Projet d’exil du chœur

Chypres - AphroditeRealimentation 401-431SOUS PROTECTION DE LA DÉESSE HOSIA – la divine piété, garante de l’harmonie du tout –, le chœur a nettement pris position en faveur de Cadmos et Tirésias dans le conflit qui oppose Penthée à Dionysos au sein de la cité de Thèbes. Le manque de bon sens du roi est flagrant : il se fourvoie face à Dionysos, dont il néglige et l’importance et l’influence ; il pèche par hubris ; ses délirants agissements sont tellement excessifs qu’ils représentent un immense danger pour la cité. Au point que, privé de sa tâche de porte-parole des bonnes mœurs traditionnelles, le chœur en vient à souhaiter quitter Thèbes et s’exiler à Chypre, l’île d’Aphrodite, la déesse de l’amour, de la beauté, des désirs, des plaisirs et des forces irrépressibles de la fécondité ; Chypre, où Dionysos n’est pas relégué aux oubliettes.

Loin de la ville de Thèbes prise dans les griffes de la raison et de la morale imposées par Penthée, le chœur souhaite côtoyer les fils d’Aphrodite que sont les Eros, les Amours, les puissances du désir qui charment, envoûtent le cœur des mortels et poussent ces derniers à se parer des plus belles et aguichantes couleurs. Le chœur entend plus précisément aller à Paphos, ville fameuse pour son sanctuaire à Aphrodite ; ville que fertilisent les flots « aux cent bouches », les flots surabondants, non alimentés par les pluies, du « fleuve barbare », dit le chœur en employant une expression courante à l’époque pour exprimer le Nil, que les anciens voyaient alimenter de par dessous la mer certaines sources grecques.

Et le chœur n’espère pas seulement pouvoir s’en aller dans cette florissante cité de Chypre, pour retrouver l’amour et l’eau fraiche, en un mot la vie, interdite à Thèbes, mais encore dans la très belle région de Piérie, en Macédoine où, sur les vénérables pentes de l’Olympe, siègent les Muses, les déesses inspiratrices des chanteurs et poètes qui guident les hommes au sein du tout harmonieux du monde. Tous ces souhaits et espoirs, c’est nul autre que Dionysos qui doit les réaliser : Dionysos, le grondant meneur de la bacchanale, la grondante divinité instigatrice du fameux cri rituel de l’évohé. « Emmène-moi là-bas, Bromios, Bromios ! », s’exclame le chœur. Là-bas, c’est-à-dire à Chypre, à Paphos, en Piérie, partout où la vie s’exprime en sa joyeuse exubérance ; là où sont les Charites, les déesses qui personnifient la joie, la brillance, la plénitude, l’abondance festive ; là où est Pothos, autre fils d’Aphrodite, frère d’Eros qui, comme lui, incarne le désir passionné, sensuel et sexuel, inhérent à toute existence. Bref, là où il est permis aux bacchantes, selon l’incontestable loi divine qui détermine la place de chacun dans le monde, de célébrer les orgia, les actes rituels qui constituent les cérémonies dionysiaques.

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Le chœur poursuit alors en évoquant un certain nombre de caractéristiques du puissant Dionysos. Combien l’enfant du puissant Zeus se réjouit et jubile dans le joyeux élan de profusion de vie. Quels bons rapports il entretient avec Eiréné, la personnification de la paix et du divin équilibre du monde : combien il aime cette déesse donneuse de grande prospérité qui nourrit la jeunesse. Avec quelle égale générosité il dispense à tous les hommes la pleine réjouissance du vin : qu’importe qu’ils soient fortunés ou pauvres, que les dieux leurs aient accordés bonheur, félicité, richesse et prospérité ou les en aient au contraire privés, grâce à la divine boisson, ils sont pareillement abreuvés et élevés loin de toute tristesse.

En faisant le pendant de ce dont le dieu se réjouit, ce qu’il aime et donne, le chœur termine finalement en exposant ce qu’il déteste. Or ce qu’il ne supporte pas, c’est l’homme qui, sa vie durant, se laisse emporter par on ne sait quelle affaire au lieu de tout mettre en œuvre pour trouver l’équilibre qui conduit au bonheur ; et ce tout aussi bien de jour, quand tout est clair, quand tout apparaît à sa pleine lumière et sans ambages, que dans l’obscurité de la nuit ; dans « les nuits amies », dit le chœur, en signifiant au passage que d’hostile qu’elle est de prime abord, la nuit devient l’amie et complice de l’initié à Dionysos, tant ce dernier ouvre aux mystères de l’existence.

Celui que le dieu déteste – conclut le chœur – est en somme l’homme qui n’écoute et ne protège pas les organes qui le relient aux surpuissantes forces qui garantissent l’harmonie du monde : celui dont le sage diaphragme et cœur – siège du désir, de l’instinct  et de l’intelligence – reste éloigné des présomptueux qui, loin de toute mesure, pèchent par survalorisation de leur personne. A la différence des convictions et agissements aussi hautains que déplacés de ces hommes-là, que le chœur ne peut tolérer plus avant, il accepte volontiers ce sur quoi s’appuie, ce que défend et pratique la simple foule. Contrairement à la prétendue élite, qui se fourvoie toujours davantage en ne misant que sur ses petites idées humaines, le commun des mortels garde en effet un rapport intime à la vie en sa nature dionysiaque.

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Texte original (Bacchantes, vers 402-431)

Texte 401-431

CHŒUR

Pourvu que je puisse aller à Chypre,
L’île d’Aphrodite,
Là où demeurent les Eros, les Amours qui charment
Le cœur des mortels ;
Aller à Paphos, que fertilisent les flots aux cent bouches
Non alimentés par les pluies
Du fleuve barbare ;
Et aller en Piérie, qui est la plus belle,
(410) Siège des Muses,
Pente vénérable de l’Olympe.
Emmène-moi là-bas, Bromios, Bromios,
Divinité qui dirige la bacchanale, divinité de l’évohé.
Emmène-moi là-bas : là-bas vers les Charites, Abondance festive, Brillance et Joie ; là-bas vers Pothos, Désir ; là-[bas où il est permis
Aux bacchantes de célébrer les cérémonies.
*
La divinité, enfant de Zeus,
Jubile dans l’abondance festive ;
Dionysos aime Eiréné, Paix, la donneuse
(420) De grande prospérité, la déesse nourricière de la jeunesse.
Au fortuné comme
Au pauvre, il a donné à part égale
La pleine réjouissance du vin, dénuée de tristesse.
Il déteste quiconque ne se préoccupe pas,
A la lumière et dans les nuits amies,
D’être heureux au cours de sa vie,
Et de tenir son sage diaphragme et cœur éloigné
Des hommes que pèchent par excès de présomption.
(430) Ce dont la simple foule tient compte
Et ce qu’elle met en œuvre, cela je pourrais l’accepter.

*

ΧΟΡΟΣ

ἱκοίμαν ποτὶ Κύπρον,
νᾶσον τᾶς Ἀφροδίτας,
ἵν’ οἱ θελξίφρονες νέμον-
ται θνατοῖσιν Ἔρωτες
Πάφον, τὰν ἑκατόστομοι
βαρβάρου ποταμοῦ ῥοαὶ
καρπίζουσιν ἄνομβροι,
οὗ θ’ ἁ καλλιστευομένα
(410) Πιερία, μούσειος ἕδρα,
σεμνὰ κλειτὺς Ὀλύμπου·
ἐκεῖσ’ ἄγε με, Βρόμιε Βρόμιε,
πρόβακχ’ εὔιε δαῖμον.
ἐκεῖ Χάριτες, ἐκεῖ δὲ Πόθος, ἐκεῖ δὲ βάκ-
χαις θέμις ὀργιάζειν.
ὁ δαίμων ὁ Διὸς παῖς
χαίρει μὲν θαλίαισιν,
φιλεῖ δ’ ὀλβοδότειραν Εἰ-
(420) ρήναν, κουροτρόφον θεάν.
ἴσαν δ’ ἔς τε τὸν ὄλβιον
τόν τε χείρονα δῶκ’ ἔχειν
οἴνου τέρψιν ἄλυπον·
μισεῖ δ’ ὧι μὴ ταῦτα μέλει,
κατὰ φάος νύκτας τε φίλας
εὐαίωνα διαζῆν,
†σοφὰν δ’ ἀπέχειν πραπίδα φρένα τε
περισσῶν παρὰ φωτῶν†.
(430) τὸ πλῆθος ὅτι τὸ φαυλότερον ἐνόμισε χρῆ-
ταί τε, τόδ’ ἂν δεχοίμαν.

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Les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.

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