Musique et philosophie

Musique et philosophie

La philosophie n’a pas toujours existé. Les philosophes ont tendance à l’oublier : il y a une pensée avant la philosophie. Une pensée fortement liée à ce que nous appelons l’art, exprimé par les Grecs en termes de musique. Bien qu’on ne l’entende aujourd’hui qu’avec peine, qu’on la relègue au rang d’archaïque curiosité, cette pensée artistique, musicale, représente la source cachée de la philosophie.

Aussi importante qu’elle soit comme source, cette dernière a soudain été négligée, puis écartée par la tradition. Il a fallu attendre plus de deux millénaires avant qu’on la prenne à nouveau au sérieux, qu’on s’y ouvre et cherche à la décrypter. On ? Avant tout le jeune professeur de philologie Nietzsche, dont deux des particularités sont de ne pas être rétif à la philosophie et de n’accorder comme seul sens à sa discipline, ainsi d’ailleurs qu’à la philosophie elle-même, d’exercer une influence sur le monde. « S’il veut prouver son innocence, le philologue doit comprendre trois choses, l’antiquité, le temps présent, lui-même : sa culpabilité repose en ce qu’il ne comprend pas ou bien l’antiquité, ou bien le temps présent, ou bien ne se comprend pas lui-même » (FP, 1875-1876-I, 7[7]). S’adonnant passionnément aux chanteurs et poètes archaïques ainsi qu’au préplatoniciens, qu’il considère comme le mieux enseveli de tous les temples grecs, Nietzsche découvre que l’évolution de l’ensemble du monde dépend du jaillissement progressif de cette source musicale.

Les premiers textes grecs que nous possédons datent environ du VIIIe siècle avant l’ère chrétienne. Ils sont attribués à Homère et Hésiode. Ils attestent qu’il existe bien une pensée avant la philosophie : il ne s’agit pas d’écrits de philosophes, mais de témoignages de chanteurs, appelés, suite à Platon, poètes. Loin d’être des amis, des amants de la sagesse, ils sont des sages proprement dits.

Détenteurs de la sagesse, ils endossent la responsabilité de l’ensemble de l’éducation grecque. Formation qui ne se joue pas encore dans des écoles – Académie, Lycée, Jardin, etc. – mais çà et là, lors des nombreuses occasions de célébrations divines : cultes, banquets, concours musicaux, sportifs, etc. Les sages y jouent des chants accompagnés de musique et de danses, formant cet ensemble artistique complexe finalement appelé he mousiké [tékhne]l’art des Muses : la musique. Appellation qui découle du fait que les divines Muses enivrent les chanteurs : ce sont elles qui s’expriment, en ce sens musicalement, par le corps, et en particulier la bouche des chanteurs et poètes. « Lorsque le poète est installé sur le trépied de la Muse, il n’est plus maître de son esprit, mais, à la façon d’une source, laisse volontiers couler ce qui afflue », rappelle Platon dans le quatrième livre des Lois (719 c-d).

En tant que filles de Mnémosyne et de Zeus, les Muses détiennent la mémoire et la puissance d’intervenir dans le monde humain ; oublieux monde humain qui a tendance à pécher par démesure, à d’aller au-delà des sphères qui lui sont propres. Les poètes eux-mêmes nous le disent : comme elles ont en vue la part assignée à toute chose, l’ordre du monde, les Muses permettent aux artistes de guider leurs congénères, leur rappeler la place souvent spoliée qui revient à chacun au sein du tout harmonieux qu’est le monde. Platon lui-même le souligne encore : « L’harmonie a été donnée par les Muses, à titre d’alliée, à celui qui se sert des Muses avec raison en vue du rétablissement du bon ordre du monde et de l’accord de l’âme avec elle-même » (Timée, 47 d-e). Elles ouvrent les hommes à l’harmonie générale, accordent à chacun la place qui lui revient : elles confèrent une éthique, inculquent les valeurs traditionnelles, la musicalité de toute chose.

Les quelques textes, voire seulement fragments de textes qui nous sont parvenus ne sont à vrai dire que de réductrices et tardives fixations du fluide et complexe ensemble musical. Loin d’exposer des théories, ces maigres accès donnent à lire les grands mythes de l’ancienne Grèce. Dans La naissance de la tragédie – dont le titre complet est justement La naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique –, Nietzsche saisit les mythes comme « unique exemple d’une généralité et vérité regardant fixement à l’intérieur de l’infini » (§17). Non sans souligner au passage qu’ils « ne trouvent en aucune façon leur objectivation adéquate dans le langage parlé ». Ces grands mythes engendrés et véhiculés par l’esprit de la musique, Nietzsche les appelle tantôt dionysiaques, tantôt tragiques. Pourquoi ? Parce que la vérité qu’ils expriment et enseignent est le fruit du jeu musical de Dionysos, dieu artiste de tous les contraires, du jour et de la nuit, du beau et du laid, du bon et du mauvais, du vrai et du faux, du plaisir et de la souffrance, etc. Dieu artiste de la vie et de la mort ; dieu clair-obscur de la musique tragique de l’existence, célébrée en Grèce dans la tragédie (en grec tragoidía) : chant (oidé) du bouc (trágos), le compagnon de Dionysos. Contre toutes les idées reçues : les Muses et Dionysos se co-appartiennent originairement bien plus intimement que les Muses et Apollon, souligne Nietzsche dans son cours intitulé Le service divin des Grecs. C’est en ce sens que la sagesse que gagne l’homme grâce au mythe musical, dionysiaque, est tragique.

Dans une note de son cours intitulé Les philosophes préplatoniciens, Nietzsche précise que la spécificité de la mythologie grecque consiste en ce que les Grecs y « ont résolu la nature entière en Grecs. Ils ne voyaient pour ainsi dire la nature que comme mascarade et déguisement de divinités anthropomorphes » (§2). Le monde entier se voit simplifié en dieux à forme humaine. C’est en divinisant musicalement la nature que les sages sont parvenus à rendre sain, brillant, exemplaire l’ensemble de la Grèce. Au point que ce n’est finalement que « là où tombe le rayon du mythe que brille la vie des Grecs ; partout ailleurs, elle est sombre » (HHI, V, §261).

Pourtant les Grecs se privent progressivement du mythe tragique. Ils abandonnent la divine mythologie et se mettent toujours davantage à légeinmettre en mots, dans des lógoi humains, la phúsis. C’est ainsi que surgissent les premiers penseurs, les phusiológoi, les physiologistes. Impossible ici de ne pas faire un peu d’étymologie. Spontanément, on aurait envie de traduire les deux mots qui composent le terme par nature (phúsis) et discours rationnels (lógoi). Mais à bien y regarder, il s’avère que ce n’est que plus tard, à partir de Platon, qu’on s’engage sur la voie de la rationalité et de l’objectivation de la nature. Comme les chanteurs, les physiologistes se contentent simplement de dire, d’exprimer la phúsis qui les traverse de fond en comble.

Si on traduit aujourd’hui le terme phúsis par nature, c’est à partir du latin natura, substantif du verbe nascinaître. Mais on se trompe : la phúsis n’est pas ce que nous entendons de nos jours par nature : le domaine des choses qui sont nées – opposées à l’art, à la culture, à la technique, etc. Loin de voir la phúsis comme domaine particulier au sein du monde, les anciens l’expérimentent comme tout, comme ensemble : le monde entier, hommes et dieux y compris, est pour eux phúsis.

Phúsis est le substantif du verbe phúein, qui veut dire venir au jouréclores’ouvrircroître. Il est apparenté à phaínesthaiapparaître, et à phôslumièreéclat. La phúsis signifie tout ce qui apparaît à la lumièretout ce qui se déploie. Exemple de la tulipe : du simple bulbe qu’elle est d’abord apparaît progressivement, au printemps, une tige formant un bourgeon qui s’ouvre, se déplie toujours davantage jusqu’à ce que la tulipe devienne ce qu’elle est. Le monde entier est selon les anciens de l’ordre d’une telle éclosion jusqu’à la pleine présence. Aussi la phúsis est-elle un processus en perpétuel devenir. Processus qui, à bien le comprendre, mieux à l’expérimenter, ne consiste pas en une simple genèse vers la pleine présence, mais comporte un proportionnel mouvement de retrait, de retour dans les profondeurs cachées. Si la tulipe éclôt une fois les beaux jours revenus, c’est qu’elle s’est retirée tout au long de l’été, de l’automne et de l’hiver ; qu’elle s’est retirée et ressourcée dans son intériorité.

Voilà ce que nous indiquent les grands mythes qui nous sont parvenus des chanteurs et poètes et que nous dévoilent aussi les physiologistes. Parmi eux, c’est sans conteste Héraclite l’Obscur qui nous ouvre le mieux à l’entente archaïque de la phúsis. « La phúsis aime à se cacher », écrit-il dans un de ses plus célèbres fragments (22 B 123 DK). L’éclosion, l’apparaître à la lumière est lié à un se cacher, se crypter. Et ce par un lien d’amour. Comme celui qui pousse deux amants à incliner l’un vers l’autre, à se favoriser l’un l’autre, de sorte à toujours être co-présents, pour ainsi dire l’un dans l’autre. Amoureux, même si nous ne sommes pas effectivement présents ensemble, nous le demeurons toutefois sur le mode de l’absence, en pensée. L’énoncé d’Héraclite signifie que dans le règne de la phúsis, c’est-à-dire dans l’ensemble du monde, éclosion et retrait – apparaître et disparaître, venue au jour et déclin, présence et absence, vie et mort – inclinent toujours, tels deux amants, l’un vers l’autre, sont toujours co-présents l’un dans l’autre.

Le mouvement d’apparaître à la lumière est finalement rendu possible par celui, inverse, de se retirer dans l’ombre. Sans retrait, sans disparaître, sans mort, pas de phúsis, pas d’éclosion, pas de vie. La tulipe doit se ressourcer dans son bulbe pour fleurir ; l’arbre doit plonger ses racines dans le sol pour s’élever dans les hauteurs ; l’homme doit se reposer, dormir, se retirer dans son intériorité s’il ne veut pas s’épuiser. La source ne peut jaillir que si elle alimente toujours de nouveau ses profondeurs cachées, si, littéralement, elle se ressource ; la terre elle-même se repose durant de longs mois avant de retrouver, au printemps, sa fertilité ; et toute flamme ne peut brûler que parce qu’elle est en train de consumer ce dont elle émane. Le repos, le retrait, la mort est la condition, la ressource même de toute activité. Et ce même proportionnellement : plus l’éclosion est plénière, plus le retrait est complet ; plus le mouvement d’apparaître à la présence est avancé, plus celui de disparaître dans les profondeurs cachées, dans l’absence est important. Plus il y a de vie, plus il y a de mort. Telle est l’entente tragique, dionysiaque de la phúsis.

Un autre fragment d’Héraclite indique dans quelle mesure la sagesse des physiologistes – comme celle des chanteurs et poètes – repose sur la phúsis : « Comprendre est la plus grande qualité, et la sagesse est de dire et de produire les choses vraies selon la phúsis, en l’écoutant » (22 B 112 DK). Autrement dit, en ajoutant les termes grecs, la sagesse des sages découle du fait qu’ils disent (légein) et pro-duisent (poieîn) les choses vraies (alethéa), soit la vérité (alétheia), en se mettant à l’écoute de la phúsis. Reste à savoir comment l’entendre. Ici aussi, le détour par l’étymologie est nécessaire.

Alétheia consiste en deux éléments : un alpha privatif et -létheia, apparenté au terme létheoubli, nom du fleuve de l’Hadès qui fait oublier aux défunts ce qu’ils ont vécu sur terre. Léthe est le substantif du verbe lanthánein, qui veut non seulement dire être voiléoublié, mais aussi être abrité : ce qui est caché est toujours en même temps à l’abri, protégé. La signification littérale du terme a-létheia est donc dé-voilementdés-abritement, au sens du processus d’enlever le voile, de sortir de l’oubli, d’arracher de l’abri. La vérité au sens grec, a-léthique en ce qu’elle prive du léthique, est comme la phúsis une apparition à la lumière à partir de l’ombre et de la nuit, source de toute présence.

Héraclite présente la phúsis et l’alétheia dans un étroit rapport : toutes deux signifient le même événement d’éclosion à partir des profondeurs invisibles. La phúsis se présente comme le lieu où se font jour les alethéa, les choses qui se dévoilent, les choses vraies. Le sage est celui qui est à l’écoute de la phúsis, et qui fait par suite apparaître des vérités. Comprendre cela – au sens de le penser et de le sentir, de le vivre telle une sagesse pratique, avec une certaine retenue – est selon Héraclite la plus grande vertu : l’excellence. Mais ce n’est pas tout : pour atteindre une telle sagesse, il faut encore, toujours à l’écoute de la phúsispoieînpro-duire les choses vraies. Dans le Sophiste (219 b), Platon définit la poíesis – substantif du verbe poieîn – comme acte de conduire quelque chose à son être plénier ; dans le Banquet (205 b), il précise : « est production tout ce qui aide à ce qu’une chose quelconque passe de ce qui n’est pas à ce qui est ». La traduction latine est parlante : la poíesis est la production au sens de conduire (ducere) quelque chose à (pro-) sa présence manifeste, de le conduire de l’absence à la présence. Ici encore, on entend résonner la phúsis, et partant l’alétheia. Le fait de dire et de produire se dévoile aussi comme une venue à la présence ; non pas de manière directe, spontanée, mais indirecte, médiatisée par ce morceau de phúsis qu’est l’homme. Qu’il soit chanteur ou physiologiste, le sage est celui qui dit et produit des vérités en faisant musicalement écho au mouvement de la phúsis qui le traverse : le premier en se mettant à l’écoute des Muses, le second en écoutant la phúsis – ce qui revient finalement au même.

En abandonnant le mythe tragique, les Grecs tournent sans le savoir le dos à ce qui constitue leur brillance : « N’est-ce pas comme s’ils voulaient se placer hors du rayon du soleil dans l’ombre, dans l’obscurité ? Mais aucune plante ne se détourne de la lumière ; au fond, ces philosophes ne cherchaient qu’un soleil plus clair, le mythe ne leur était pas assez pur, pas assez éclairant » (HHI, V, §261). Si les physiologistes se détourent de la lumière claire-obscure du mythe, c’est qu’ils sont chahutés par le va-et-vient des phénomènes, inquiétés par l’idée que l’obscurité (le léthique : le retrait, la mort) pourrait venir à l’emporter sur la lumière à laquelle ils aspirent. « Les Grecs, dans une vie très proche de grands dangers et bouleversements, ont cherché dans la méditation et la connaissance une sorte de sécurité du sentiment et un dernier refuge » (A, III, §154). Le mot grec pour connaissance (epistéme) indique lui-même la stabilité, sécurité (stásis) qu’ils cherchent à gagner dans le flux et reflux dionysiaque de l’existence. Les voilà qui se mettent à observer la phúsis et à réfléchir : comment se fait-il que les contraires puissent éclorent l’un de l’autre ? En quête de clarté, ils frayent un nouveau chemin : « Ils trouvent leur lumière dans leur connaissance, en ce que chacun d’entre eux appelle sa « vérité » » (HHI, V, §261). La réponse à laquelle ils parviennent à l’unisson, chacun avec sa propre voix, la connaissance tragique, la vérité dionysiaque à laquelle ils aboutissent est que les contraires sont au fond le même, la même phúsis.

Selon Anaximène par exemple, le tout tragique de la vie apparaît comme air – dans toute chose à chaque fois en même temps raréfié, aminci, éclairci jusqu’au feu et condensé, épaissi, densifié jusqu’à la terre et à la pierre. On le sait, souvent d’ailleurs sans vraiment le comprendre : sur le même modèle de l’union des contraires, la phúsis apparaît chez Thalès, Anaximandre et Héraclite respectivement comme eau, illimité et feu. « Ces premiers penseurs avaient à trouver le chemin qui mène du mythe à la loi de la nature, de l’image au concept, de la religion à la science » (PP, §1). Les physiologistes ont à le faire. Ils ne choisissent pas. Ils sont eux aussi portés par des forces qui les dépassent : somme toute par le nécessaire jaillissement de l’alétheia ou de la phúsis elle-même. Le chemin qu’ils frayent ouvre la voie à la philosophie.

Le processus physiologique de quête de lumière a pour conséquence que la divine expérience musicale de la vie dionysiaque est toujours davantage remplacée par l’humaine observation, contemplation de ce qui, dans la phúsis, se montre à la lumière. Ce qui se voit, ce qui est présent l’emporte progressivement sur ce qui ne l’est pas encore ou plus : ce qui est absent. La plante philosophique progresse en direction de son éclosion plénière, son accomplissement.

Parménide constitue une étape décisive dans le processus. Dans son fameux Poème, il détermine la phúsis comme être, qui comprend tant ce qui est présent, apparaît à la lumière, que ce qui est absent : ce qui se cache et se ressource dans l’obscurité (fr. IV). Cette détermination représente le tournant qui donne la véritable direction à la voie philosophique en train de se tracer. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce virage n’ait pas lieu dans un traité, mais dans un poème, pour ainsi dire à cheval entre le mythe divin et le lógos humain. Le prologue présente l’événement de l’engagement dans la pensée philosophique.

Il y est question d’un jeune homme transporté dans un char tiré par des cavales et conduit par les filles du soleil. Comme il a passé par toutes les villes, tous les lieux où l’homme peut faire escale, il incarne celui qui connaît tous les domaines humains. Le voilà amené vers un portail rempli de la lumière la plus claire qui, comme le veut la phúsis, laisse apparaître une ouverture béante, abyssale. Après l’avoir traversé, le jeune homme est accueilli avec bienveillance par une déesse qui lui adresse la parole en ces termes : « Il faut que tu sois instruit de tout : du cœur sans tremblement de la vérité bien ronde, mais aussi des avis des mortels, où l’on ne peut se fier à rien de vrai » (fr. I). Ce que la déesse lui accorde n’est autre que la vérité (alétheia) : vérité bien ronde, accomplie, homogène, sans bosse ni creux et au cœur exempt de va-et-vient, de caractère tragique. Le jaillissement de la source musicale (phúsis ou alétheia) a bien poursuivi son chemin. La vérité qui lui est donnée est le phénomène que les philosophes appellent depuis lui l’être de ce qui est : être parfaitement homogène, stable, constant, à distinguer des avis des mortels, quant à eux toujours changeants, de sorte qu’on ne peut s’y fier.

Parménide établit ici la distinction traditionnelle entre vérité et opinion. Alors que cette dernière repose sur la vue et l’expérience hétérogène que chacun a des phénomènes en leurs apparences, la vérité se gagne par la pure pensée : « C’est une seule et même chose : penser et être », souligne-t-il (fr. III). Tel est le tournant vers la philosophie : si jusque-là il s’agissait d’écouter, de vivre le plus profondément possible la phúsis ou alétheia pour dire et produire musicalement des vérités ; chez (et depuis) Parménide, la vérité est soudain affaire de la seule pensée. Toujours divine, elle s’appelle désormais « être », et devient quelque chose de purement intelligible. La sagesse se déplace de l’expérimentation musicale du monde à la seule pensée humaine de l’être en son dévoilement (alétheia) ou apparaître (phúsis) plénier. « L’acte de philosopher cesse-t-il lorsqu’un accomplissement de la vie est atteint ? Non, ce n’est qu’à ce moment que commence le véritable acte de philosopher » (PP, §1).

Platon et la musique suprême : la fondation de la philosophie

La philosophie proprement dite est fondée par Platon, qui grandit dans une Athènes plongée dans la guerre du Péloponnèse (431-404) ; conflit contre Sparte qui sonne le glas de la Grèce qu’on appelle classique, le siècle de Périclès – l’époque la plus florissante de la civilisation athénienne. Troubles politiques et sociaux ainsi qu’aspiration au calme constituent le terreau de Platon. On l’oublie : d’un Platon d’abord artiste, musicien, poète voué à l’épopée, au dithyrambe, et même à la tragédie. Du moins jusqu’à ce qu’il rencontre son maître Socrate, dont la pensée est justement apparue à la suite des physiologistes, du souci de trouver une tenue ferme dans l’insupportable revirement tragique de l’un dans l’autre. Son seul intérêt est moral : « Ce qui se fait de bien ou de mal dans les maisons » (DP, p. 6). Rebondissant sur Parménide, il éclaire sa lanterne en cherchant à définir tout ce qui est (chaque étantón dit le grec) en ce qu’il est (tí estin), en son être. Sa méthode est la dialektiké [tékhne], la dialectique, littéralement le savoir-faire (tékhne) grâce auquel on est capable (-ikós) de dialégein légein sur le mode du diá, c’est-à-dire distinguer critiquement tous les prédicats possibles. S’interrogeant sur l’homme, le dialecticien se demande s’il est un être vivant ou une simple chose ; s’il est un mammifère ou non ; s’il vit sur terre ou dans la mer ; et finalement s’il est doué de raison. Conduit par la lumière de la raison, Socrate ne cesse de dialoguer, de jouer le jeu des questions et des réponses en vue de découvrir toute chose en sa vérité.

« S’étant opposé avec un radicalisme incroyable au monde, à la politique, à l’éthique et à l’art existants », Socrate est responsable d’un « profond bouleversement entièrement nouveau » – et ce bien qu’il n’ait lui-même jamais rien écrit. Révolution qui a pour conséquence que « tout le courant du savoir se trouve déversé dans le lit qu’il a tracé : la faille qu’il a ouverte engloutit tous les courants provenant des philosophes plus anciens. Il est étrange de voir comment peu à peu tout se jette dans ce lit. Socrate haïssait tous les remplissages provisoires de cette faille » (PP, §16). Le chemin des premiers penseurs se transforme en voie – faille, gouffre – philosophique. Sans conteste grâce à Platon, qui suit les leçons du dialecticien jusqu’à ce que le maître soit condamné à mort pour corruption de la jeunesse et impiété à l’égard des dieux traditionnels.

Dès leur rencontre, attisé par la lumière, Platon se jette dans le lit socratique : il rompt avec son activité musicale, brûle l’ensemble de ses poèmes, retire même une tétralogie déjà remise aux acteurs et se voue corps et âme à la connaissance de la vérité, dans laquelle il trouve le sentiment de sécurité convoité. Poursuivant et fixant dans ses dialogues la voie ouverte par son maître, il éclaire, intègre et recueille dans sa position tous les cheminements musicaux passés : chaque tendance est absorbée. A tel point qu’il devient « le premier grandiose caractère mixte », par opposition aux « types purs et non mêlés » (PP, §1) qui l’ont précédé. Le premier d’une interminable série : « tous les philosophes ultérieurs sont des philosophes mixtes de ce genre », qui interrogent chaque phénomène en son être, en sa vérité : qu’est-ce que la phúsis ? La connaissance ? L’amour ? La justice ? La beauté ? Son modèle de questionnement devient la question fondamentale de notre tradition de pensée : tí tò ónqu’est-ce que l’étant ?

La réponse de Platon ne nous étonne guère : l’étant vrai est l’étant complètement dévoilé, exempt d’ombre, d’absence, de retrait, et donc de changement ; l’étant pleinement ouvert, présent de manière constante en sa pure lumière, son plus bel éclat ; l’étant qui se présente en son être plénier. Et Platon d’être passionnément à sa recherche, quitte à se brûler les yeux, tellement la vérité à laquelle il aspire est claire. On le sait : toute lumière implique une proportionnelle obscurité. Regardons le soleil en face : nous n’y voyons que du feu. Tel est justement ce qui arrive à la plante assoiffée de clarté : la lumière la plus claire à laquelle il aspire, qu’il découvre et contemple, finalement celle du feu, le soleil, se retire, s’abîme en proportion. A son accomplissement, ou mieux achèvement, elle lui brûle les yeux. Retour de manivelle : voilà que celui qui ne veut que clarté se voit plongé dans la nuit. Démuni, il n’a d’autre solution que d’appeler au secours : « Héphaïstos, viens ici ; Platon maintenant a besoin de toi ! » (DP, p. 19), se serait-il écrié en reprenant à son compte un fameux vers de l’Iliade.

Héphaïstos est le dieu du feu, le dieu qui maîtrise la lumière à son stade suprême (et le plus dangereux) : le dieu forgeron. Si Platon s’en remet à lui, c’est qu’il est klutotékhnes, renommé pour sa tékhne, son savoir-faire. Seule sa vue de l’esprit, la raison qui lui permet de forger, peut prêter secours au Platon plongé dans l’insupportable pénombre. Riche d’une raison doublée de celle du dieu, Platon y voit de nouveau clair. Par la pensée : il se réfugie dans la faculté intelligible de la vue de l’esprit. Grâce à Héphaïstos, sa raison devient divinement puissante, à tel point qu’il est désormais en mesure, non seulement de trouver, mais encore de contempler et déterminer en toute quiétude l’étant le plus lumineux qu’il cherche passionnément.

Cet étant n’est autre que ce qu’il appelle l’eîdos, l’idée, mot apparenté à eidénai, qui signifie avoir en vue. L’idée est l’étant entièrement éclairci, présent en son pur aspect visible, en son visage essentiel : en sa vérité et, partant, sa beauté et bonté – éclairée qu’est en dernière instance toute idée par celle, suprême, analogue au soleil, du bien. Grâce à Héphaïstos, Platon relègue l’obscurité et tout le va-et-vient tragique de l’existence aux calendes grecques. Il remplit la faille ouverte par Socrate, engloutit tous les courants précédents et initie la voie de la philosophie en sa structure duelle, métaphysique. Toute activité philosophique consiste désormais en un dépassement metà tà phusiká : élévation – à l’aide de la pure pensée – au-delà (metá) des choses sensibles de la phúsis en direction de la vérité suprasensible idéale.

La phúsis n’est alors plus expérimentée comme éclosion productrice à partir du retrait et de la destruction, comme jeu musical de Dionysos. Elle est désormais pensée sur le modèle des artefacts, comme relevant de la tékhne poietiké d’un dieu rationnel qui prend en considération (tékhne) les idées intelligibles en vue de leur production (poíesis) dans le sensible. Platon parle d’ouvrier-artisan de la phúsis : par son savoir-faire, sa tékhne poietiké, il conduit le monde idéal à la présence manifeste dans le sensible – monde sensible qui sera forcément le plus beau, le plus vrai, le meilleur possible.

L’ancien sage tragique est recalé au profit du philosophe, amant de la sagesse idéale. En même temps modeste, du fait qu’il ne prétend que tendre à la lumineuse sagesse, et arrogant – parce que son aspiration lui permet de posséder la tékhne qui le rend à son tour artisan-démiurge du monde –, il se situe au sommet de la pyramide sociale. Il devient le nouvel éducateur, législateur d’une cité désormais établie sur un véritable modèle.

Si Platon passe de la sagesse musicale à la philosophie idéaliste, ce n’est pas sans avoir expérimenté et poursuivi l’ensemble de l’éclosion de la civilisation grecque dans sa personne. Aussi est-ce en toute connaissance de cause qu’il diagnostique « une ancienne lutte entre la philosophie et la poésie » (Rép., 607). Poésie – ou beaux-arts en général – qu’il définit, épaulé par Héphaïstos, sur le modèle des arts artisanaux, utilitaires, comme un mode de la tékhne poietiké ; de même que la vie musicale des chanteurs et poètes est thématisée en termes de mousikè tékhne. Mais si l’artiste est comme le philosophe tributaire de la tékhne d’Héphaïstos, leurs savoir-faire ne se valent toutefois pas : « Comme la tékhne du poète est une mímesis, il est forcé, quand les hommes qu’il produit sont de dispositions contraires les uns envers les autres, de se contredire souvent lui-même ; et il ignore ce qui, dans ce qu’ils disent, est vrai » (Lois, 719 c). L’enjeu tourne autour de la question de l’imitation (mímesis). Dans le dixième livre de la République (595-600), Platon distingue trois genres d’être ou modes de production, chacun affaire d’un artisan-démiurge qui accomplit une certaine tékhne poietiké. Focalisé qu’il est sur les artéfacts et la quête de repos, Platon prend l’exemple du lit.

Le degré d’être suprême est celui de l’idée : le lit en sa vérité métaphysique, complètement aléthique, en sa clarté, identité, être suprême produit par dieu lui-même. Seule notre faculté de penser nous permet de le contempler, de le déterminer et donc d’acquérir une connaissance à son égard ; connaissance qui nous confère une place bien stable au sein du devenir tragique.

Le deuxième mode d’être est celui de l’étant sensible : le lit sur lequel on se couche. Platon parle du phénomène, de l’idée telle qu’elle apparaît dans la matérialité sensible. Il s’agit toujours de l’idée, mais obscurcie par de multiples déterminations sensibles. Il est atteignable par la perception sensible et fruit du producteur de lits qui, dans son travail, prend en compte l’idée. Marqué qu’il est par le devenir incessant, le phénomène est toujours trompeur : il n’accorde ni savoir ni stabilité.

Le troisième degré d’être réside dans la manière d’apparaître du lit sensible, selon l’angle de vue, l’éclairage, la température, etc. Manière d’apparaître que Platon appelle la pure et simple apparence, ou encore la petite idée, du fait qu’en elle apparaît toujours l’idée, mais de manière réduite à l’extrême. En se fiant au caractère toujours changeant de la seule apparence, l’âme humaine n’a aucune chance de trouver son chemin.

Ce troisième mode d’être concerne l’œuvre d’art, selon Platon un mímema : une imitation (mímesis) d’une certaine apparence du phénomène de l’idée. Mímesis non pas au sens de la simple copie, mais du renforcement, de la mise en évidence de l’apparence en vue de lui conférer éclat et beauté. Ces mimémata partagent avec les choses du troisième genre la nature d’apparences. Ils sont affaire de l’artiste, qui a certes pour avantage d’être capable, en tant qu’imitateur, de produire n’importe quel phénomène, mais pour défaut de ne jamais s’appuyer sur l’étant vrai. La faculté qui entre en jeu chez lui (et chez le spectateur) est la fantaisie, l’imagination. L’homme qui se fie au mímema ne trouve jamais son chemin et risque toujours d’être trompé par la beauté de l’apparence artistique. Selon Platon, l’œuvre d’art détourne l’homme de la bonne conduite et le prive de tout savoir et stabilité. Taxé de charlatan, l’artiste est par suite expulsé de la cité idéale (601-616). Les beaux-arts sont considérés comme de simples jeux d’enfant, dénués de sérieux, inutiles, et même dangereux pour la bonne constitution de l’âme humaine. Dangereux parce qu’ils exercent naturellement (phúsei) un immense charme sur l’âme humaine, dont la partie alogique a tôt fait de se déchaîner et faire sombrer l’ensemble dans le trouble.

L’expulsion des arts n’est pourtant pas le dernier mot de Platon. Dans les livres précédents de la République (376-401), ils apparaissent sous un tout autre jour, comme base indispensable de l’éducation. A l’instar de toute formation traditionnelle, il s’agit de toujours débuter par de la gymnastique (gumnastiké [tékhne]) pour le corps et de la musique (mousiké [tékhne]) pour l’âme. D’autant plus que « dans tout ouvrage, c’est le commencement qui est le plus important, principalement pour tout être jeune et tendre, parce que c’est à ce moment qu’on façonne et qu’on enfonce le plus l’empreinte dont on veut marquer chacun » (377 a-b). Constituée de mythes, la musique comporte tant des paroles vraies (dévoilantes), que des propositions fausses (voilantes). Les mythes tragiques permettent de démarquer celles-ci de celles-là, l’obscur, voire le clair-obscur, du clair. Ils éduquent ainsi les enfants, leur indiquent la bonne tenue, les mettent sur le chemin de l’excellence et de la vertu.

Avant d’expulser les artistes dans le livre X, Platon les célèbre donc en tant qu’éducateurs. Du moins ceux qui ont en vue ce qui est de mise, juste, beau et bon, précise-t-il dans les Lois (801) : ceux qui prennent en compte les idées. Dans le Banquet (209 d), Homère et Hésiode eux-mêmes, cibles du livre X de la République, sont associés aux grands législateurs que sont Lycurgue et Solon, qui ont donné le jour à de nombreuses et belles œuvres tout à fait excellentes. Dans le Politique, Socrate va jusqu’à affirmer, en pionnier de l’art de divertissement, que si les arts venaient à disparaître « la vie, déjà si pénible maintenant, deviendrait absolument invivable » (299 e).

Le rapport qu’entretient Platon aux beaux-arts est double : conscient de leur puissance et danger, il les bannit de sa cité idéale ; conscient de leur puissance et utilité, il les célèbre. La solution qu’il propose en creux est celle de la censure. Et pas seulement en creux : dans le septième livre des Lois (801 c-d), il apparaît que la mousiké sera purement et simplement interdite avant d’avoir passé un examen préalable auprès du magistrat préposé à l’éducation ainsi que des gardiens des lois : les philosophes-législateurs eux-mêmes. Telle est somme toute leur tâche : « Chercher ces artisans-démiurges qui, bien disposés par la phúsis, sont capables de flairer la phúsis du beau et du digne, afin que les jeunes gens, comme les habitants d’un lieu sain, tirent profit de tout ce qui, tel un souffle qui apporte la santé d’un lieu salubre, s’élance vers eux à partir des belles œuvres, soit par la vue, soit par l’ouïe, et que d’emblée, dès l’enfance, ils soient portés, d’une manière voilée, vers la ressemblance, l’amitié et la symphonie du beau lógos » (Rép., 401 c-d).

Le critère de détermination est la pure lumière à laquelle aspire le philosophe et que sa raison lui permet de contempler. Il faut s’interroger sur la nature de la mímesis propre à la tékhne poietiké de l’artiste : ce qu’il a en vue lors de sa production. Il s’appuie sur le monde ici et maintenant ? Il faut l’expulser. Il reprend et met en évidence le monde idéal ? Il faut le célébrer.

Mais quel artiste a en vue, lors de sa production, le modèle idéal ? Quel est le poète qui, loin de laisser jaillir musicalement en lui et hors de lui la sagesse dionysiaque, a dans ses productions en vue le monde rationnel des idées ? Nul autre que le philosophe lui-même ! L’Athénien des Lois ne s’en cache pas : « Nous sommes nous-mêmes poètes de tragédies, les plus belles et en même temps les meilleures : toute notre constitution politique s’établit en effet en tant que mímesis de la vie la plus belle et la meilleure, et c’est là vraiment selon nous la tragédie la plus vraie. Poètes donc vous êtes, poètes aussi nous sommes de la même poésie, vos rivaux dans la tékhne et vos adversaires dans le concours du drame le plus beau, que seule accomplit selon la phúsis la loi vraie : telle est, du moins, notre espérance » (817 b).

Le philosophe est lui-même un artiste, poète de tragédies, dont l’enjeu est de rendre le monde conforme à la phúsis ou alétheia. La seule différence d’avec ses prédécesseurs consiste en ce que chacun a en vue lors de sa production. La vie qui les traverse et qu’ils prennent en compte ne leur apparaît pas de la même manière : les chanteurs et poètes l’éprouvent en sa nature claire-obscure, mythique ; alors que le philosophe-artiste-législateur la contemple à son stade d’éclosion suprême, en sa plus grande clarté intelligible.

Comme les chanteurs et poètes avant lui, le philosophe cherche l’exemplarité, s’occupe de la santé et de la brillance de ses congénères, et par suite de la cité, voire du monde entier. En ce sens, il n’est pas seulement éducateur, mais aussi médecin : il soigne les maladies, les excès qui assaillent l’homme (Lois, 903 c). Loin d’être autonome, loin de s’occuper de ce qui l’intéresse, le philosophe est comme l’artiste possédé par une force ou musique qui le dépasse. Il est en ce sens pris de folie (manía) : non pas d’une folie humaine, mentale, physique, mais d’une folie qui relève « d’un détournement divin des usages habituels » (Phèdre, 265 a). Les plus grands biens nous proviennent toujours de la manía dont nous dote le divin (244 a). Dans le Banquet (218 b), Socrate va encore plus loin : il dit du philosophe qu’il est grisé par une ivresse bacchique (bakkheía) – du nom de Bákkhos, autre appellation de Dionysos. A l’instar des chanteurs et poètes, le véritable philosophe est lui aussi sous l’emprise du jaillissement de la vie dionysiaque, enivré par l’esprit de la musique. Mais d’un Dionysos nouvelle manière qui, conformément à l’évolution de la Grèce telle qu’elle se joue dans la puissante raison de Platon, est toute brillance, toute lumière. Et la philosophie de se dévoiler comme « musique suprême » (Phédon, 61 a) : art des Muses par excellence.

Platon fonde ainsi la philosophie et notre tradition de pensée. Selon Nietzsche, il commet la pire des erreurs in physiologicis : la plus grave des mécompréhensions, des mésinterprétations de la phusis. Erreur majeure, capitale, qui nous donnes certes mille et un avantages, mais qui provoque à la fois les terribles déséquilibres que nous subissons tous les jours plus cruellement.