ZARATHOUSTRA VIENT DE REGARDER une nouvelle fois la vie dans les yeux. Loin de sombrer comme jadis dans ses abyssales profondeurs, il y a cette fois vu scintiller de lâor. Sâen est suivi une discussion entre Zarathoustra et la vie ; discussion qui a dĂ©voilĂ© lâĂ©trangetĂ© de leur rapport : rapport enfantin de dĂ©sir et de crainte, dâaffection et de violence, dâamour et de haine Ă la fois. Alors que, jusquâici, Zarathoustra sâest toujours pliĂ© aux exigences de la vie, a toujours Ă©tĂ© Ă sa merci, le voilĂ qui veut soudain Ă son tour la faire danser et crier. Pour cela, il nâhĂ©site pas Ă faire claquer son fouet.
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Voilà comment la vie a répondu au claquement de mon fouet, non sans boucher ses délicates oreilles :
« à Zarathoustra ! Mais ne frappe pas si affreusement avec ton fouet ! Ne fais pas tant de bruit ! Tu le sais bien, non ? Le bruit tue les pensĂ©es ! Et notre charmante discussion, notre dĂ©licieux partage â sur toi et sur moi, sur nous â me fait justement venir de si tendres pensĂ©esâŠ
Câest fou comme nous nous ressemblons, Zarathoustra ! Nous sommes tous deux non seulement ce que les gens appellent des bons Ă rien, mais encore des mauvais en rien. Oui, câest par-delĂ bien et mal, par-delĂ les devoirs de la vieille morale traditionnelle, que nous avons fait notre route et trouvĂ© notre Ăźle et notre verte prairie â nous deux, seulement nous deux, toi et moi ! Câest pourquoi nous devons ĂȘtre bons lâun pour lâautre ! Bons au sens de lâutile, de lâutile pour⊠nous, câest-Ă -dire pour la vie. Nous devons tout faire pour nous favoriser lâun lâautre, stimuler notre force, notre maĂźtrise, notre Ă©quilibre â et augmenter de nos sphĂšres de puissance.
Peut-ĂȘtre que nous ne nous aimons pas de fond en comble ; peut-ĂȘtre quâil y a des choses qui nous dĂ©rangent, lâun chez lâautre⊠Mais est-ce une raison suffisante pour sâen vouloir ? Doit-on sâen vouloir si on ne sâaime pas de fond en comble ? Nâest-ce pas une erreur â une fĂącheuse erreur idĂ©aliste â de vouloir un amour fusionnel, une entente et comprĂ©hension parfaites ?
Et tu sais bien combien pour toi je suis bonne ; et souvent mĂȘme trop bonne. Combien je te pousse vers la maĂźtrise, lâĂ©quilibre et le dĂ©passement de toi-mĂȘme. Pourquoi tout ça ? A vrai dire parce que je suis envieuse et jalouse de ta sagesse. Etant donnĂ© que je suis, moi, la vie, incapable de penser les choses comme tu le fais, je bave devant ta sensibilitĂ©, ton intelligence et ta capacitĂ© Ă exprimer et penser lâexistence ; je bave devant ce que tu appelles ta sagesse tragique. Ah, comme elle mâattire, ta vieille folle de modĂ©ration et de prudence dans la conduite ! Ah, comme elle mâexcite, cette vieille bouffonne de sagesse tragi-comique ! Oui, elle me pousse Ă tout faire pour toi ; Ă tout faire pour te stimuler, te faire avancer, te faire avancer toujours davantage.
Et tu sais tout aussi bien ceci, ĂŽ Zarathoustra : si un jour ta sagesse venait Ă te quitter, lâamour que je te porte aurait tĂŽt fait de tâabandonner aussi ; trĂšs vite, je te laisserais tomber. »
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La vie a alors regardĂ© pensivement derriĂšre elle et autour dâelle ; et elle a dit tout bas : « à Zarathoustra, je vais te dire quel est notre problĂšme, pourquoi ça ne marche pas encore mieux entre nous, entre toi et moi : au fond, tu ne mâes pas assez fidĂšle !
Bien sĂ»r que tu mâaimes ; bien sĂ»r que tu mâaimes fort, et mĂȘme trĂšs fort ; bien sĂ»r que tu le proclames partout ; mais au fond tu ne mâaimes de loin pas autant que tu le dis. Je le sais bien : rĂ©guliĂšrement, tu trouves tout ça insupportable ; et tu te demandes mĂȘme si tu ne ferais pas mieux de tout abandonner et de bientĂŽt me quitter.
Oui, il existe une vieille, lourde, lourde cloche qui rĂ©sonne comme un bourdon dans les profondeurs : une cloche qui, la nuit, quand tout est sombre, quand tout devient inquiĂ©tant, quand tout fait peur, bourdonne jusquâĂ ta caverne, et jusque dans ta tĂȘte.
Quand tu entends cette cloche sonner lâheure de minuit, impossible de ne pas y penser entre une et deux heures.
Tu y penses, Zarathoustra, je le sais ! En dĂ©pit de ton amour, en dĂ©pit de ta sagesse, en dĂ©pit de tes efforts : il tâarrive de penser que tout ça est trop dur pour toi, que la souffrance est trop grande â et que tu ferais mieux de tout abandonner, et de bientĂŽt me quitter ! »
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« Oui, ai-je alors rĂ©pondu, hĂ©sitant. Tu as raison : ce que tu dis est juste. Mais il y a encore autre chose que tu saisâŠÂ » Et je lui ai soufflĂ© quelque chose dans lâoreille, en plein milieu de sa jaune et folle tignasse de cheveux embrouillĂ©s.
« Quoi ? Tu sais cela, toi, ĂŽ Zarathoustra ? Cela, pourtant, personne ne le saitâŠÂ »
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VoilĂ ce que je lui ai dit : que, quoi quâil arrive, mĂȘme si je venais Ă lâabandonner, mĂȘme si je venais Ă mourir, au fond, je ne la quitterai jamais : comme toute chose, je suis en effet marquĂ© par lâĂ©ternel retour du mĂȘme ; tout va revenir ; tout va de toute façon toujours de nouveau revenir, Ă©ternellement â et Ă lâidentique.
La vie et moi nous sommes alors regardĂ©s dans les yeux ; nous avons regardĂ© dans notre profondeur, dans les scintillements qui Ă©manent de notre sombre profondeur. Et nous avons regardĂ© la verte prairie sur laquelle passait justement â aprĂšs la clartĂ© du midi, aprĂšs la chaleur du jour â la fraicheur du soir. Et nous avons pleurĂ© tous les deux, ensemble ; pleurĂ© de bonheur, du bonheur dâĂȘtre ensemble, elle et moi, ensemble, pour toujours.
A cette Ă©poque, jâaimais la vie par-dessus tout. A cette Ă©poque, la vie mâĂ©tait plus chĂšre que jamais ne lâa Ă©tĂ© ma sagesse : jâĂ©tais alors prĂȘt Ă tout pour elle, quitte Ă remettre en question ma sagesse elle-mĂȘme. Bien sĂ»r, je faisais tout pour cultiver au mieux ma sagesse, mais au fond, câest ma relation Ă la vie qui primait, elle qui me poussait Ă affiner toujours davantage ma sagesse, Ă stimuler ma force, ma maĂźtrise, ma comprĂ©hension, mon Ă©quilibre, et le dĂ©passement de moi-mĂȘme et de mes sphĂšres de puissance.
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
VoilĂ comment la vie mâa alors rĂ©pondu en se bouchant en mĂȘme temps les dĂ©licates oreilles :
« à Zarathoustra ! Mais ne frappe pas si affreusement avec ton fouet ! Tu le sais bien : le bruit tue les pensĂ©es, â et de si tendres pensĂ©es me viennent justement.
Nous sommes tous deux de vrais bons Ă rien et mauvais en rien. Par-delĂ bien et mal nous avons trouvĂ© notre Ăźle et notre verte prairie â seuls nous deux ! Câest pourquoi nous devons ĂȘtre bons lâun pour lâautre !
Et si nous ne nous aimons pas de fond en comble â, doit-on donc sâen vouloir, si on ne sâaime pas de fond en comble ?
Et que pour toi je suis bonne et souvent trop bonne, cela tu le sais : et la raison en est que je suis jalouse de ta sagesse. Ah, cette folle vieille bouffonne de sagesse !
Si une fois ta sagesse te quittait, oh, mon amour te quitterait vite aussi. » â
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Alors la vie a regardĂ© pensivement derriĂšre elle et autour dâelle et a dit tout bas : « à Zarathoustra, tu ne mâes pas assez fidĂšle !
Tu ne mâaimes de loin pas autant que tu le dis ; je sais, tu penses que tu veux bientĂŽt me quitter.
Il existe une vieille, lourde, lourde cloche de bourdon : elle bourdonne la nuit jusquâĂ ta caverne : â
â quand tu entends cette cloche sonner lâheure Ă minuit, tu y penses entre une et deux heures â
â tu y penses, Zarathoustra, je le sais, que tu veux bientĂŽt me quitter ! »
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« Oui, jâai rĂ©pondu hĂ©sitant, mais tu le sais aussi â » Et je lui ai dit quelque chose dans lâoreille, au milieu entre sa jaune et folle tignasse de cheveux embrouillĂ©s.
« Tu sais cela, ĂŽ Zarathoustra ? Cela personne ne le sait. â »
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Et nous nous sommes regardĂ©s et avons regardĂ© la verte prairie sur laquelle passait justement le frais soir, et avons pleurĂ© ensemble. â Mais Ă cette Ă©poque la vie mâĂ©tait plus chĂšre que jamais ne lâa Ă©tĂ© ma sagesse. â
Parole de Zarathoustra.
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Il sâagit ci-dessus de la deuxiĂšme partie du quinziĂšme chapitre de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres et parties se trouvent ici.