La révolution de Nietzsche. Avec Dionysos et nous

« Que faire quand on est dans l’impasse ? Quand ça tangue et s’emballe ? Quand nos efforts, au lieu de réduire les déséquilibres, les amplifient bien plutôt ? Quand nos crises, qu’elles soient personnelles, sociales, économiques, ou encore écologiques, sanitaires, énergétiques, s’avèrent structurelles, systémiques ? Il n’y a qu’une issue : mettre un sabot d’arrêt dans la roue du temps, interroger les présupposés et laisser les phénomènes se déployer à nouveaux frais. Tel est ce que fait Friedrich Nietzsche à la fin du 19e siècle. Dans l’indifférence et l’incompréhension générales.

Quelque 120 ans après sa mort, Nietzsche est un des philosophes les plus fameux, stimulants et commentés de l’histoire. Mais demeure incompris. On continue à passer à côté du noyau générateur de son œuvre et de l’immense révolution qu’il accomplit. Une révolution de pensée que chaque crise rend plus urgente. Un changement de paradigme, somme toute civilisationnel, qui repose sur la sensibilité, l’art et le bon sens écartés par notre vision rationnelle-morale du monde. »

C’est ainsi que commence notre livre intitulé La révolution de Nietzsche. Avec  Dionysos et nous, près de 20 ans après notre thèse de doctorat Nietzsche et Dionysos. Essai généalogique de la pensée philosophico-esthétique de Nietzsche, soutenue en décembre 2005 à l’Université de Lausanne (Prix de faculté). Vous en trouvez ci-dessous la Liste des personnages et son Ouverture.

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Liste des personnages
(par ordre d’apparition)

Nietzsche (1844-1900) : philosophe-artiste qui reconnaît nos vérités comme de dangereuses erreurs et reconnecte la pensée à la vie.

Dionysos : dieu artiste de la vie et de la mort, de l’ivresse de production et de destruction. Clé de lecture inouïe pour comprendre Nietzsche, notre monde, nos erreurs.

Nous : Occidentaux tardifs trop satisfaits des avantages que nous confèrent nos idées, notre raison, nos progrès pour reconnaître et corriger les déséquilibres qu’ils provoquent.

Platon (428-348) : philosophe fondateur de notre tradition de pensée métaphysique, idéaliste, dualiste.

Héraclite (510-450) : physiologiste qui pense la vie comme union des contraires et enfantin jeu divin.

Wagner (1813-1883) : compositeur qui semble conduire à la renaissance de la tragédie.

Prométhée : titan enchaîné à un rocher pour avoir dérobé le feu aux dieux afin de l’amener aux hommes.

Apollon : dieu artiste de la belle apparence et belle forme. Puissance artistique qui rend la vie possible et digne d’être vécue.

Muses : déesses dont l’ivresse musicale inspire l’équilibre et l’harmonie.

Schopenhauer (1788-1860) : philosophe qui pervertit la métaphysique en situant le fondement des phénomènes dans une volonté aveugle et assoiffée.

Silène : satyre compagnon de Dionysos pour qui la vie est tellement douloureuse qu’il vaudrait mieux ne pas être.

Euripide (480-406) : premier poète sobre, convaincu que seul ce qui est rationnellement compréhensible est beau.

Socrate (470-399) : maître de Platon qui, en quête de stabilité, se détourne des instincts et amorce le rationalisme philosophico-scientifique.

Penthée : roi dont l’aspiration à l’ordre et à la raison conduit à être démembré par sa propre mère.

David Strauss (1808-1874) : historien-théologien symbole du philistin de la culture : expert pour qui tout n’est que scientificité, culture générale et faux-semblant érudit.

Homme fou : annonciateur de la « mort de Dieu », du nihilisme : du fait que ce n’est pas l’Idée suprême qui façonne notre existence.

Diogène (413-327) : penseur cynique qui cherche en plein midi, une lanterne à la main, un homme non aveuglé par les lumières platoniciennes.

Surhomme : être humain qui surmonte l’idéalisme et vit sa vie en artiste.

Esprit libre : esprit qui s’est délivré des chaînes rationnelles-morales et accompagne librement les forces de vie.

Zarathoustra : prophète de l’affirmation sans réserve de la vie comme volonté de puissance et éternel retour du même.

Crucifié (-7-30/33) : logos idéal fait chair, mort sur la croix et ressuscité en guise de preuve de l’existence de l’au-delà.

Paul (8-67) : apôtre qui initie la tendance chrétienne-morale en présentant Dieu comme électeur de tout ce qui est faible, vil et méprisé.

Ariane : princesse dont le fil permet à ses deux amants, Thésée de sortir du labyrinthe, Dionysos de se reconnaître comme dans un miroir.

Thésée : héros qui, après avoir tué le Minotaure, s’aveugle dans l’idée d’un monde idéal et d’un amour absolu.

urgente révolution

Que faire quand on est dans l’impasse ? Quand ça tangue et s’emballe ? Quand nos efforts, au lieu de réduire les déséquilibres, les amplifient bien plutôt ? Quand nos crises, qu’elles soient personnelles, sociales, économiques, ou encore écologiques, sanitaires, énergétiques, s’avèrent structurelles, systémiques ? Il n’y a qu’une issue : mettre un sabot d’arrêt dans la roue du temps, interroger les présupposés et laisser les phénomènes se déployer à nouveaux frais. Tel est ce que fait Friedrich Nietzsche à la fin du 19e siècle. Dans l’indifférence et l’incompréhension générales.

Quelque 120 ans après sa mort, Nietzsche est un des philosophes les plus fameux, stimulants et commentés de l’histoire. Mais demeure incompris. On continue à passer à côté du noyau générateur de son œuvre et de l’immense révolution qu’il accomplit. Une révolution de pensée que chaque crise rend plus urgente. Un changement de paradigme, somme toute civilisationnel, qui repose sur la sensibilité, l’art et le bon sens écartés par notre vision rationnelle-morale du monde.

En 1873, à 29 ans, Nietzsche écrit :

Dans un quelconque coin perdu de l’univers qui s’écoule en scintillant dans d’innombrables systèmes solaires, il y eut une fois un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ »histoire universelle » : mais cependant qu’une minute. Après quelques souffles de la nature, l’astre se figea et les animaux intelligents durent mourir. (PTG, Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1)

On s’accorde aujourd’hui à dire que la terre est apparue il y a 4,6 milliards d’années, parmi des centaines de milliards d’étoiles, dans une des centaines de milliards de galaxies. Les premières traces de vie remontent à 3,8 milliards d’années, la lignée humaine à 7 millions d’années, l’homo sapiens à 300’000 ans. Avec lui a émergé l’intelligence et, il y a deux millénaires et demi, notre forme de connaissance, qui a donné lieu à la philosophie, à la science, à la technique, aux incroyables progrès dont nous jouissons tous les jours davantage. Et aux terribles dérèglements qui vont de pair.

Il y a 150 ans, Nietzsche est un des premiers à tirer la sonnette d’alarme : « Une vision du monde dévoyée et optimiste déchaîne finalement toutes les abominations » (FP, 1871, 9[26]). Le constat est sans appel : notre tournure d’esprit, notre rapport au monde nous conduit dans le mur. L’heure est venue de le reconnaître et de corriger le tir. « Il m’arrive de contempler ma main en songeant que j’ai dans ma main le destin de l’humanité — : je la brise de manière invisible en deux parties, avant moi, après moi… » (FP, Début 1888-début janvier 1889, 25[5]), écrit Nietzsche à la fin de son parcours. D’autant plus convaincu qu’il est depuis ses jeunes années de chercheur porté par une découverte prodigieuse : « Vous vouliez attraper un poisson et avez lancé votre filet dans la mer. Mais voilà que vous en avez retiré la tête d’un dieu antique » (FP, Été 1883 13[12]) : Dionysos, dieu grec artiste de la vie et de la mort ; clé de lecture inouïe pour comprendre Nietzsche, notre monde, nos erreurs. Et faire en sorte que les choses changent. La philosophie n’est pas que scientificité, culture générale ou développement personnel.

Si on est jusqu’ici passé à côté de la révolution de Nietzsche, c’est qu’on l’a lu trop vite et avec des idées reçues ; notamment dans ses fragments posthumes, qui ont pour avantage de présenter sa pensée sans filtre. D’une manière générale on ne tient pas compte du musicien, du poète et du spécialiste de la Grèce ancienne qu’il est d’abord et avant tout. On néglige la sensibilité, la souffrance sur lesquelles reposent ses lignes. Délaisse les mystérieuses puissances artistiques dont il se réclame. Omet le dialogue qu’il entretient avec la tradition, en particulier Platon. Manque l’évolution et la cohérence de son propos, de son premier livre, La naissance de la tragédie (1872), à ses ultimes Dithyrambes de Dionysos (1889). Le tout en mésinterprétant et survalorisant sa fin tragique dans la folie. On reste ainsi prisonnier du tournant de pensée que son travail vise justement à surmonter.

 

Alors qu’il prépare son premier livre, Nietzsche écrit : « Ma philosophie, platonisme inversé : plus loin on est de l’étant véritable <de l’Idée>, plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme but » (FP, 1870-1871-I, 7[156]). Il faut le prendre à la lettre : Nietzsche se situe aux antipodes de notre tradition idéaliste fondée il y a 2400 ans par Platon. Il inverse l’ordre établi : au lieu de considérer les apparences comme trompeuses, de les dépasser pour se fier à une vérité intelligible, il les valorise. Le but de l’existence ne réside pas dans la découverte et réalisation d’idées, mais dans la juste relation aux apparences. Le propos est tellement inhabituel qu’on ne le prend pas au sérieux.

A l’autre bout de son cheminement, Nietzsche précise, sardonique : « Il est indigne pour un philosophe de dire : le bien et le beau sont un : s’il y ajoute « également le vrai », il faut le bastonner » (Printemps-été 1888, 16[40]). On se trompe depuis Platon : bonté, beauté et vérité ne vont pas ensemble. La vie est grevée de lutte, de souffrance, de déclin et de mort. D’où l’importance des apparences. « La vérité est laide, poursuit Nietzsche : nous avons l’art afin de ne pas sombrer face à la vérité ». L’art, l’apparence, l’illusion n’est pas un jeu d’enfant, dénué de sérieux, voire dangereux pour la bonne constitution de l’âme (Platon, République, X), mais une nécessité vitale. Non seulement pour nous autres humains, mais pour tous les phénomènes vivants. L’affirmation a de quoi surprendre : la vie est de part en part artistique.

« A quelle profondeur l’art pénètre-t-il dans l’intimité du monde ? Et y a-t-il, à côté de l’ »artiste », encore des forces artistiques ? » Cette question était, comme on sait, mon point de départ : et j’ai répondu oui à la seconde question ; et à la première « le monde lui-même n’est rien d’autre qu’art. » (FP, Automne 1885-automne 1886, 2[119])

Voici le changement de paradigme : l’univers est de fond en comble esthétique. Pas le fruit du hasard, la création d’un Dieu architecte, l’auto-fabrication physico-chimique d’objets matériels finalement remplaçables par une fabrication technologique, mais l’œuvre de puissances artistiques : « Le monde en tant qu’œuvre d’art qui s’engendre elle-même » (2[114]), relève Nietzsche dans une formule d’autant plus gênante qu’elle renoue avec bon nombre de traditions ancestrales, dites primitives. En une phrase, la révolution de Nietzsche consiste en la reconnaissance que toute vie – humaine et non humaine – repose sur de mystérieuses forces sensibles, artistiques, créatrices d’apparences qui viennent surmonter la douleur et la mort qui grondent au fond de tout. Tel est le point de départ, à ce jour manqué, de la philosophie de Nietzsche.

Il convient de le retenir et de le valoriser : tout phénomène est expressions de puissances artistiques. Nous autres humains y compris ; et même de plus belle. Ce qui nous distingue n’est pas comme le veut la tradition notre raison, notre faculté de connaître, de juger, d’agir selon des principes, mais notre capacité à sentir, créer et… voiler les choses.

La vie doit inspirer confiance : la tâche ainsi posée est monstrueuse. Pour la résoudre, il faut que l’homme soit déjà menteur par nature, il faut qu’il soit plus que tout artiste. Et il l’est aussi : métaphysique, religion, morale, science – rien que des créations de sa volonté d’art, de mensonge, de fuite devant la « vérité », de négation de la « vérité ». (Mai-juin 1888, 17[3])

Si nous sommes plus artistes que n’importe quel autre être vivant, c’est que nous sommes plus affectés par la souffrance et la mort ; affection qui nous rend plus créateurs. Il est difficile de l’admettre, mais il en est bien ainsi : pour avoir confiance en la vie, pour tenir, avancer – ne pas craquer –, nous sommes amenés à créer d’innombrables apparences et fictions. Nietzsche est radical : toutes nos productions, tant personnelles que collectives, réelles que virtuelles, sont des moyens artistiques de survie face à la sombre vérité ; des voiles, des illusions, des mensonges sur nous-mêmes, notre entourage, le monde. C’est énorme. D’autant plus inavouable que nous jouissons plus que jamais de nos constructions, petites et grandes ; finalement à l’échelle de la civilisation. C’est en ce sens que Nietzsche affirme que la métaphysique, la religion, la morale, la science elle-même – si rationnelles, si rassurantes, si efficaces – n’ont rien de vrai, mais sont des fuites, des négations de la vérité ; des productions artistiques qui rendent la vie possible et digne d’être vécue.

Le propos est choquant, mais vaut la peine d’être médité. Il ouvre des perspectives et possibilités prodigieuses. Avec une question lancinante à la clé : celle de la valeur de nos créations. Que valent nos constructions, nos apparences, nos fictions ? Sont-elles bonnes, pour nous, nos semblables, le monde ? Favorisent-elles l’équilibre ? Ou provoquent-elles au contraire des dérèglements ? Nietzsche possède un critère de jugement très strict pour y répondre. Il le dévoile dans ce fragment tardif jamais commenté :

L’erreur est le luxe le plus coûteux que l’homme puisse se permettre ; et quand l’erreur est même une erreur physiologique, alors elle devient mortellement dangereuse. Qu’est-ce que, partant, l’humanité a jusqu’ici payé le plus cher, expié le plus sévèrement ? Ses « vérités » : car celles-ci étaient toutes des erreurs in physiologicis… (Début-été 1888, 16[54])

Reprenons lentement, tant c’est dense, tant c’est décisif. Parmi les innombrables créations que nous sommes amenés à faire pour supporter l’existence – et nous la rendre agréable –, certaines sont erronées, résultats de mauvais choix, de mauvaises interprétations (des situations, des faits, des personnes, de nous-mêmes). A bien y regarder, nous commettons tous les jours un tas d’erreurs. La plupart sans conséquences, tant nous possédons d’outils, de trucs pour nous en sortir ; au point d’en abuser. Mais Nietzsche nous met en garde : la moindre de nos erreurs est dangereuse ; si elle est physiologique, elle l’est même mortellement. Sans l’expliquer davantage, il donne un exemple très surprenant et désagréable pour nos oreilles occidentales : celui de nos vérités.

Rien n’est moins facile à reconnaître. Ce que nous plaçons le plus haut, que nous considérons comme le meilleur, notre but, notre guide – à savoir nos vérités, qu’importe qu’elles soient métaphysiques, religieuses, morales, scientifiques, ou encore journalistiques, personnelles –, est selon lui ce que nous expions le plus sévèrement. Nos vérités sont en effet toutes des erreurs in physiologicis, de funestes mécompréhensions de la phusis.

De la phusis ? Mais qu’est-ce que la phusis ? En quoi nos erreurs à son égard sont-elles de danger mortel ? Le comprendre donne la clé de la révolution de Nietzsche, – et de toute sortie de crise. Phusis est couramment traduit par nature, mais signifie bien davantage. Notre fourvoiement dépasse largement notre rapport à la nature. Comme le relèvent Pierre Hadot dans Le voile d’Isis (Essai sur l’histoire de l’idée de nature) ou Philippe Descola dans Par-delà nature et culture, « nature » provient du latin natura, substantif du verbe nasci, naître ; elle désigne ce qui est né naturellement, en toute indépendance de l’activité humaine. Lié au grec phuein, qui veut dire venir au jour, éclore, phusis exprime plus largement l’ensemble de ce qui apparaît, se dévoile et déploie à la lumière : les plantes, les animaux, tous les phénomènes, nous-mêmes, nos actions, nos œuvres, nos pensées y compris. La phusis n’est pas comme la nature un domaine particulier au sein du monde – opposé à l’art, à l’histoire, à la culture, à la technique –, mais l’ensemble de ce qui émerge, selon Nietzsche artistiquement, à la surface. Or la moindre erreur à son égard – erreur qui n’est autre que ce que les anciens Grecs appellent hubris, démesure, arrogance – est mortellement dangereuse.

Plongé dans les textes de la Grèce archaïque, Nietzsche baigne dans cette entente de la phusis qu’exprime admirablement Héraclite, penseur dont il se dit le plus proche. « La phusis aime à se cacher » (22 B 123 DK), énonce ce dernier au tournant du 5e siècle avant notre ère. L’éclosion entretient une relation d’amour, de jeux, de tensions réciproques avec ce qu’on considère comme son contraire, le retrait. Il en est ainsi de tout ce qu’on a l’habitude d’opposer : la surface est liée à la profondeur, la croissance au déclin, la santé à la maladie. Nous sommes nous-mêmes tous les jours le théâtre de milliards de productions et de destructions. L’un ne va pas sans l’autre, est toujours à l’œuvre avec et dans l’autre, selon divers degrés. Croire qu’il peut en être autrement, que la lumière peut exister sans ombre, la joie sans peine, la vie sans mort est une erreur in physiologicis : une mésinterprétation extrêmement dangereuse de la phusis.

Aux antipodes de nos structures de pensée, Nietzsche écrit : « Il n’y a pas de contraires, mais uniquement des différences de degrés du même » (HHII, II, §67) : de la même vie ou phusis artistique qui se déploie en se retirant, se produit en se détruisant. Si on ne le reconnaît pas, ne l’assume pas, on passe à côté de la révolution de Nietzsche ; et de la réalité de la vie. On a beau croire, beau dire, tout est multidimensionnel, multifactoriel, marqué par le devenir de mille et une luttes et résonances cachées. Nos déterminations sont relatives, nos formalisations réductrices, nos vérités… des erreurs. D’autant plus dangereuses que chacune en implique quantité d’autres, toujours plus grandes et néfastes à la bonne compréhension et au bon équilibre du tout.

Au lieu d’objectiver, de classer comme on a l’habitude de le faire – par éducation, par réflexe – ce qui nous arrive dans des concepts, des catégories, volontiers binaires, notre tâche est selon Nietzsche de multiplier les perspectives et d’évaluer les apparences : cultiver et valoriser celles qui sont sensibles, physiologiques, artistiques, qui émergent des profondeurs ; éviter et écarter celles qui sont artificielles, superficielles, liées à nos seules idées. Pour finalement « laisser résonner l’harmonie du monde » (PTG, 3) en nous et en-dehors de nous. Avec Héraclite, la sagesse est de « dire et produire le vrai selon la phusis, en l’écoutant » (22 B 112 DK) : exprimer et accompagner le plus productivement possible les forces artistiques qui nous traversent.

Tout cela est tellement évident pour le poète, musicien et chercheur Nietzsche qu’il ne le thématise pas ; tellement incongru pour la plupart qu’elle passe à côté. Pourquoi ? Parce qu’il y a 2400 ans, à une époque semblable à la nôtre, marquée par les crises, les maladies, la guerre, la peur, un homme d’une immense sensibilité et intelligence, assoiffé de clarté et de stabilité, a commis la pire des erreurs in physiologicis, fondatrice de notre connaissance et de notre tradition. A Athènes, au 4e siècle avant J.-C., Platon a divisé les choses en deux : distingué logiquement l’éclosion du retrait, la présence de l’absence, le bon du mauvais, le beau du laid ; valorisé dialectiquement l’un aux dépens de l’autre. A tel point qu’il en est venu à découvrir – ou à créer, artificiellement, selon Nietzsche –, par-delà les phénomènes de de la phusis, dans sa prodigieuse pensée, métaphysique, un monde de toute beauté, bonté et vérité : celui, théorique, rationnel, moral, des Idées. Monde idéal d’un tel attrait, d’une telle brillance et stabilité qu’il devient la jauge et mesure de quiconque en est touché. Aujourd’hui de manière systématisée, mondialisée par l’éducation, la science, la technologie, l’information, le divertissement, la publicité, les réseaux sociaux, et même la guerre.

Conséquence : le caché, l’obscur, l’ambigu, le sensible, l’artistique – et de surcroît le multiple, le problématique, la souffrance, le déclin, la mort – sont expulsés de nos pensées, écartés de nos vies. Alors qu’ils en sont la ressource-même : « Gardons-nous de dire que la mort est opposée à la vie. Le vivant n’est qu’un genre du mort, et un genre très rare » (GS, III, §109). Cette vérité physiologique, Nietzsche l’appelledionysiaque, tragique, au sens de la tragédie grecque jouée en l’honneur de Dionysos, le grand artiste de la vie et de la mort. Dionysos, noyau générateur de ce qui se joue à la surface ; formidable clé pour comprendre Nietzsche, sa révolution, notre monde – et nous engager pour une humanité plus respectueuse des nuances et exigences de la vie.

Pourquoi le Dionysos de Nietzsche n’a-t-il pas été pris au sérieux ? D’abord parce qu’il s’agit d’un dieu. Notre idéalisme – devenu objectiviste, positiviste, techno-scientifique – est si englobant, si efficace, prétendument si libre aussi, qu’on ne s’intéresse aux forces surhumaines que pour mieux s’en débarrasser ou les exploiter. Dionysos est d’autant plus évincé qu’il est ancien et déborde nos structures. Masculin, puissant, sec et sonnant, il est à la fois féminin, humide et embrassant. Il incarne la multiplicité, le masque, le jeu, la pulsivité de la vie, les mystérieux cycles et sucs de la génération, de la fermentation, de la production – et de l’incontournable destruction qui va de pair. On le réduit au dieu du vin, mais il est le maître du banquet, de l’enthousiasme ; le patron de la tragédie, de la danse, de la transe, de l’équilibre sauvage et précaire de la phusis artistique.

Il figure la surabondance, la transgression, la magie, la métamorphose, les forces printanières qui secouent la nature de désir et de plaisir ; l’ivresse, le délire extatique qui fait perdre raison et identité. Il intervient partout où la vie manque de mouvement, d’air et de jeu. Il est une terrible menace pour nos connaissances, nos idées, nos vérités, notre morale, nos institutions ; d’autant plus détesté qu’il dispose d’infinis tours et détours pour rétablir l’équilibre. Quitte à engendrer les pires crises et folies, les plus atroces violences et maladies s’il le faut.

Dès que Dionysos émerge dans la pensée du jeune Nietzsche, il en est impressionné, enthousiasmé. A tel point qu’il ne cesse de s’en occuper. D’abord naïvement, au grand jour, dans ses premiers textes, académiques. Puis durant plus de dix ans dans l’ombre, tant la réception de ses travaux est mauvaise. Enfin de nouveau de plus en plus ouvertement et librement. Jusqu’à en être emporté. A mi-parcours, Nietzsche se demande, lucide et inquiet :

Mes lecteurs trouveront-ils goût à une seule et unique pensée reprise sous des centaines de milliers de variantes et d’éclairages ? Mais c’est une exigence de la santé générale (…). (FP, Été 1880, 4[318])

Pensée révolutionnaire dont le fil présente un chemin inédit, plus aisé et salubre que nul autre à travers l’ensemble de l’œuvre, des figures et concepts clés de Nietzsche. Et qui offre des perspectives et réponses insoupçonnées aux peurs, problèmes et dangers de notre temps.