarder et de louer le vieil arbre et lâamour du cep de vigne pour le vieil arbre. Et, ce faisant, en sâassoupissant et sâendormant, voilĂ comment Zarathoustra a parlĂ© Ă son cĆur :
« Chut ! Chut !, Quel moment de bonheur ! Le monde ne vient-il pas de parvenir Ă son accomplissement ? Mais quâest-ce qui mâarrive ?
Ah, le sommeil me prend. Comme un vent gracieux, invisible, danse sur une mer étale, léger, léger comme une plume, voilà comment le sommeil danse sur moi et me prend.
Il ne me ferme pas lâĆil, il laisse mon Ăąme Ă©veillĂ©e. Il est lĂ©ger, en vĂ©rité ! LĂ©ger comme une plume.
Il me persuade â est-ce que je sais comment ? Je ne suis plus maĂźtre de rien. Il me tapote intĂ©rieurement, dâune main caressante. Il me force, il me guide. Oui, il me force, me guide, de sorte que mon Ăąme sâĂ©tire, sâallonge.
Ah, comme elle devient longue et lourde, mon Ăąme merveilleuse ! Et tout ça en plein midi ! Le soir dâun septiĂšme jour lui est-il venu en plein midi ? Lâheure est-il de se reposer ? Mon Ăąme a-t-elle dĂ©jĂ trop longtemps dĂ©ambulĂ©, bienheureuse, parmi quantitĂ© de choses bonnes et mĂ»res ?
Elle sâĂ©tire longuement, longuement, et plus longuement encore ! Elle est couchĂ©e calmement, mon Ăąme merveilleuse. Elle a dĂ©jĂ trop voguĂ©, trop errer, goĂ»tĂ© trop de bonnes choses, cette tristesse dorĂ©e â la solitude ? â lui pĂšse, elle tord la bouche.
Comme un bateau qui est entrĂ© dans sa calme baie, elle sâadosse maintenant Ă la terre, fatiguĂ©e par les longs voyages et des mers incertaines. La terre nâest-elle pas plus fidĂšle, plus rassurante que la mer ?
Comme un bateau qui sâaccroche Ă la terre et se blottit contre elle : inutile de lâamarrer fortement, il suffit alors quâune araignĂ©e tisse son fil de la terre jusquâĂ lui. Elle nâa pas besoin dâun cordage plus solide.
Comme un bateau fatigué, dans la plus calme des baies : voilà comment je me repose moi aussi, prÚs de la terre, fidÚle, confiant, attendant ce qui lui est réservé, attaché à elle par les plus légers des fils.
O bonheur ! O bonheur ! Veux-tu donc chanter, o mon Ăąme ? Tu es couchĂ©e sur lâherbe. Mais attention : câest lâheure secrĂšte, solennelle, oĂč nul berger, nul pĂątre ne souffle dans sa flĂ»te !
Prends garde : le brĂ»lant midi dort sur les campagnes ! Ne fais pas de bruit ! Ne chante pas ! Chut ! Silence ! Le monde est accompli. Le monde est arrivĂ© Ă son stade dâaccomplissement.
Ne chante pas, toi, oiseau des prĂ©s, o mon Ăąme lĂ©gĂšre ! Ne murmure mĂȘme pas ! Contente-toi de regarder â en silence ! Le vieux midi dort, il bouge la bouche : ne boit-il pas justement une goutte de bonheur ?
Une vieille goutte, brune, de bonheur dorĂ©, de vin doré ? Quelque chose glisse furtivement sur lui ; et voilĂ que son bonheur rit. Ah, câest comme ça â que rit un dieu. Chut ! Silence !
« Heureusement, comme il en faut peu, pour le bonheur ! », voilĂ comment jâai parlĂ©, jadis ; et je me trouvais avisĂ© en distant ça. Mais câĂ©tait un blasphĂšme : ça, je lâai maintenant appris. MĂȘme les bouffons avisĂ©s parlent mieux que ça !
Le bonheur ne fait aucun bruit ! Le bonheur, câest justement le plus infime, le plus silencieux, le plus lĂ©ger : le frĂ©missement dâun lĂ©zard, un souffle, un glissement, un clin dâĆil. Le meilleur bonheur, le plus grand, le plus beau, le plus vrai, est fait de peu, de riens. Chut ! Silence !
Que mâest-il arrivé : Ă©coute ! Le temps nâest-il pas suspendu ? Le temps sâest-il donc envolé ? Ne suis-je pas en train de tomber ? Ne suis-je pas dĂ©jĂ tombé ? Ecoute ! Ne suis-je pas dĂ©jĂ tombĂ© dans le puits de lâĂ©ternité ?
Que mâarrive-t-il ? Chut ! Silence ! Ah, ça me pique â malheur ! â dans le cĆur ? Dans le cĆur ! O, tu nâas quâĂ te briser ! Tu nâas quâĂ te briser, mon cĆur, aprĂšs un tel bonheur, aprĂšs une telle piqĂ»re !
Comment ? Le monde ne vient-il pas dâĂȘtre accompli ? Rond et mĂ»r ? O, ce cercle dorĂ©, ce cercle rond et mĂ»r ! Ce raisin, ce soleil ! OĂč donc vole-t-il ? Que faire ? Est-ce quâil faut que je le suive en courant ! Allez !
Chut ! Silence ! »
Et ici, Ă ce moment, Zarathoustra sâest Ă©tirĂ© et a senti quâil dormait.
« Debout !, sâest-il dit alors Ă lui-mĂȘme, toi, le dormeur ! Debout, toi le dormeur de midi ! Allez, en avant, vieilles jambes ! Il est temps, il est grand temps : il vous reste encore un bon bout de chemin Ă faire !
Vous avez maintenant assez dormi. Mais combien de temps ? Une demi-Ă©ternité ! Allez, en avant, maintenant, mon vieux cĆur ! Ah, combien de temps il te faudra pour te rĂ©veiller dâun tel sommeil ? »
Mais voilĂ que Zarathoustra sâest de nouveau assoupi et endormi. Son Ăąme allait Ă son encontre et se dĂ©fendait et sâallongeait de nouveau. « Laisse-moi donc ! Silence ! Chut ! Le monde ne vient-il pas dâĂȘtre accompli ? Oh, cette balle dâor, cette ronde balle dâor, lĂ -haut, dans le ciel ! »
« LĂšve-toi !, a dit encore Zarathoustra. LĂšve-toi ! Toi petite voleuse ! Toi, petite voleuse de jour, petite fainĂ©ante ! Comment ? Ah, toi alors ! Nâes-tu pas toujours Ă vouloir tâĂ©tirer, bĂąiller, soupirer, tomber au fond de puits profonds ? Mais qui es-tu donc, ĂŽ mon Ăąme ! »
Et ici, à ce moment, Zarathoustra a sursauté, car un rayon de soleil est soudain tombé du ciel sur son visage.
« O, ciel au-dessus de moi, a-t-il soupiré, en se redressant, en se rasseyant, tu me regardes ? Tu écoutes ma merveilleuse ùme ?
Quand bois-tu cette goutte de rosée qui est tombée sur toutes les choses terrestres ? Quand bois-tu cette merveilleuse ùme ? Quand bois-tu ce bonheur ?
Hein ? Quand ? Dis-moi quand, puits de lâĂ©ternité ! Toi, serein et terrible abĂźme de midi ! Dis : quand bois-tu mon Ăąme ? Quand bois-tu mon Ăąme, en retour, dans toi ? »
VoilĂ comment a parlĂ© Zarathoustra, au pied du vieil arbre. Puis il sâest levĂ© de sa couche, pĂ©niblement, titubant, comme sâil sortait dâune ivresse Ă©trangĂšre. Et, regardez : le soleil Ă©tait toujours lĂ , juste au-dessus de sa tĂȘte. A croire que Zarathoustra nâa pas dormi longtemps, ou alors que pendant tout ce temps, le temps sâest vraiment trouvĂ© suspendu…
***
Traduction littérale
Et Zarathoustra a couru et couru et nâa plus rencontrĂ© personne et Ă©tait seul et sâest toujours de nouveau trouvĂ© lui et a joui et bu Ă grand bruit sa solitude et a pensĂ© Ă de bonnes choses, â des heures durant. Mais aux alentours de cette heure de midi, quand le soleil se trouvait exactement au-dessus de la tĂȘte de Zarathoustra, il est passĂ© Ă cĂŽtĂ© dâun vieil arbre tordu et noueux, embrassĂ© par le riche amour dâun cep de vigne, et cachĂ© Ă lui-mĂȘme : des raisins jaunes pendaient en nombre de lui, sâoffrant au voyageur. Il a alors eu envie dâĂ©tancher une petite soif et de se cueillir une grappe ; mais alors quâil Ă©tait dĂ©jĂ en train dây tendre sa main, quelque chose lui a fait plus envie encore : Ă savoir de se coucher Ă cĂŽtĂ© de lâarbre et de dormir Ă cette heure de plein midi.
Câest ce quâa fait Zarathoustra ; et aussitĂŽt quâil Ă©tait couchĂ© sur le sol, dans le calme et lâintimitĂ© de lâherbe colorĂ©e, il avait dĂ©jĂ oubliĂ© sa petite soif et sâest endormi. Car, comme le dit le proverbe de Zarathoustra : lâun est plus nĂ©cessaire que lâautre. A ceci prĂšs que ses yeux sont restĂ©s ouverts : â car ils ne se lassaient pas de regarder et louer lâarbre et lâamour du cep de vigne. Mais, en sâendormant, voilĂ comment Zarathoustra a parlĂ© Ă son cĆur :
« Chut ! Chut !, le monde ne vient-il pas dâĂȘtre accompli ? Mais quâest-ce qui mâarrive ?
Comme un vent gracieux, invisible, danse sur la mer Ă©tale, lĂ©ger, lĂ©ger comme une plume : voilĂ â comment le sommeil danse sur moi.
Il ne me ferme pas un Ćil, laisse mon Ăąme Ă©veillĂ©e. Il est lĂ©ger, en vĂ©rité ! LĂ©ger comme une plume.
Il me persuade, je ne sais pas comment ?, il me tapote intĂ©rieurement dâune main caressante, il me force. Oui il me force, de sorte que mon Ăąme sâĂ©tire : â
â comme elle me devient longue et lourde, mon Ăąme merveilleuse ! Le soir dâun septiĂšme jour lui est-il venu juste Ă midi ? A-t-elle dĂ©jĂ trop longtemps dĂ©ambulĂ©, bienheureuse, entre des choses bonnes et mĂ»res ?
Elle sâĂ©tire longuement, longuement, plus longuement encore ! Elle est couchĂ©e calmement, mon Ăąme merveilleuse. Elle a dĂ©jĂ goĂ»tĂ© trop de bonnes choses, cette tristesse dâor lui pĂšse, elle tord la bouche.
â Comme un bateau qui est entrĂ© dans sa calme baie : â elle sâadosse maintenant Ă la terre, fatiguĂ©e par les longs voyages et des mers incertaines. La terre nâest-elle pas plus fidĂšle ?
Comme un tel bateau sâaccroche Ă la terre et se blottit contre elle : â il suffit alors quâune araignĂ©e tisse son fil de la terre jusquâĂ lui. Elle nâa pas besoin dâun cordage plus solide.
Comme un tel bateau fatiguĂ© dans la plus calme des baies : câest comme ça que je me repose moi aussi prĂšs de la terre, fidĂšle, confiant, attendant, attachĂ© Ă elle par les plus lĂ©gers des fils.
O bonheur ! O bonheur !
Veux-tu donc chanter, o mon Ăąme ? Tu es couchĂ©e sur lâherbe. Mais voici lâheure secrĂšte, solennelle, oĂč nul berger ne souffle dans sa flĂ»te.
Fais attention ! Le brûlant midi dort sur les campagnes. Ne chante pas ! Silence ! Le monde est accompli.
Ne chante pas, toi, oiseau des prĂ©s, ĂŽ mon Ăąme ! Ne murmure mĂȘme pas ! Regarde donc â silence ! Le vieux midi dort, il bouge la bouche : ne boit-il pas justement une goutte de bonheur â
â une vieille, brune goutte de bonheur dorĂ©, de vin doré ? Quelque chose glisse furtivement sur lui, son bonheur rit. Comme ça â rit un dieu. Silence ! â
â « heureusement, comme il faut peu pour le bonheur ! » VoilĂ comment jâai parlĂ© jadis et je me trouvais avisĂ©. Mais câĂ©tait un blasphĂšme : ça, je lâai maintenant appris. Les bouffons avisĂ©s parlent mieux que ça.
Câest justement le plus infime, le plus silencieux, le plus lĂ©ger, le frĂ©missement dâun lĂ©zard, un souffle, un glissement, un clin dâĆil â de peu est fait le meilleur bonheur. Silence !
â Que mâest-il arrivé : Ă©coute ! Le temps sâest-il donc envolé ? Ne suis-je pas en train de tomber ? Ne suis-je pas tombĂ© â Ă©coute ! dans le puits de lâĂ©ternité ?
â Que mâarrive-t-il ? Silence ! Ăa me pique â malheur â dans le cĆur ? Dans le cĆur ! O, brise-toi, brise-toi, cĆur, aprĂšs un tel bonheur, aprĂšs une telle piqĂ»re !
â Comment ? Le monde ne vient-il pas dâĂȘtre accompli ? Rond et mĂ»r ? O, ce rond et mĂ»r cercle dâor â oĂč donc vole-t-il ? Est-ce que je le suis en courant ! Allez !
Silence â â » (et ici Zarathoustra sâest Ă©tirĂ© et a senti quâil dormait.)
« Debout, sâest-il dit Ă lui-mĂȘme, toi, le dormeur ! Toi le dormeur de midi ! Allez, en avant, vieilles jambes ! Il est temps, il est grand temps, il vous reste encore un bon bout de chemin Ă faire â
Vous avez maintenant assez dormi, mais combien de temps ? Une demi-Ă©ternité ! Allez, en avant, maintenant, mon vieux cĆur ! AprĂšs combien de temps pourras-tu te rĂ©veiller aprĂšs un tel sommeil ? »
(Mais il sâest alors de nouveau endormi, et son Ăąme parlait contre lui et se dĂ©fendait et sâallongeait de nouveau) â « Laisse-moi donc ! Silence ! Le monde ne vient-il pas dâĂȘtre accompli ? O, cette ronde balle dâor ! » â
« LĂšve-toi, a dit Zarathoustra, toi petite voleuse, toi voleuse de jour/fainĂ©ante ! Comment ? Toujours sâĂ©tirer, bĂąiller, soupirer, tomber au fond de puits profonds ?
Mais qui es-tu donc ! O mon ùme ! » (et ici il a sursauté, car un rayon de soleil est tombé du ciel sur son visage.)
« O, ciel au-dessus de moi, a-t-il dit en soupirant et sâest redressĂ©, rassis, tu me regardes ? Tu Ă©coutes ma merveilleuse Ăąme ?
Quand bois-tu cette goutte de rosĂ©e qui est tombĂ©e sur toutes les choses terrestres, â quand bois-tu cette merveilleuse Ăąme â
â quand, puits de lâĂ©ternité ! Toi, serein et terrible abĂźme de midi ! Quand bois-tu mon Ăąme en retour dans toi ? »
VoilĂ comment a parlĂ© Zarathoustra et sâest levĂ© de sa couche au pied de lâarbre comme au sortir dâune ivresse Ă©trangĂšre : et regardez, le soleil Ă©tait toujours lĂ , juste au-dessus de sa tĂȘte. Avec raison, on pourrait cependant en conclure que Zarathoustra nâa alors pas dormi longtemps.
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Il sâagit ci-dessus du dixiĂšme chapitre de la « QuatriĂšme et derniĂšre partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, The Melody At Night With You.