DURANT LâHIVER, UN HĂTE DIFFICILE vient sâinstaller chez moi Ă la maison : le froid. DĂšs quâil arrive, il me sert la main en signe dâamitiĂ© â et voilĂ que jâai mes mains qui virent au bleu.
Certes, comme toute chose, je lâhonore, cet hĂŽte difficile, mais je le laisse aussi volontiers assis seul chez moi. Oui, il me plaĂźt de lâabandonner. Et câest lĂ chose aisĂ©e : pour se dĂ©faire de lui, il suffit de se mettre en mouvement, de marcher, de bien marcher ! Et pas seulement en pensĂ©esâŠ
Câest les pieds chauds et les pensĂ©es chaudes que je quitte la maison et avance me mettre Ă lâabri du vent, vers le coin ensoleillĂ© de mon mont des oliviers.
Et lĂ , je ris de mon hĂŽte sĂ©vĂšre, non sans lui ĂȘtre en mĂȘme temps reconnaissant de la bonne influence quâil a sur mon chez moi durant mon absence : car il mâattrape encore les mouches et Ă©touffe maints petits bruits qui se font entendre sinon. Oui, il a pour vertu de tout rendre calme.
Car il ne supporte pas quâun moustique veuille chanter, mon hĂŽte ; et moins encore quâils soient deux Ă vouloir le faire. Alors il leur glace le sang. MĂȘme la rue, il la rend solitaire, au point dâeffrayer le clair de lune lui-mĂȘme une fois la nuit venue.
Ah, il est un hĂŽte dur ! Mais sa duretĂ© ne mâempĂȘche pas de lâhonorer, bien au contraire. A la diffĂ©rence des dĂ©licats, qui ne visent que le bien-ĂȘtre, le confort, lâagrĂ©able, la chaleur, je le prends comme il est, moi â et suis loin de prier le dieu du feu, de mâagenouiller devant lâidole flasque, ventripotente du feu pour quâelle me rĂ©chauffe le cĆur et les membres.
Oui, je suis comme ça : je prĂ©fĂšre encore claquer un peu des dents que de mâabaisser Ă prier des idoles, toute idole dâailleurs, Ă commencer par les idoles fumantes, moites, en chaleur, tels les dieux du feu.
Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, le froid mâest plus bĂ©nĂ©fique que le chaud. MĂȘme quand jâaime quelquâun, je le fais mieux â de maniĂšre plus ferme, plus tonique â lâhiver que lâĂ©tĂ©. Idem pour lâennemi dont je me moque : je suis plus piquant et plus cordial quand il fait froid, quand lâhiver est assis dans ma maison.
Plus cordial, vraiment, et ce mĂȘme quand, transi de froid, je me vois contraint de ramper dans mon lit. Une fois lĂ , terrĂ© sous les couvertures, mon bonheur a tĂŽt fait de se mettre Ă rire, plein de malice et de pĂ©tulance. Et mon rĂȘve menteur lui-mĂȘme â lâimage de lâĂȘtre rampant dans son lit â se met alors Ă rire.
Moi â un ĂȘtre rampant ? Jamais de la vie ! Jamais je nâai rampĂ© devant les puissants ! Et sâil mâest arrivĂ© de plier, de mentir, je ne lâai jamais fait par crainte ou par intĂ©rĂȘt, mais toujours par amour. Je me suis toujours laissĂ© guider par lâamour. Telle est la raison pour laquelle je suis joyeux, jusque dans mon lit dâhiver : jâaime mon hĂŽte, jâaime mon lit â et tous deux me font rire.
Question lit, je ne suis bien entendu pas comme la plupart : un faible lit, dur, petit, inconfortable, me sied mieux quâun grand lit douillet, riche, opulent. Oui, jâaime la pauvretĂ©, le manque de moyens, Ă tel point que je suis volontiers jaloux de mon indigence. Or en hiver je nâai nulle raison dâĂȘtre jaloux, tant la pauvretĂ© mâest alors fidĂšle.
Toutes les journĂ©es, je les commence en accomplissant une mĂ©chanceté : je me moque de lâhiver en prenant un bain froid, ce qui fait forcĂ©ment grogner mon sĂ©vĂšre ami de la maison.
Mon hĂŽte, jâaime aussi le chatouiller avec une petite bougie de cire : pour quâil ne reste pas immobile, repliĂ© sur lui-mĂȘme, mais me laisse enfin voir le ciel de son demi-jour cendrĂ©.
Je suis en effet particuliĂšrement mĂ©chant le matin, Ă la bonne heure, quand la ville se rĂ©veille, quand le seau dâeau tinte contre le puits et que les chevaux recommencent Ă hennir chaudement par les rues grises :
Jâattends alors lĂ , avec impatience, que le ciel lumineux sâouvre enfin Ă moi, le ciel dâhiver Ă barbe de neige, ce vieillard Ă tĂȘte blanche, â
â le silencieux ciel dâhiver, qui est souvent si silencieux quâil fait mĂȘme taire son soleil !
Est-ce de lui que jâai appris le long mutisme clair ? Ou est-ce lui qui lâa appris de moi ? Ou chacun de nous lâa-t-il inventĂ© lui-mĂȘme ?
Impossible de savoir ! Loin dâĂȘtre unique, lâorigine de toute bonne chose est toujours faite de mille plis et replis â et câest de joie que toute bonne chose exubĂ©rante et malicieuse saute dans lâexistence : comment serait-il possible quâelle ne le fasse â que dâune maniĂšre, quâune seule fois ?
Le long mutisme est lui aussi une bonne chose exubĂ©rante et malicieuse ; tout comme lâest le regard qui, pareil au ciel dâhiver, provient de derriĂšre un visage clair aux yeux ronds :
Pareil au ciel dâhiver, jâai en vĂ©ritĂ© bien appris cet art et cette malicieuse exubĂ©rance dâhiver qui consiste Ă se retenir, Ă faire taire son soleil et son inflexible volontĂ© de soleil !
Telle est ma méchanceté et mon art préférés : que mon mutisme ait appris à ne pas se trahir, ne pas se dévoiler comme mutisme.
En faisant claquer des mots et des dĂ©s, je dĂ©joue les gardiens solennels de la pensĂ©e et de la morale : ma volontĂ© et mon but doivent Ă©chapper Ă ces sĂ©vĂšres surveillants qui, sinon, mettraient tout en Ćuvre pour les empĂȘcher de sâaccomplir.
Si je me suis inventĂ© le long mutisme clair, câest Ă vrai dire pour que personne ne puisse voir ce quâil y a au fond de moi, pour que personne ne puisse sonder ma derniĂšre volontĂ©.
Car je ne suis pas dupe : jâai rencontrĂ© plus dâun ĂȘtre intelligent, plus dâun malin qui a voilĂ© son visage et troublĂ© son eau pour que personne ne voie Ă travers lui et dans lui.
Mais câest paradoxalement justement chez lui que sont venus les plus malins, les mĂ©fiants et autres casseurs de noix : câest justement en lui quâils ont pĂȘchĂ© le poisson le plus caché !
Selon moi, les plus malins taciturnes sont bien plutĂŽt les clairs, les braves, les transparents : leur fond est si profond quâils nâont pas mĂȘme besoin de voiler ou troubler quoi que ce soit ; mĂȘme lâeau la plus claire ne le trahit pas. Aussi peuvent-ils parler en tout honnĂȘteté : la plupart ne les comprendra de toute façon pas.
Toi, taciturne ciel dâhiver Ă barbe de neige, toi tĂȘte blanche aux yeux ronds au-dessus de moi ! Oh, toi, symbole cĂ©leste de mon Ăąme et de sa malicieuse exubĂ©rance !
Ne dois-je donc pas me cacher pareil Ă quelquâun qui a avalĂ© de lâor, â pour Ă©viter quâon mâouvre lâĂąme pour la vider ?
Ne dois-je donc pas porter des Ă©chasses, â pour Ă©viter que tous ces envieux et souffrants autour de moi â voient mes longues jambes ?
Ces ùmes enfumées, telles des chambres surchauffées, usées, moisies et ravagées par le chagrin, je dois les épargner : comment en effet leur jalousie pourraient-elles supporter ma joie !
Alors, je ne leur montre que la glace et lâhiver de mes sommets â et non toutes les ceintures de soleil dont sâenroule Ă©galement ma montagne !
Et voilĂ que seuls les sifflements de mes tempĂȘtes dâhiver parviennent Ă leurs oreilles â et ils ne remarquent mĂȘme pas que, pareil aux vents du Sud ardents, lourds et brĂ»lants, je vogue aussi sur des mers chaudes.
ConsĂ©quence : ils me plaignent ; je leur fais pitiĂ©. MĂȘme mes accidents et mes hasards leur font pitiĂ©. Et voici comment je leur parle : « Allez, laissez le hasard venir Ă moi ! DĂ©trompez-vous : il est innocent comme un petit enfant ! »
A vrai dire, je suis obligĂ© dâagir ainsi, contraint de placer autour de mon bonheur des accidents, des dĂ©tresses dâhiver, des bonnets de peau dâours polaires, des couvertures de ciel de neige : sinon comment pourraient-ils supporter mon bonheur ?
Comment pourraient-ils supporter mon bonheur, si je ne prenais pas moi-mĂȘme leur pitiĂ© en pitié : si je ne mâapitoyais pas de la pitiĂ© Ă lâenvers quâĂ©prouvent ces envieux et souffrants Ă mon Ă©gard !
Comment pourraient-ils supporter mon bonheur, si je ne soupirais et ne grelottais pas moi-mĂȘme devant eux, si je ne me laissais pas moi-mĂȘme envelopper dans leur pitié !
Telle est la sagesse de mon Ăąme, sagesse dâexubĂ©rance malicieuse et de bienveillance : quâelle ne cache pas mais montre au grand jour son hiver et ses tempĂȘtes de glace ; quâelle ne cache pas non plus ses engelures.
Il y en a pour qui la solitude est la fuite de celui qui est malade, lâabri dans lequel se rĂ©fugie celui qui ne supporte pas le monde tel quâil est ; mais il y en a dâautres pour lesquels la solitude est justement la fuite devant les malades. Si ce dernier se rĂ©fugie dans la solitude, ce nâest pas par faiblesse, mais au contraire par force, pour prĂ©server sa force.
Quâils mâentendent donc claquer des dents et soupirer face Ă la froideur du vent ! Quâils me prennent donc en pitiĂ©, tous ces pauvres et louches farceurs, tous ces polissons boiteux autour de moi ! De tels soupirs et claquements de dents me permettent encore de fuir devant leurs chambres chauffĂ©es, surchauffĂ©es â et par suite devant leurs flasques et ventripotentes idoles.
Quâils me prennent en pitiĂ© et soupirent devant mes engelures : quâils se lamentent encore en soufflant quâ« il va encore nous geler Ă la glace de la connaissance, le pauvre homme, tellement il est froid, tellement tout ce quâil dit est piquant de froid ! »
Mais alors quâils sâagitent ainsi, moi, je marche en toute sĂ©rĂ©nitĂ©, en solitaire, lâesprit et les pieds chauds, de long en large sur mon mont des oliviers. Et dans le coin ensoleillĂ© de mon mont des oliviers, Ă lâabri du vent, je chante et me moque de toute pitiĂ©.
Chant de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Lâhiver, un hĂŽte fĂącheux est assis chez moi Ă la maison ; mes mains sont bleues de sa poignĂ©e de main dâamitiĂ©.
Je lâhonore, cet hĂŽte fĂącheux, mais le laisse volontiers assis seul. Je lâabandonne volontiers ; et, si on court bien, on se dĂ©fait de lui !
Avec les pieds chauds et les pensĂ©es chaudes, je cours lĂ oĂč le vent se tient au calme, vers le coin ensoleillĂ© de mon mont des oliviers.
LĂ , je ris de mon hĂŽte sĂ©vĂšre et lui suis encore reconnaissant quâil mâattrape les mouches Ă la maison et fasse taire maints petits bruits.
Car il ne supporte pas quand un moustique veut chanter ou mĂȘme deux ; il rend mĂȘme la rue solitaire, de sorte que, la nuit, le clair de lune lui-mĂȘme y soit effrayĂ©.
Il est un hĂŽte dur, â mais je lâhonore, et ne prie pas, comme les dĂ©licats, lâidole ventripotente du feu.
Je prĂ©fĂšre encore un peu claquer des dents que de prier des idoles ! â ainsi le veut ma maniĂšre. Et jâen veux particuliĂšrement Ă toute idole du feu en chaleur, fumante, moite.
Qui jâaime, je lâaime mieux lâhiver que lâĂ©té ; je me moque mieux de mes ennemis et plus cordialement depuis que lâhiver est assis dans ma maison.
Cordialement, vraiment, mĂȘme quand je rampe dans le lit â : terrĂ© lĂ mon bonheur rit et sâĂ©bat encore, rit encore mon rĂȘve menteur.
Moi â un rampant ? Jamais je nâai rampĂ© devant les puissants ; et si jamais jâai menti, jâai menti par amour. Câest pourquoi je suis aussi content dans mon lit dâhiver.
Un faible lit me rĂ©chauffe plus quâun riche, car je suis jaloux de ma pauvretĂ©. Et câest lâhiver quâelle mâest la plus fidĂšle.
Je commence chaque jour par une mĂ©chancetĂ©, je me moque de lâhiver en prenant un bain froid : ce qui fait grogner mon sĂ©vĂšre ami de la maison.
Jâaime aussi le chatouiller avec une petite bougie de cire : pour quâil me laisse enfin sortir le ciel de son demi-jour cendrĂ©.
Je suis en effet particuliĂšrement mĂ©chant le matin : Ă la bonne heure, quand le seau tinte contre le puits et que les chevaux hennissent chaudement par les rues grises : â
Jâattends lĂ avec impatience que le ciel lumineux sâouvre enfin Ă moi, le ciel dâhiver Ă barbe de neige, ce vieillard et tĂȘte blanche, â
â le ciel dâhiver, le silencieux, qui souvent tait mĂȘme son soleil !
Est-ce de lui que jâai appris le long mutisme clair ? Ou est-ce lui qui lâa appris de moi ? Ou chacun de nous lâa-t-il inventĂ© lui-mĂȘme ?
Lâorigine de toutes les bonnes choses est faite de mille plis, â toutes les bonnes choses exubĂ©rantes sautent de joie dans lâexistence : comment devraient-elles jamais ne le faire â quâune fois !
Le long mutisme est aussi une bonne chose exubĂ©rante et, pareil au ciel dâhiver, regarder de derriĂšre un visage clair et aux yeux ronds : â
â comme lui taire son soleil et son inflexible volontĂ© de soleil, en vĂ©ritĂ©, jâai bien appris cet art et cette exubĂ©rance dâhiver !
Ma méchanceté et art préféré est que mon mutisme ait appris à ne pas se trahir par le mutisme.
En faisant claquer des mots et des dés, je déjoue les gardiens solennels : ma volonté et but doit échapper à ces sévÚres surveillants.
Pour que personne ne voie dans mon fond et ma derniĂšre volontĂ© â pour cela je me suis inventĂ© le long mutisme clair.
Jâai rencontrĂ© plus dâun malin : il a voilĂ© son visage et troublĂ© son eau pour que personne ne voie Ă travers lui et dans lui.
Mais câest justement chez lui que sont venus les mĂ©fiants et casseurs de noix les plus malins : câest justement Ă lui quâon a pĂȘchĂ© son poisson le plus caché !
Par contre les clairs, les braves, les transparents â ce sont pour moi les plus malins taciturnes : leur fond est si profond que mĂȘme lâeau la plus claire â ne le trahit pas. â
Toi, taciturne ciel dâhiver Ă barbe de neige, toi tĂȘte blanche aux yeux ronds au-dessus de moi ! Oh, toi, symbole cĂ©leste de mon Ăąme et de sa pĂ©tulance !
Ne dois-je pas me cacher pareil Ă quelquâun qui a avalĂ© de lâor, â de sorte quâon ne mâouvre pas lâĂąme ?
Ne dois-je pas porter des Ă©chasses, de sorte quâils ne voient pas mes longues jambes, â tous ces envieux et souffrants autour de moi ?
Ces Ăąmes enfumĂ©es, chaudes comme des chambres, usĂ©es, moisies, ravagĂ©es par le chagrin â comment leur jalousie pourrait-elle supporter ma joie !
Alors je ne leur montre que la glace et lâhiver sur mes sommets â et non pas toutes les ceintures de soleil dont sâenroule ma montagne !
Ils nâentendent que siffler mes tempĂȘtes dâhiver : met non pas que je vogue aussi sur des mers chaudes, pareil Ă des vents du Sud, ardents, lourds, brĂ»lants.
Ils ont encore pitiĂ© de mes accidents et de mes hasards : â mais ma parole est la suivante : « Laissez le hasard venir Ă moi : il est innocent comme un petit enfant ! »
Comment pourraient-ils supporter mon bonheur si je ne posais autour de mon bonheur des accidents et des dĂ©tresses dâhiver et des bonnets de peau dâours polaires et des couvertures de ciel de neige !
â si je nâavais pas moi-mĂȘme pitiĂ© de leur pitié : de la pitiĂ© de ces envieux et souffrants !
â si je ne soupirais et ne grelottais pas moi-mĂȘme devant eux, et ne me laissais moi-mĂȘme envelopper dans leur pitié !
Telle est la sage exubĂ©rance et bienveillance de mon Ăąme, quâelle ne cache pas son hiver et ses tempĂȘtes de glace ; elle ne cache pas non plus ses engelures.
La solitude de lâun est la fuite du malade ; la solitude de lâautre la fuite devant le malade.
Ils peuvent bien mâentendre claquer des dents et soupirer face Ă la froideur du vent, tous ces pauvres farceurs de travers autour de moi ! Avec de tels soupirs et claquements de dents je fuis encore devant leurs chambres chauffĂ©es.
Ils peuvent bien compatir et soupirer avec moi sur mes engelures : « Il va encore nous geler Ă la glace de la connaissance ! » â ainsi se lamentent-ils.
Entre-temps je cours les pieds chauds de long en large sur mon mont des oliviers : dans le coin ensoleillĂ© de mon mont des oliviers je chante et me moque de toute pitiĂ©. â
Chant de Zarathoustra.
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Il sâagit lĂ du sixiĂšme chapitre de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres se trouvent ici.