Depuis son Italie confinée, le philosophe Giorgio Agamben s’inquiète comme nous de la relation qu’entretiennent les démocraties libérales au coronavirus :
« Je pense que le lecteur qui se met à réfléchir aux points suivants ne peut faire autrement que reconnaître que le seuil qui sépare l’humanité de la barbarie a été franchi. Et ce sans qu’on s’en soit rendu compte ou en faisant comme si de rien n’était. »
Il aborde les questions suivantes :
- L’effondrement éthique et politique des pays occidentaux
- Le rapport inhumain aux malades et aux corps des morts
- La privation de liberté
- La séparation de l’unité corps-esprit en corps biologique et vie affective et culturelle
- Le « social distancing » comme nouveau principe de la société
- Les manquements de l’église, qui renie ses principes essentiels
- Les manquements des juristes, qui ne veillent pas au respect de la constitution
Ci-dessous notre traduction de son commentaire publié mercredi 15 avril dans la NZZ.
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Qu’est-ce qui se joue devant nos yeux dans les pays qui se prétendent civilisés ?
Je voudrais partager avec ceux qui en ont envie une question à laquelle je pense inlassablement depuis un mois. Comment a-t-il été possible que tout un pays s’effondre éthiquement et politiquement face à une maladie sans qu’on s’en rende compte ?
Les mots que j’utilise pour formuler cette question, je les ai minutieusement choisis. La mesure du rejet de ces principes éthiques et politiques est en fait très facile à trouver. La question est de savoir : jusqu’à quelle limite est-on prêt à renoncer à ces principes de base ?
Je pense que le lecteur qui se met à réfléchir aux points suivants ne peut faire autrement que reconnaître que le seuil qui sépare l’humanité de la barbarie a été franchi. Et ce sans qu’on s’en soit rendu compte ou en faisant comme si de rien n’était.
Trois points
1) Le premier point, peut-être le plus grave, concerne le corps des personnes. Comment peut-on, au nom d’un risque qu’on est incapable de déterminer de plus près, accepter que nos êtres chers et d’une manière générale tous les êtres doivent la plupart du temps non seulement mourir seuls, mais encore que leur corps soit brûlé, sans enterrement ? C’est là du jamais vu depuis le mythe grec de la fille de roi qu’est Antigone.
2) Nous avons accepté sans hésitation, toujours au nom d’un risque difficile à déterminer, que notre liberté de mouvement soit plus restreinte que jamais dans notre pays, pas même pendant les deux guerres mondiales (le couvre-feu n’était alors valable que pendant certaines heures). Ainsi, au nom d’un risque difficile à déterminer, nous avons accepté de mettre un terme à nos relations d’amitié et d’amour parce que notre prochain est devenu une possible source d’infection.
3) Ceci a pu arriver – et nous touchons à la racine du phénomène –, parce que nous avons séparé en deux parties l’unité de notre expérience de vie, qui est toujours en même temps corporelle et spirituelle, en une unité purement biologique d’une part, et une vie affective et culturelle de l’autre. Le philosophe et théologien Ivan Illich a montré quelle est la responsabilité de la médecine moderne dans cette séparation. Elle semble aller de soi mais est en réalité la plus grande de toutes les abstractions. Je sais que cette abstraction a été atteinte par la science moderne par des appareils de réanimation capables de conserver un corps en état de vie végétative.
Il n’y a pas de retour
Mais si cet état – cette condition – s’étend au-delà de ses limites spatiales et temporelles, comme on essaie de le faire aujourd’hui, et s’il devient une sorte de principe du comportement social, on entre dans des contradictions sans issue. Je sais que certains vont répondre sans délai que l’état actuel est limité dans le temps, que tout va redevenir comme avant. C’est un fait unique qu’on ne cesse de répéter faute de meilleure connaissance.
Car les mêmes autorités qui ont déclaré l’état d’urgence nous rappellent constamment que les mêmes instructions sont aussi à suivre après la fin de l’état d’urgence et que le social distancing– comme on l’appelle dans un euphémisme significatif – représente le nouveau principe d’organisation de la société. Et que ce qu’on a accepté d’endurer – de bonne foi ou faute de meilleure connaissance – est sans retour en arrière.
Quid de l’église?
Comme j’ai rappelé la responsabilité de nous tous, impossible de ne pas mentionner ici la responsabilité pire encore de ceux qui auraient eu pour tâche de veiller à la dignité de l’homme. Avant tout l’église qui – s’étant faite la servante de la science, entre temps devenue la nouvelle religion de notre temps – renie radicalement ses principes essentiels.
Sous un pape qui s’appelle François, l’église a oublié que François a embrassé les lépreux. Elle a oublié qu’une des œuvres de miséricorde consiste en la visite aux malades. Elle a oublié que les martyrs enseignent la disposition au sacrifice de la vie plutôt que de la foi, et que renoncer à son prochain signifie renoncer à la foi.
Pourquoi les juristes se taisent-ils?
Les juristes sont une autre catégorie de personnes qui n’est plus au niveau de sa tâche. Nous sommes depuis un certain temps habitués à l’utilisation frivole des décrets d’urgence, par lesquels le pouvoir exécutif remplace de facto le pouvoir législatif, sapant au passage le principe de séparation des pouvoirs qui définit la démocratie.
Mais dans ce cas, toutes les limites ont été franchies, et on a l’impression que les mots du Premier ministre et du Chef de la protection civile ont une force juridique directe, comme on le disait jadis des paroles du Führer. Et on ne voit pas comment, à l’encontre de toutes les annonces, les restrictions à la liberté peuvent être maintenues après l’expiration des règlements d’urgence. Avec quels moyens juridiques ? Avec un état d’urgence constant ? C’est la tâche des juristes de veiller à ce que les règles de la constitution soient respectées, mais les juristes se taisent. Quare siletis iuristae in munere vestro? (Pourquoi êtes-vous silencieux, juristes, quand il y va de votre tâche ?)
Je sais qu’il y aura toujours des gens qui vont se lever et répondre : le sacrifice si difficile a été fait au nom de principes moraux. J’aimerais leur rappeler qu’Adolf Eichmann n’arrêtait pas de répéter – visiblement en toute bonne foi – qu’il a fait ce qu’il a fait en toute conscience, pour satisfaire ce qu’il tenait pour les lois de la morale kantienne.
Une règle qui dit qu’il faut renoncer au bien pour sauver le bien est tout aussi erronée que celle qui exige qu’on renonce à la liberté pour sauver la liberté.
Giorgio Agamben est un philosophe et auteur italien. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le thème de l’état d’exception
Notre traduction française repose sur la traduction en allemand de René Scheu.
Tout cela est intéressant .
Dans cet article on ne parle pas du devoir de précaution ou de prévision dont tous les gouvernements ne sont pas soucié.
Ces derniers en ces temps de crise réagissent avec des moyens drastiques qui nous coupent tous de liberté et ruine notre économie à cause d un virus qui finalement n est que peut dangereux.
Comment maintenant allons nous nous laisser diriger dans un mur en acceptant des choix gouvernementaux qui nous anéantissent
Merci pour votre commentaire.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est ouvrir le débat, diffuser le plus largement possible les résultats : autrement dit, se battre avec sagacité (#ObéissonsMaisOsonsPenserEtSeRévolter)!
« Comment a-t-il été possible que tout un pays s’effondre éthiquement et politiquement face à une maladie sans qu’on s’en rende compte ? »
Les démocraties libérales semblent être le monde occidental. L’effondrement suggéré est probablement catalysé par la pandémie actuelle. Mais ajoutons que l’effondrement d’un système civilisationnel (qui implique de la robustesse) est probablement le point extrême d’un long processus – de la même manière que la décompensation d’une maladie chronique chez un individu est le point final d’un long processus.
Dans un premier temps, j’aimerais que voir ce que donne un travail d’anamnèse sur ce monde occidental et voyons s’il y a A) des symptômes (ce que nous avons pu sentir – subjectivité) et B) signes (des observations – objectivité [relative]) qui auraient pu nous faire penser à un effondrement. Car, comme en témoigne ce blog décennal, ce serait le bordel depuis longtemps en occident.
[les propos suivants sont ]
A)
L’absence de projet socio-politique d’envergure :
– Il semble que la reconduite des politiques économique et que le maintien d’un status-quo soit la ligne directrice de la classe politique (avec absence de devoir d’anticipation). L’UE a par exemple manqué à faire une politique commune. Il n’y a plus de projet fort dans la société occidentale qui me vient en tête… un dernier serait le premier homme sur la Lune (1969) 8 ans (!) après le début du programme Apollo aux US.
– un corollaire possible de cette absence pourrait être l’importance accordée aux débats de minorités. Une société sur le déclin pourrait justement n’avoir aucune autre ressource que de s’atteler à ce qui reste. C’est la mode, on a pas d’autres idées? et on se fait bien voir comme ça.
– un président populiste aux USA (et pas que). P.e. Aujourd’hui, un président peut dire « Si on vous accuse de quelques chose, accusez toujours quelqu’un d’autre » (Trump). À la récréation à l’école pourquoi pas. Mais pour avancer et construire l’histoire commune d’une nation, on est sans doute loin d’avoir ce qu’il faut.
– Le rapport à la mort et aux corps qui est pathologique, comme décrit dans vos articles et celui-ci
B)
Les changements climatiques et écologiques :
– La durabilité du système occidental est mise à mal car le mode de vie occidental (qui se diffuse) pollue.
Ainsi, ce phénomène d’effondrement, c’est ce qu’on peut voir aujourd’hui. En réfléchissant à ce qui se passait avant, on peut penser qu’il y a une réaction « physio-(patho?)-logique » de notre société par rapport à cette pandémie. C’est à dire, notre monde occidentale n’aurait peut-être pas pu réagir autrement que comme il l’a fait. Les flux d’informations nombreux, incontrôlables et de piètre qualité (est-ce une des première crise mondiale à l’ère du numérique?) couplées à l’absence de grands projets (accorderait-on autant d’importance à la maladie virale nouvelle s’il y avait encore un projet de société nourri par p.e. une opposition US | URSS) aboutissent à une résultante collectivement totalement confuse. Les dirigeants, les peuples, les individus sont confus. Le pouvoir s’en remettrait alors malheureusement à ce qu’il est le plus simple de faire : rester à la maison. Ce qui est inacceptable pour les SDF, nous en conviendrons.
En une phrase : l’occident c’était fini depuis longtemps ? On s’en est pas rendu compte car on a pas réfléchi ? Mince !
Pour aller plus loin :
« Sauver le genre humain, pas seulement la planète »
https://www.monde-diplomatique.fr/2011/11/SEVE/46912
(Tentative de) résumé(r) : la crise écologique signe une crise civilisationnel, « une décivilisation sans rivage », nos sociétés occidentales aliénant ses membres.
Merci pour le commentaire. Le grand malheur, dans tout ça, c’est que, quel que soit le domaine, il n’y a que certains spécialistes qui ont droit à la parole dans les médias et que les autres n’ont pas fait l’effort – et pris le risque ! – de la prendre…
Oui, tout à fait d’accord qu’il nous faut de toute urgence une réorientation complète de la politique sanitaire, sur la base des résultats d’un vrai débat, autant médical, épidémiologique, qu’éthico-philosophique.
Bien sûr qu’il existe un progrès scientifique, technique, au bénéfice de l’humanité ! L’enjeu est de grandir avec, ne pas se laisser leurrer : croire que le monde ici et maintenant peut être idéal. Là aussi, la philosophie (et le débat philosophique) a son rôle à jouer.
Peut-être que les bons philosophes devraient s’engager en politique. Le hic est que pour monter dans les hiérarchies politiques, il faut plaire. Or le rôle du philosophe et d’aspirer à la sagesse – et non de plaire…
Pour moi l’Occident est en voie de mutation sociétale type révolution culturelle et cultuelle dans le n’importe quoi par la valorisation du gauchisme bobo originaire de l’Ecole philosophique marxiste de Francfort avec son mentor Habermas. Ce mouvement révolutionnaire culturel, sponsorisé par certains banquiers, agit en sourdine comme l’Etat profond agit en secret dans le domaine de la politique. Leur but est de pervertir la société, affaiblir la morale et les valeurs traditionnelles, pour semer la confusion dans les esprits et le chaos dans les structures.
De là naîtra l’homme nouveau, le « progressiste » connecté, mais surtout aux ordres de ceux qui dirigeront, c’est-à-dire, la finance.
Les financiers sont déjà aux commandes de la Pharma, de la recherche scientifique et bien d’autres domaines qui sont pervertis et mentent pour des intérêts privés commerciaux. L’OMS est sponsorisée par Bill Gates. L’EPFL a aussi de nombreux sponsors qui souhaitent que leurs intérêts fassent partie des paramètres influençant les résultats scientifiques. Le New England Journal of medicine est également tendancieux semble-t-il. Ces gens sont donc toxiques, ils inoculent la malhonnêteté, la corruption et le mensonge dans les esprits et cela devient une nouvelle norme. Un éditorial du Figaro titrait récemment : « Le XXIe siècle sera le siècle du machiavélisme ».
Conclusion, la finance contrôle de tout et pervertit tout. Il y a une inversion philosophique à savoir que les gouvernements ne sont plus au service des Etats et des gens, mais de la finance et son corollaire le globalisme.