FILM RADICAL ET ÉPURÉ DE BÉLA TARR, qui présente une phusis au bout du rouleau, sur fond de musique lancinante de Mihály Vig (à écouter en cliquant sur la deuxième vidéo ci-dessous – pourquoi pas tout de suite, en lisant le texte qui suit). Actuellement dans les salles.
Prologue
Le 3 janvier 1889, alors qu’il est Ă Turin, dans la pĂ©riode la plus bouillonnante et productive de sa vie, Friedrich Nietzsche – philosophe du renversement des valeurs traditionnelles – ne supporte pas de voir un cheval maltraitĂ© par un cocher. Il s’approche de l’animal, l’enlace et Ă©clate en sanglots, avant de perdre connaissance. Terrible crise de pitiĂ© pour celui qui, justement, a tout mis en Ĺ“uvre pour libĂ©rer l’humanitĂ© de la morale et des idĂ©aux chrĂ©tiens, tant ceux-ci sont nĂ©fastes pour la vie en sa nature et exubĂ©rance propres. Terrible, unique et ultime crise de compassion de la part du penseur de la vie dionysiaque en sa surabondance tragi-comique. Suite Ă cet Ă©vĂ©nement, Nietzsche sombre dans la folie. A sa mère, il aurait encore soufflĂ© « Ich bin dumm / Je suis stupide », sans plus jamais retrouver ses esprits.
« Nous ne savons pas ce qu’il est advenu du cheval » conclut la voix off qui retrace les faits de l’histoire sur fond d’Ă©cran noir. Ensuite, il n’est plus question de Nietzsche, mais « juste » d’un cheval, d’un cocher et de sa fille. En noir et blanc. Pendant six jours. Et quantitĂ© de longs plans-sĂ©quences Ă fleur de peau, dans et autour de la maison qu’ils essaient d’habiter dans un coin perdu Ă la campagne.
C’est la tempĂŞte. Le vent siffle. La campagne est balayĂ©e par des rafales. Les feuilles et la poussière volent dans les airs. Un vieux cocher rentre chez lui assis sur une charrette tirĂ©e par un cheval. La route est longue. L’avancĂ©e lente. Une fois arrivĂ©s, une femme vient en courant aider Ă dĂ©brider la bĂŞte, la ranger, tout comme la charrette, dans l’étable. Tout est lourd. Les gestes semblent avoir Ă©tĂ© rĂ©pĂ©tĂ©s des milliers de fois. Chacun sait ce qu’il a Ă faire. En silence. Puis ils rentrent. A l’intĂ©rieur, elle dĂ©barrasse le vieil homme de ses vĂŞtements, avant de lui mettre ses habits d’intĂ©rieur. Habits chauds. Avec le temps, on comprend que son bras droit est mort. On est dans une vieille ferme, sans Ă©lectricitĂ©, sans eau courante, chauffĂ©e au feu de bois. On ne se parle pas, ou quasi pas.
Deuxième, troisième, quatrième et cinquième jours
C’est la tempĂŞte. Le vent siffle. La campagne est balayĂ©e par des rafales. Les feuilles et la poussière volent dans les airs. Toujours la mĂŞme chose ? Toujours plus ? Impossible de savoir. Une chose est sĂ»re, de plus en plus sĂ»re : la dĂ©solation est de mise. On finit par se rend compte que c’est la mort qui gronde. L’étau se resserre : le cheval commence par refuser de tirer la charrette, puis de manger, puis de boire. Bien qu’ils sentent que quelque chose ne tourne pas rond, le cocher et sa fille poursuivent leurs gestes quotidiens, apparemment comme si de rien n’Ă©tait : se lever, s’habiller, s’occuper du feu, aller chercher de l’eau au puits, s’occuper du cheval, fendre du bois, faire de la lessive, prĂ©parer deux patates en guise de repas, les dĂ©glutir, laver les assiettes, regarder par la fenĂŞtre, faire de la couture, graisser les lanières de cuir, allumer les lampes Ă pĂ©troles, se dĂ©shabiller, se coucher, etc. Tous les jours la mĂŞme chose. Dans le plus grand dĂ©nuement. Dans le plus grand des silences. Alors que dehors, c’est la tempĂŞte. Le vent siffle. La campagne est balayĂ©e par des rafales. Les feuilles et la poussière volent dans les airs. Le passage d’un voisin, puis de Tsiganes n’y change rien. Pas davantage que leur tentative de quitter les lieux. L’Ă©tau se resserre.
Sixième jour
La tempĂŞte est passĂ©e. Plus de sifflements, mais le silence. Terrible silence. Silence de mort. Dedans comme dehors. Puis, progressivement, finalement, le noir et blanc de l’histoire retourne au seul noir du prologue…
Questions phusiques
Le cheval de Turin reprĂ©sente-t-il le monde de dĂ©solation qui dĂ©coule inexorablement de notre Ă©poque formidable ? Un vent tempĂ©tueux viendra-t-il faire le mĂ©nage ? La phusis viendra-t-elle finalement se dĂ©barrasser de l’homme occidental et de ses valeurs et faits et gestes malades ? « Ich bin dumm », aurait soufflĂ© Nietzsche Ă sa mère : stupide d’avoir cru qu’il Ă©tait possible de renverser et revivifier notre tradition bimillĂ©naire ? Stupide d’avoir cru en l’homme ? Stupide d’avoir vu dans l’homme un pont en direction du surhomme ?
Dans le film, toute la question est peut-ĂŞtre de savoir ce qui se passe le septième jour. Alors que le Bon Dieu s’est prĂ©tendument reposĂ©, ce jour-lĂ , satisfait de la tâche accomplie, on doute que Dionysos (ou la phusis) fasse de mĂŞme : et si la dĂ©solation et la mort Ă©tait la source de nouvelles possibilitĂ©s d’existences ?
Bande-annonce
Musique du film