SUITE Ă LA CLARTĂ DU MIDI et Ă la chaleur du jour, la lumiĂšre a commencĂ© Ă dĂ©cliner et les ombres se sont mises Ă grandir. La fraicheur du soir sâest installĂ©e â et la nuit a fini par tomber. Impossible dĂšs lors de se fier aux apparences : les contours sont devenus flous, les structures vagues, les phĂ©nomĂšnes indistincts. Finis la lumiĂšre, la clartĂ©, la distinction, la prĂ©cision ; finis la stabilitĂ©, lâassurance, la confiance, les mille et un rĂ©flexes objectivant et autres automatismes quotidiens. Tout est dĂ©sormais sombre, trouble, obscur, ambigu, inquiĂ©tant, anxiogĂšne ; au point que mĂȘme notre claire raison ne nous est plus dâun grand secours.
Câest le milieu de la nuit : la vieille et lourde cloche de la tradition se met Ă rĂ©sonner tel un bourdon Ă partir des profondeurs abyssales ; jusque dans la caverne de Zarathoustra ; et jusque dans la tĂȘte de Zarathoustra. Et voilĂ quâen dĂ©pit de son amour de la vie, en dĂ©pit de sa sagesse tragique, de ses efforts pour stimuler la force, la maĂźtrise, la comprĂ©hension, lâĂ©quilibre, le dĂ©passement de soi et de ses sphĂšres de puissance, Zarathoustra se met soudain Ă douter ; Ă se demander si tout ça vaut vraiment la peine ; si tout ça nâest pas trop dur pour lui ; si la souffrance quâengendre la vie nâest pas finalement insupportable ; et si donc il ne ferait pas mieux de tout abandonner et de quitter une fois pour toutes lâexistence.
Mais, alors que Zarathoustra est en train de sombrer dans le pessimisme, la vieille, lourde et bourdonnante cloche se met Ă sonner, faisant rĂ©sonner, coup par coup, vers par vers, tout un poĂšme Ă partir des abyssales profondeurs. En tout, la cloche retentit douze fois : il est exactement minuit â lâantipode du grand midi. Les deux premiers coups de cloche nous font tendre lâoreille : « O Mensch ! Gib acht ! / Oh, homme ! Prends garde ! », « Was spricht die tiefe Mitternacht ? / Que dit le profond minuit ? » Les dix vers suivants donnent la rĂ©ponse. Ils dĂ©livrent le message de lâheure la plus sombre : message qui nâest autre que lâultime vĂ©ritĂ© de la vie.
« Ich schlief, ich schlief / Je dormais, je dormais / Aus tiefem Traum bin ich erwacht / Dâun profond rĂȘve je me suis rĂ©veillĂ© », rĂ©pond le profond minuit. Tout le jour durant, il a dormi, a dormi et rĂȘvĂ©, profondĂ©ment. QuantitĂ© dâimages aux contours clairs et prĂ©cis, de belles formes stables se sont succĂ©dĂ© en toute causalitĂ© logique devant ses yeux. Sâappuyant sur les lumiĂšres de son esprit et la puissance de sa raison, et confortĂ© par la science et la technique, il a vĂ©cu comme un charme, Ă lâabri des soucis et des souffrances, dans la stabilitĂ© et la constance qui caractĂ©risent gĂ©nĂ©ralement lâĂ©tat de veille. Mais tout cela nâĂ©tait quâun rĂȘve. Lâordre du jour, avec ses apparences et structures rassurantes nâest quâun profond rĂȘve, Ă mille lieues de la rĂ©alitĂ© proprement dite.
A son rĂ©veil, le profond minuit sâen rend en effet compte : loin de nâĂȘtre que belle surface stable, loin de nâĂȘtre que superficialitĂ© objectivable et arrangeable, « Die Welt ist tief / Le monde est profond », « Und tiefer als der Tag gedacht / Et plus profond que ne le pensait le jour ». Le cĂŽtĂ© apparent, agrĂ©able, tout de lĂ©gĂšretĂ©, de facilitĂ© et de stabilitĂ© du monde tel quâon lâexpĂ©rimente gĂ©nĂ©ralement nâest que la face visible dâun terrible fond cachĂ©, Ă©minemment problĂ©matique et douloureux. « Tief ist ihr Weh / Profonde est sa douleur » ; et pas seulement la douleur physique, les souffrances qui assaillent les corps, mais aussi les douleurs psychiques, qui nâont de cesse de sâen prendre aux cĆurs.
Mais lâultime vĂ©ritĂ© de la vie se rĂ©duit-elle Ă cette terrible et abyssale obscuritĂ©, Ă la seule et douloureuse noirceur que dĂ©voile, aux antipodes du grand midi, le profond minuit ? Non ! A bien lâĂ©couter, lâheure la plus sombre dit bien plus que ça. Le monde est comme les yeux de la vie : en se plongeant dans son insondable et effrayante profondeur, on dĂ©couvre somme toute quâil recĂšle quantitĂ© de scintillements dâor. Si la souffrance et la noirceur est bien le trait fondamental de lâexistence, le fond originaire et inaliĂ©nable dont on cherche Ă se dĂ©faire : « Weh spricht : Vergeh ! / La douleur dit : disparais ! », Va-t-en ! â mieux vaut mourir que de continuer Ă souffrir de la sorte â, elle nâest pourtant pas tout ; elle nâest pas mĂȘme le plus important.
« Lust â tiefer noch als Herzeleid / Plaisir â plus profond encore que la souffrance du cĆur. » Tout est question de nuances, de perspective, de valorisation : si la douleur est nĂ©gatrice, dit toujours « non », « Vergeh ! / Disparais ! », Va-t-en !, le plaisir, lui, est affirmateur ; jamais il ne se lasse de dire « oui » : loin de promouvoir la nĂ©gation, la disparition, lâabsence, la fin, la mort, le plaisir vise inlassablement lâaffirmation, le recommencement, la prĂ©sence, la vie ; et mĂȘme plus, pas nâimporte quelle prĂ©sence et vie, mais la prĂ©sence et vie Ă©ternelle, dans lâici et maintenant : « Doch alle Lust will Ewigkeit / Mais tout plaisir veut lâĂ©ternitĂ© », dit finalement le profond minuit : « Will tiefe, tiefe Ewigkeit ! / Veut la profonde, profonde Ă©ternitĂ© ! »
ConformĂ©ment Ă la doctrine de lâĂ©ternel retour du mĂȘme, lâĂ©ternitĂ© du plaisir est bien rĂ©elle : si tout revient toujours de nouveau, Ă©ternellement, Ă lâidentique, cela veut dire que le moindre plaisir revient lui aussi toujours de nouveau, Ă©ternellement, Ă lâidentique. Bien que la vie soit fondamentalement marquĂ©e par la souffrance, celle-ci nâen est donc pas le dernier mot. En effet, le plaisir et lâaffirmation quâelle recĂšle est finalement infiniment plus puissant ; tellement que la moindre trace de plaisir vient tout compte fait justifier, une fois pour toutes, Ă©ternellement, Ă lâidentique, lâensemble des va-et-vient, des hauts et des bas, des joies et des peines qui rythment la vie comme enfantin jeu divin.
*
Un !
Ă homme ! Prends garde !
Deux !
Que dit le profond minuit ?
Trois!
« Je dormais, je dormais â,
Quatre !
« Dâun profond rĂȘve je me suis rĂ©veillĂ© : â
Cinq !
« Le monde est profond,
Six !
« Et plus profond que ne le pensait le jour.
Sept !
« Profonde est sa douleur â,
Huit !
« Plaisir â plus profond encore que la souffrance du cĆur :
Neuf !
« La douleur dit : disparais !
Dix !
« Mais tout plaisir veut lâĂ©ternitĂ© â,
Onze !
« â veut la profonde, profonde Ă©ternitĂ© ! »
Douze !
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Il sâagit ci-dessus de la troisiĂšme et derniĂšre partie du quinziĂšme chapitre de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres et parties se trouvent ici.