MES AMIS, ĂCOUTEZ LA PAROLE MOQUEUSE que jâai entendue Ă mon Ă©gard en me promenant parmi les hommes : « Voyez-donc Zarathoustra ! Ne dĂ©ambule-t-il pas parmi nous comme parmi des animaux ? » Pour me railler, la personne en question a repris de maniĂšre superficielle et dĂ©tournĂ©e mes propos concernant la dĂ©gĂ©nĂ©rescence de lâhomme en animal.
Au lieu de demander si je ne me promĂšne pas parmi les hommes comme parmi des animaux, elle aurait mieux fait dâaffirmer : « Lâhomme de la connaissance dĂ©ambule en tant quâhomme parmi des animaux. » Oui, quand je dis que lâhomme dĂ©gĂ©nĂšre en animal, je ne fais pas quâune image : je dĂ©cris en toute connaissance de cause une rĂ©alitĂ©. A force de viser Ă©goĂŻstement lâidĂ©al, de se vautrer dans la jouissance, lâhomme passe Ă cĂŽtĂ© de la plupart des possibilitĂ©s qui le distinguent des bĂȘtes. Loin dâĂȘtre le vivant douĂ© de raison quâil prĂ©tend ĂȘtre, il devient un animal moral, dâune part rĂ©gi par ses instincts, ses pulsions (animal), dâautre part par sa pensĂ©e, sa rĂ©flexion qui implique un sentiment de gĂȘne, de honte (moral) face Ă ceux-ci. Câest en ce sens que, quand je me promĂšne parmi mes congĂ©nĂšres, je le fais en tant quâhomme parmi des animaux.
Pour lâhomme de la connaissance â celui qui connaĂźt la vie en son caractĂšre Ă©phĂ©mĂšre, qui expĂ©rimente le va-et-vient tragique des phĂ©nomĂšnes â, lâĂȘtre humain a ainsi dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en un drĂŽle dâanimal : je lâappelle lâanimal aux joues rouges.
Comment cela se fait-il quâil ait les joues rouges ? Vous ne lâavez pas encore compris ? Parce quâil a trop souvent dĂ» avoir honte. Honte de lui, de sa nature, des grimaces que lui font faire ses souffrances : de lâinadĂ©quation entre lâimage superficielle quâil se fait de lui et sa rĂ©alitĂ© profonde.
Oh, mes amis ! Voici comment parle lâhomme de la connaissance : honte, honte, honte, telle est lâhistoire de lâhomme ! Toute lâĂ©volution â ou plutĂŽt dĂ©gĂ©nĂ©rescence â de lâhomme provient de son rapport Ă ses instincts et Ă la souffrance quâils engendrent : de la honte et de la fuite de ceux-ci ; de sa gĂȘne Ă leur Ă©gard et de la tentative de sâen arracher, de les sublimer â et de toujours de nouveau en ĂȘtre honteusement rattrapĂ©.
VoilĂ pourquoi le noble se donne pour rĂšgle de ne jamais faire honte : il sâefforce de se maĂźtriser, de dominer ses pulsions et ses souffrances pour ne gĂȘner et ne dĂ©cevoir personne. Et mĂȘme plus : il sâimpose la honte face Ă la souffrance de ses congĂ©nĂšres. La honte de nâĂȘtre quâun homme, de voir que, justement, la plupart est incapable de dominer ses pulsions et surmonter ses souffrances.
En vĂ©ritĂ©, je nâaime pas les ĂȘtres charitables, qui trouvent leur bonheur dans la compassion. Les misĂ©ricordieux comblĂ©s par la pitiĂ© quâils Ă©prouvent envers autrui ne sont pas assez fiers ; la honte leur fait par trop dĂ©faut. Ils nuisent Ă tout dĂ©passement.
Sâil arrive que je sois pris de pitiĂ© pour quelquâun ou quelque chose, moi qui aime les hommes, mes semblables, je commence par ne pas lâappeler ainsi. Et si vraiment je dois me montrer compatissant, alors je fais tout pour ne lâĂȘtre que de loin.
Et jâaime autant, dans ces circonstances, me voiler le visage et prendre la fuite avant quâon me reconnaisse. Toujours dans le mĂȘme but : ne pas gĂȘner autrui ; ne pas le dĂ©cevoir, ne pas affaiblir sa fierté ; ne pas lui faire honte. Je vous pousse Ă faire de mĂȘme, mes amis, si vous ne voulez pas Ă votre tour dĂ©gĂ©nĂ©rer en animaux moraux !
Puisse mon destin toujours amener sur mon chemin des hommes apparemment sans douleur : des gens qui, comme vous, surmontent leurs Ă©tats ; des gens avec lesquels, comme avec vous, jâai le droit de partager espoir, repas et miel ! Des hommes qui me poussent vers le haut â et ne me tirent pas vers le bas.
En vĂ©ritĂ©, il mâest bien arrivĂ© de mâoccuper dâĂȘtre souffrants, de faire ceci et cela pour eux : les aider, les entourer, les guider, etc. Mais il mâa toujours semblĂ© mieux faire quand, au lieu de mâapitoyer sur leur sort, jâapprenais Ă mieux me rĂ©jouir. Pour aider quelquâun, mieux vaut se rĂ©jouir que de le plaindre : lâeffet de la fraĂźcheur, de la joie quâon lui transmet est bien plus grand et salubre que les larmes et la compassion.
Depuis quâil y a des hommes, on sâest trop peu rĂ©joui : tel est, mes frĂšres, notre pĂȘchĂ© originel ! Notre chute et culpabilitĂ© ne provient pas de la dĂ©sobĂ©issance de nos premiers ancĂȘtres (Adam et Eve), de la perte de notre innocence et puretĂ© au profit de la connaissance. Non : notre dĂ©gĂ©nĂ©rescence provient de notre nĂ©gligence du jeu pour le sĂ©rieux, du triomphe de la tristesse au lieu de la joie. VoilĂ la raison pour laquelle nous sommes coupables : nous avons pris lâhabitude de nous laisser mouvoir par des passions tristes. Passions qui nous tirent vers le bas ; et qui nous poussent aussi Ă tirer les autres vers le bas. Vous mâavez bien compris : il faut que ça change !
Comment faire ? Justement en rĂ©apprenant le jeu, le plaisir, la joie. Câest en effet en apprenant Ă mieux nous rĂ©jouir que nous dĂ©sapprenons le mieux la compassion, ce sentiment qui fait mal Ă autrui et le pousse Ă sâinventer de nouvelles souffrances.
La pitiĂ© est en effet une souillure puissante, envahissante, qui empĂȘche de cultiver la joie et par suite pervertit lâĂąme. Câest pourquoi jâai pris lâhabitude de toujours me laver la main qui a aidĂ© le souffrant ; et câest pourquoi je mâessuie Ă chaque fois encore lâĂąme aprĂšs avoir fait une bonne action.
Car en voyant quelquâun souffrir, on nâa pas seulement pitiĂ© et honte de sa souffrance, mais encore de la honte quâil a lui-mĂȘme de souffrir. Et voilĂ que, quand on lâaide, on abuse durement de sa fierté : on lâaffaiblit, le rend plus honteux encore, au point de cultiver en lui le sentiment de rĂ©volte.
A la longue en effet, les grands engagements humanistes ne rendent pas les pauvres reconnaissants, mais bien plutĂŽt vindicatifs. Si le petit bienfait quâon a accompli nâest pas aussitĂŽt oubliĂ©, si on le relĂšve, le cultive, il a tĂŽt fait de se transformer en vers rongeur : se mettre Ă dĂ©vorer la conscience du pauvre homme.
Vous ĂȘtes pauvres ? Vous nâavez rien Ă donner ? « Soyez cassants quand vous accepter de recevoir quelque chose ! Ne vous laissez pas faire : marquez par lĂ que si vous acceptez de prendre, ce nâest que pour rĂ©tablir lâĂ©quilibre entre ceux qui nâont rien et ceux qui ont tout ! » â tel est mon conseil Ă ceux qui nâont rien Ă donner. Pour quâils ne soient pas dĂ©vorĂ©s par la honte.
Vous ĂȘtes riches, trĂšs riches, surabondamment riches ? Faites comme moi, donnez en toute largesse ce que vous avez Ă vos amis. Et ne soyez pas non plus sur la retenue vis-Ă -vis des Ă©trangers et des pauvres ; Ă cette diffĂ©rence prĂšs que pour ce qui les concerne, ils peuvent cueillir eux-mĂȘmes le fruit de votre arbre : non pas que vous prĂ©fĂ©riez quâils ne vous prennent rien, mais parce quâil est moins honteux pour eux de se servir que de se faire servir.
Mais surtout quâils ne mendient pas ! Il faudrait mĂȘme complĂštement supprimer les mendiants ! En plus de nous faire honte, ils nous irritent : leur mendicitĂ© nous gĂšne ; leur donner quelque chose nous agace tout autant que ne rien leur donner.
Et il en va de mĂȘme des pĂȘcheurs et de tous ceux qui sont rongĂ©s par la mauvaise conscience ! Croyez-le moi, mes amis : le sentiment de culpabilitĂ©, les remords de conscience â ou les « morsures » de conscience, comme dit bien lâallemand Gewissenbisse â nâĂ©duquent Ă rien dâautre quâĂ mordre : il ne fait que dĂ©vorer notre conscience et stimuler notre honte.
Mais il y a pire : les petites pensĂ©es. Mieux vaut en vĂ©ritĂ© encore faire mal Ă quelquâun, lui dire ses quatre vĂ©ritĂ©s que faire le cachotier, cultiver mesquinement des petites pensĂ©es ! Mieux vaut ĂȘtre franc, direct, frontal que perfide, malhonnĂȘte, biaisĂ©.
Vous avez beau dire que « le plaisir aux petites mĂ©chancetĂ©s nous Ă©pargne quantitĂ© de grands mĂ©faits. » Câest une erreur : dans ce domaine, il ne faudrait pas vouloir faire dâĂ©pargne. Les petites malfaisances sont certes agrĂ©ables sur le moment, mais elles sont Ă la longue trĂšs dangereuses : des exutoires Ă prohiber. Elles ont si peu dâeffet quâon se voit contraint de les rĂ©pĂ©ter de plus en plus souvent, par petites touches, jusquâĂ ce quâelles envahissent tout et fassent pĂ©ricliter lâensemble.
La vraie mauvaise action est au contraire franche comme un ulcĂšre : elle commence par dĂ©manger, puis gratte, et finit par Ă©clater. Elle parle toujours honnĂȘtement.
« Regarde, je suis une maladie », voilĂ comment parle la mĂ©chante action, sans sâen cacher. Contrairement Ă la petite mĂ©chancetĂ©, elle se prĂ©sente en toute franchise. Et a pour avantage quâon sache Ă quoi sâen tenir et puisse se mettre Ă trouver les moyens de la surmonter et de sâen sortir.
Loin de lĂ , la petite pensĂ©e est pareille au champignon : elle rampe, se cache, ne veut pas ĂȘtre dĂ©couverte. Elle travaille et se multiplie dans lâombre, jusquâĂ ce que, un jour, tout le corps soit pourri et flĂ©tri de petits champignons.
VoilĂ ce que je dis Ă celui que quelque chose dĂ©mange au point dâavoir lâimpression dâĂȘtre possĂ©dĂ© par le diable : « Mieux vaut encore que tu Ă©lĂšves ton diable ! Pour toi aussi, il existe encore un chemin de la grandeur ! » Quelle que soit la donne, le mal qui nous travaille, il y a toujours quelque chose Ă faire. On a toujours les moyens de ne pas rester dans son Ă©tat, de se surmonter, sâĂ©lever.
Ah, mes frĂšres ! On sait de tout le monde quelque chose de trop ! On a sur tout le monde une petite pensĂ©e mesquine inutile, prĂȘte Ă faire son travail destructeur dans les soubassements. Plus dâun nous devient avec le temps mĂȘme transparent, en ses forces et ses faiblesses. Mais ce nâest de loin pas encore assez pour nous permettre de le traverser, de le saisir complĂštement â et faire de lui ce quâon veut.
Il est difficile de vivre avec des hommes. Pourquoi ? Parce quâil est si difficile de se taire. On a toujours envie de se manifester, de partager quelque chose, de mettre notre grain de sel. Et on a vite fait de dire quelque chose de travers.
Contrairement Ă ce quâon croit, ce nâest finalement pas vis-Ă -vis de celui qui nous rĂ©pugne que nous sommes le plus injuste, en lui disant ce que nous pensons de lui, mais vis-Ă -vis de celui qui ne nous concerne en rien, celui qui nous indiffĂšre. En le laissant poursuivre son malencontreux chemin, on le nĂ©glige.
Tu as un ami souffrant ? Sois pour lui un lieu de repos Ă sa souffrance. Mais sois-le comme lâest un lit dur, un lit de camp pour lâhomme fatigué : câest ainsi que tu lui es le plus utile. Trop de confort nuit Ă la santé ; trop de confort affaiblit.
Et si un ami te fait du mal, dis-lui ceci : « Je te pardonne ce que tu mâas fait ; mais que tu te le sois fait Ă toi-mĂȘme â comment pourrais-je te le pardonner ! » Selon notre perspective â oĂč chaque phĂ©nomĂšne est une partie du tout, nous-mĂȘmes y compris â, le moindre fait et geste que nous faisons se rĂ©percute sur lâensemble, a des consĂ©quences sur lâensemble. Câest ainsi que celui qui nous blesse se blesse Ă vrai dire lui-mĂȘme.
VoilĂ comment parle tout grand amour, le vrai â non pas celui dâun ĂȘtre idĂ©al, ou plutĂŽt idĂ©alisĂ©, mais celui de la vie dans lâensemble de ses parties : par-delĂ le christianisme, la morale, la psychologie, il affirme et surmonte tout, jusquâĂ lâidĂ©e de pardon et de compassion qui nous entoure et nous imprĂšgne.
En matiĂšre dâamour, il y a une rĂšgle Ă ne pas manquer : celle de retenir son cĆur. Car si on le laisse aller, on a tĂŽt fait de perdre la tĂȘte ! Les vieux dĂ©mons traditionnels, chrĂ©tiens, moraux, idĂ©alistes sont aux aguets pour nous dĂ©tourner de notre chemin.
Ah, je vous le demande : oĂč, dans le monde, se sont passĂ©es les plus grandes folies ? RĂ©ponse : chez les compatissants. Et existe-t-il quelque chose qui, dans le monde, a offert plus de souffrance que les folies du compatissant ? Non. La pitiĂ©, la commisĂ©ration est comme un ver qui ronge la conscience de lâhomme et le conduit non seulement Ă devenir un animal moral, mais finalement aux pires atrocitĂ©s.
Malheur Ă tous ceux dont lâamour nâest que compassion ! Malheur Ă tous ceux qui aiment sans sâĂȘtre Ă©levĂ©s au-dessus de leur pitié ! Leur amour est signe de chute, de dĂ©clin, dâaffaiblissement.
VoilĂ comment un jour le diable lui-mĂȘme mâa parlé : « Dieu a lui aussi son enfer : câest son amour pour les hommes. » On a beau vanter les mĂ©rites du bon Dieu â sa perfection, son amour â, sa misĂ©ricorde, son amour-pitiĂ© est son plus grand danger.
Et le diable ne pensait sans doute pas si bien dire : mais, derniĂšrement, je lâai entendu souffler ces mots : « Dieu est mort ; et câest de sa compassion pour les hommes quâil est mort. » A force de cultiver son amour, sa commisĂ©ration, sa compassion, sa pitiĂ©, Dieu lui-mĂȘme sâest Ă tel point affaibli quâil a fini par rendre lâĂąme.
Vous voilĂ suffisamment mis en garde devant la compassion. Vous lâavez compris : elle fait office de lourd nuage qui vient aux hommes. De lĂ â de la pitiĂ©, lâapitoiement, lâhumanisme aveugle â proviennent tous les risques dâorage ! En vĂ©ritĂ©, je mây connais en signes mĂ©tĂ©orologiques !
Mais retenez aussi ceci : il existe un autre amour que celui rĂ©gi par la pitiĂ©, le grand amour. Au contraire de la commisĂ©ration, source dâaffaiblissement, loin au-dessus de la compassion, le grand amour engendre la force. Car ce qui est aimĂ©, le grand amour ne veut pas lâĂ©pauler, le soutenir, mais il veut â le crĂ©er !
Voici le discours de tous les crĂ©ateurs : « Je me sacrifie moi-mĂȘme Ă mon amour, et je sacrifie mon prochain tout comme je me sacrifie moi-mĂȘme ». Pour lâamoureux, le grand amoureux, ce nâest finalement pas sa petite personne qui prime, pas davantage que celle dâautrui : pour lui, la seule chose qui compte est son amour lui-mĂȘme : amour qui lui donne des forces immenses et le porte sur les chemins insondables de la crĂ©ation.
Non pas la crĂ©ation dâun monde qui vise Ă retrancher tout ce qui est dur, un monde idĂ©al, aseptisĂ©, mais un monde tel quâil est, tel quâil va et vient, en lâunion de ses contraires, quitte Ă faire mal. Car tous les crĂ©ateurs sont durs. â
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Mes amis, une parole moqueuse est arrivée à votre ami : « Voyez-donc Zarathoustra ! Ne déambule-t-il pas parmi nous comme parmi des animaux ? »
Mais voici qui est mieux dit : « Le connaissant déambule parmi les hommes en tant que parmi des animaux. »
Mais, pour le connaissant, lâhomme lui-mĂȘme sâappelle : lâanimal qui a des joues rouges.
Comment cela lui est-il arrivé ? Nâest-ce pas parce quâil a trop souvent dĂ» avoir honte ?
Oh, mes amis ! Voici comment parle le connaissant : honte, honte, honte â telle est lâhistoire de lâhomme !
Et câest pourquoi le noble sâimpose de ne faire honte Ă personne : il sâimpose la honte devant tout ce qui souffre.
En vérité, je ne les aime pas, les miséricordieux qui sont bienheureux dans leur compassion : la honte leur fait par trop défaut.
Dois-je ĂȘtre compatissant, je ne veux pourtant pas lâappeler ainsi ; et si je le suis, alors volontiers de loin.
Jâaime aussi me voiler la tĂȘte et prendre la fuite avant dâĂȘtre reconnu : et câest ainsi que je vous pousse Ă le faire, mes amis !
Puisse mon destin toujours amener sur mon chemin des hommes sans douleur, comme vous, et de tels avec lesquels jâai le droit de partager espoir, repas et miel !
En vĂ©ritĂ©, jâai bien fait ceci et cela pour les souffrants : mais il mâa toujours semblĂ© faire meilleure chose quand jâapprenais Ă mieux me rĂ©jouir.
Depuis quâil y a des hommes, lâhomme sâest trop peu rĂ©joui : cela seul, mes frĂšres, est notre pĂȘchĂ© originel !
Et si nous apprenons à mieux nous réjouir, nous désapprenons le mieux à faire mal à autrui et inventer des souffrances.
Câest pourquoi je me lave la main qui a aidĂ© le souffrant, câest pourquoi je mâessuie aussi encore lâĂąme.
Car en voyant souffrir le souffrant jâai eu honte de sa honte ; et quand je lâai aidĂ©, jâai durement abusĂ© de sa fiertĂ©.
De grands engagements ne rendent pas reconnaissants, mais vindicatifs ; et si le petit bienfait nâest pas oubliĂ©, il se transforme encore en vers rongeur.
« Soyez cassants dans lâacceptation ! Marquez par lĂ que vous acceptez ! » â tel est mon conseil Ă ceux qui nâont rien Ă donner.
Mais je suis quelquâun qui donne : je donne volontiers, en tant quâami aux amis. Mais les Ă©trangers et les pauvres peuvent cueillir eux-mĂȘmes le fruit de mon arbre : câest moins honteux ainsi.
Mais il faudrait complĂštement supprimer les mendiants ! En vĂ©ritĂ©, on sâirrite de leur donner et sâirrite de ne pas leur donner.
Et de mĂȘme les pĂȘcheurs et les mauvaises consciences ! Croyez-le moi, mes amis : les remords de conscience Ă©duquent Ă mordre.
Mais le pire sont les petites pensées. En vérité, mieux encore faire mal que penser petitement !
Vous dites pourtant : « Le plaisir aux petites mĂ©chancetĂ©s nous Ă©pargne bien des grandes actions mauvaises. » Mais ici, il ne faudrait pas vouloir faire dâĂ©pargne.
La mauvaise action est comme un ulcĂšre : elle dĂ©mange et gratte et Ă©clate, â elle parle honnĂȘtement.
« Regarde, je suis maladie » â, ainsi parle la mĂ©chante action ; telle est son honnĂȘtetĂ©.
Mais la petite pensĂ©e est pareille au champignon : elle rampe et se tapit et ne veut ĂȘtre nulle part â jusquâĂ ce que tout le corps soit pourri et flĂ©tri de petits champignons.
Mais celui qui est possĂ©dĂ© par le diable, je lui dis ceci Ă lâoreille : « Mieux vaut encore que tu Ă©lĂšves ton diable ! Pour toi aussi il existe encore un chemin de la grandeur ! » â
Ah, mes frĂšres ! On sait de tout le monde quelque chose de trop ! Et plus dâun nous devient transparent, mais ce nâest de loin pas encore pour cela que nous pouvons le traverser.
Il est difficile de vivre avec des hommes parce quâil est si difficile de se taire.
Et ce nâest pas vis-Ă -vis de celui qui nous rĂ©pugne que nous sommes le plus injuste, mais vis-Ă -vis de celui qui ne nous concerne en rien.
Mais si tu as un ami souffrant, sois un lieu de repos Ă sa souffrance, mais comme un lit dur, un lit de camp : câest ainsi que tu vas lui ĂȘtre le plus utile.
Et si un ami te fait du mal, dis alors : « Je te pardonne ce que tu mâas fait ; mais que tu te le sois fait Ă toi-mĂȘme â comment pourrais-je te le pardonner ! »
Ainsi parle tout grand amour : il surmonte encore le pardon et la compassion.
Il faut retenir son cĆur ; car si on le laisse aller, on a tĂŽt fait de perdre la tĂȘte !
Ah, oĂč dans le monde se sont passĂ©es de plus grandes folies que chez les compatissants ? Et quâest-ce qui, dans le monde, a offert plus de souffrance que les folies du compatissant ?
Malheur à tous ceux qui aiment sans avoir encore une hauteur au-dessus de leur compassion !
VoilĂ comment un jour le diable mâa parlé : « Dieu a lui aussi son enfer : câest son amour pour les hommes. »
Et derniĂšrement je lâai entendu dire ces mots : « Dieu est mort ; câest de sa compassion pour les hommes que Dieu est mort. » â
Soyez ainsi mis en garde devant la compassion : de lĂ vient encore aux hommes un lourd nuage ! En vĂ©ritĂ©, je mây connais en signes de temps !
Mais retenez aussi ces mots : tout grand amour est encore au-dessus de toute votre compassion : car ce qui est aimĂ©, il veut encore â le crĂ©er !
« Je me sacrifie moi-mĂȘme Ă mon amour, et mon prochain tout comme moi » â tel est le discours de tous les crĂ©ateurs.
Mais tous les crĂ©ateurs sont durs. â
Parole de Zarathoustra.
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Il sâagit lĂ de la suite de la retraduction commentĂ©e et littĂ©rale du Zarathoustra de Nietzsche. TroisiĂšme chapitre de la « DeuxiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les prĂ©cĂ©dents se trouvent ici.
J’attends avec impatience le texte sur le grand amour, s’il y en a un! Sur le texte: le paragraphe sur la mendicitĂ© rĂ©sume tellement bien les sentiments affreux qu’on Ă©prouve vis-Ă -vis de cette pratique!
Une Ă©bauche de texte sur le sujet a dĂ©jĂ Ă©tĂ© faite ici. L’amour phusique se rapproche dudit grand amour. Promis, on se mettra Ă nouveau Ă la tĂąche un de ces jours. Ah, l’amour…