PINDARE EST UN CHANTEUR-POÈTE DE LA GRÈCE ARCHAÏQUE, celle des VIIIe au Ve siècle avant notre ère. Un chanteur poète de cette époque à laquelle le savoir et la sagesse n’étaient pas encore l’affaire des scientifiques, des intellectuels, des professeurs et autres journalistes, mais des artistes. C’est à eux que revenait la tâche d’éduquer les hommes : par leurs œuvres, par leurs compositions, ils guidaient leurs semblables dans la vie, leur indiquant les chemins à prendre et à éviter.
Le poème ci-dessous est un fragment d’« hyporchème », chant en l’honneur d’Apollon et d’Artémis, dieux frère et sœur qui incarnent deux faces du même : Apollon le dieu solaire de la belle forme, des arts et de la civilisation ; Artémis la déesse lunaire de la chasse et de la nature sauvage.
Le passage en question est tout ce qui nous est parvenu de ce chant. Il consiste en une remarque de Pindare concernant la puissance du divin :
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θεῷ δὲ δυνατὸν μελαίνας
ἐκ νυκτὸς ἀμίαντον ὄρσαι φάος,
κελαινεφέϊ δὲ σκότει
καλύψαι σέλας καθαρόν
ἁμέρας
*
theô dè dunatòn melaínas
ek nuktòs amíanton orsai pháos,
kelainephéi dè skótei
kalúpsai sélas katharón
améras
*
au dieu il est possible, à partir de la noire
nuit, de faire se lever la lumière sans souillure,
dans l’ombre aux sombres nuages,
de cacher le pur éclat
du jour
(Pindare, Hyporchème, fr. 108[b] Maehler)
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La divine puissance en question n’est pas personnifiée. Pindare ne parle pas des capacités de ce dieu-ci ou de ce dieu-là en particulier, mais des dispositions générales de tous les dieux, en somme capables de deux choses :
D’une part de faire se lever, à partir de l’épaisse nuit profonde et sans lueur, l’éclat lumineux le plus pur. De faire émerger des sombres ténèbres la lueur la plus claire.
D’autre part de cacher, de voiler, de masquer la plus pure et éclatante lumière du jour dans la pénombre nuageuse, dans l’obscurité profonde.
D’une part, d’autre part ? Non, à vrai dire, il ne s’agit pas de deux actions séparées : les dieux le font en même temps. Notre logique d’exposition – pour ne pas dire notre pensée tout court – est bien démunie pour exprimer ces puissances divines à l’origine des phénomènes de la vie dans son ensemble. Contrairement à ce que nous avons fait, Pindare ne sépare nullement l’événement de la lumineuse éclosion à partir des ténèbres et celui de la dissimulation de la brillance dans l’obscurité. Non, les deux mouvements vont de pair. Les dieux ont la possibilité de faire en même temps l’un et l’autre. Les dieux. Et nous ? Visiblement pas. Parce que nous sommes prisonniers de notre langage et de nos structures de pensée ; langage et structures de pensée qui nous forcent à distinguer tous les phénomènes et à les penser comme des contraires.
Et pourtant : « Il n’y a pas de contraires, mais uniquement des différences de degrés du même ». Telle est tout compte fait la sagesse que nous ici rappelle Pindare. Sagesse divine, bien éloignée de celle d’aujourd’hui : humaine, distinctive, abstraite, finalement dualiste, qu’on nous enfonce dans la tête depuis notre plus tendre enfance.
Oui, depuis tout petit, on nous apprend à distinguer les choses : « ceci n’est pas cela ». Et on nous forme à les déterminer en ce qu’elles sont : « ceci est le jour – clarté, lumière, pureté ; cela la nuit –obscurité, pénombre, impureté ». Distinctions, déterminations et valorisations bien sûr utiles pour nous en sortir dans la vie, pour ne pas nous faire emporter par le va-et-vient fluctuant des phénomènes. Donc on apprend à fixer les choses, par des concepts, des catégories, des valeurs, des théories.
Le problème, c’est que cet apprentissage nous prend tellement fort qu’on fini par oublier que toutes les choses, bien que distinctes en surface, sont au fond les mêmes. L’intelligence logique à laquelle on nous élève, la capacité rationnelle de distinction et détermination abstraite à laquelle on nous conduit finit par nous aveugler sur la vie : elle est à ce point claire et brillante qu’elle nous fait manquer la nature même des phénomènes, qu’elle nous détourne du fait que toute chose est somme toute traversée par les mêmes forces, les même tendances réciproques que toutes les autres. Forces divines, englobantes, qui vont dans un sens comme dans l’autre, bref : qui incarnent en même temps tout ce que nous distinguons et déterminons ; à commencer par ce que nous réduisons en termes de contraires.
Le hic est que plus on est bon élève, plus on arrive à se distinguer soi-même des autres par notre capacité à comprendre et déterminer les choses ; plus on fait de bonnes notes – l’intelligence rationnelle est très largement récompensée –, plus notre manière de faire, notre système de pensée, nos théories vont nous guider partout. Au point qu’on risque finalement de ne s’appuyer plus que sur notre faculté de penser, notre intelligence abstraite – bien loin du monde en sa nature sensible.
Pindare, bien sûr, ne dit pas tout ça. Tout ça, c’est nous qui le disons. A partir de Pindare. Ce que fait Pindare, ce n’est rien d’autre que rappeler la puissance des dieux – et par là la puissance de la nature, l’événement de la divine nature, le phénomène de l’éclosion productrice à partir des profondeurs cachées et en même temps retour destructeur dans celles-ci. La phusis.
Pindare ne le fait pas en l’expliquant, comme nous venons de le faire. A son époque, il n’est pas encore question d’expliquer, de distinguer, de déterminer. Pindare se contente de dire, de l’exprimer, la divine phusis. En chanteur-poète. En artiste.
Faire se lever-cacher. Faire émerger-voiler. Faire venir au jour-masquer. Nuit noire-lumière sans souillure. Ombre aux sombres nuages-pur éclat du jour. Nuit-jour. Profondeur-hauteur. Epaisseur-minceur. Ténèbres-lumière. Eclat-pâleur. Lumière-obscurité. Pureté-souillure. Lueur-ombre. Clarté-obscurité…
Pindare n’explique pas parce que l’éducation des Grecs archaïques n’est pas basée sur l’explication, sur les théories scientifiques et autre analyse. Ils se laissent guider par des œuvres comme la sienne, qui parlent de leurs dieux. On pourrait aussi dire que, comme ils sont plongés dans ce monde là, comme les mouvements d’éclosion et de retrait ne sont pas distincts dans leur mode de pensée et qu’ils les expérimentent (comme leurs dieux, contrairement à nous), ça doit leur sembler naturel, ils n’ont pas besoin d’explication ?
De même, de nos jours, on ne se pose habituellement pas la question du caché, du voilé : seul le dévoilement compte, on a appris que ça et ça nous paraît naturel, sans besoin d’explication.
D’une certaine manière, l’éducation explicative existait sûrement aussi en Grèce archaïque – on est bien obligé d’expliquer aux enfants (et adultes) comment les phénomènes se passent -, mais elle n’était pas logico-rationnelle, dualiste. Elle ne se basait pas sur un modèle théorique abstrait, mais sur l’expérience concrète. D’où le fait qu’il n’y avait pas de distinction entre le savoir et la sagesse. Et le plus haut placé dans la hiérarchie des valeurs était… le poète. Parce qu’il était au plus près de l’expérience de la vie divine.
Suis-je assez clair pour ne pas être Grec? Ou suis-je plus grec que les Grecs?
Très bien expliqué! 😉
La discussion n’est pas très grecque, mais voilà, c’est notre (ma) manière de comprendre, dans le mode de pensée habituel, peut-être un peu trop rationnel. Le plus important est sans doute de laisser l’expérimentation dépasser tout cela…
Tout me porte à croire que notre seul moyen de faire, à nous autres Occidentaux tardifs, intelligents, est de nous dépasser nous-mêmes par l’arrière. Ressourcer notre puissant esprit obstrué et notre corps négligé d’expériences et de pensées… phusiques.