« Que faire quand on est dans l’impasse ? Quand tout s’emballe et chavire ? Quand nos efforts, au lieu de réduire les déséquilibres, les amplifient bien plutôt ? Quand nos crises – qu’elles soient personnelles, sociales, économiques, politiques, écologiques, énergétiques, voire sanitaires – s’avèrent structurelles, systémiques ? Il n’y a qu’une issue : mettre un sabot d’arrêt dans la roue du temps, interroger les présupposés et laisser les phénomènes se déployer à nouveaux frais. Comme l’enseigne Friedrich Nietzsche à la fin du 19e siècle, – dans l’indifférence et l’incompréhension générales.
Quelque 125 ans après sa mort, Nietzsche a beau être un des philosophes les plus stimulants et commentés de l’histoire, il demeure incompris. On continue à passer à côté du noyau générateur de son œuvre et de l’immense révolution qu’il accomplit : un changement de paradigme monstre, civilisationnel, qui repose sur la sensibilité, l’art et le bon sens écartés par notre tradition rationnelle-morale. »
C’est ainsi que commence notre livre intitulé Nietzsche, Dionysos et nous. Manifeste pour une révolution de pensées, 20 ans après notre thèse de doctorat Nietzsche et Dionysos. Essai généalogique de la pensée philosophico-esthétique de Nietzsche (Université de Lausanne, 2005, Prix de faculté). Vous en trouvez ci-dessous sa Table des matières, la Liste des personnages et son Ouverture.
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AVERTISSEMENT
OUVERTURE
– Platonisme inversé
– Phusis versus hubris
– Noyau générateur
IRRUPTION DE DIONYSOS
APOLLON CONTRE DIONYSOS
– Apollon, le rêve, les arts plastiques
– Dionysos, l’ivresse, la musique
– Fourvoiement occidental
– Développement des deux pulsions
SOCRATE CONTRE DIONYSOS
– Euripide et le socratisme esthétique
– Socrate et la tendance socratique
– Le socratisme et ses conséquences
WAGNER ET DIONYSOS
AMBIGUÏTÉS DE LA NAISSANCE…
FACES ET LUTTES CACHÉES
CONSIDÉRATIONS INACTUELLES
– Le philistin de la culture
– Éducation à l’art et à la vie
– Wagner porteur de feu
TOURNANT SCIENTIFIQUE
– Rupture avec Wagner et Schopenhauer
– Orientation scientifique
– Changement de style
– Chimie des représentations et sentiments
– Homme fou, nihilisme et esprit libre
– Incipit tragœdia !
L’ÉVÉNEMENT ZARATHOUSTRA
– L’esprit libre retourne parmi les hommes
– L’enseignement du surhomme
– Éternel retour et volonté de puissance
DIONYSOS LIBÉRÉ
RETOUR DE DIONYSOS
– De la métaphysique à la physiologie
– Dionysos contre le Crucifié
– Faire de soi un œuvre d’art
DIONYSOS, ARIANE ET NOUS
– Le fil d’Ariane
– Épiphanie
Nietzsche (1844-1900) : philologue-philosophe-artiste qui dévoile nos vérités comme de dangereuses erreurs et reconnecte la pensée à la vie.
Dionysos : dieu artiste de l’ivresse de la vie et de la mort ; clé de lecture inouïe pour comprendre Nietzsche, notre monde, nos erreurs.
Nous : Occidentaux tardifs trop satisfaits de nos idées, notre raison, nos progrès, nos avantages pour reconnaître et corriger les déséquilibres qu’ils engendrent.
Platon (428-348) : artiste-philosophe fondateur de notre tournant de pensée métaphysique, idéaliste, dualiste.
Héraclite (510-450) : physiologiste qui exprime la vie comme union des contraires et enfantin jeu divin.
Wagner (1813-1883) : compositeur qui laisse augurer la renaissance de l’œuvre d’art suprême qu’est la tragédie.
Prométhée : titan enchaîné à un rocher pour avoir dérobé le feu aux dieux et l’avoir amené aux hommes.
Apollon : dieu artiste de la belle forme, de la belle apparence qui rend la vie possible et digne d’être vécue.
Muses : déesses inspiratrices de la mémoire, du savoir et de la sagesse.
Schopenhauer (1788-1860) : philosophe qui situe le fondement des phénomènes non pas dans une volonté raisonnable, mais dans une volonté aveugle et assoiffée.
Silène : satyre qui considère la vie comme tellement douloureuse que le bien suprême est de na pas être né ; et le second des bien de mourir bientôt.
Euripide (480-406) : premier poète sobre, convaincu que beauté, bonté et rationalité vont de pair.
Socrate (470-399) : ami d’Euripide, maître de Platon ; initiateur du rationalisme philosophico-scientifique et moral.
Penthée : roi de Thèbe que l’aspiration outrée à l’ordre et à la raison conduit à être démembré par sa mère.
David Strauss (1808-1874) : historien-théologien universitaire, symbole du « philistin de la culture » ; expert en scientificité, culture générale et faux-semblant érudit.
Homme fou : annonciateur de la « mort de Dieu », du « nihilisme » ; du néant qu’est somme toute l’idée suprême.
Diogène (413-327) : penseur cynique qui cherche en plein midi, une lanterne à la main, un homme, un vrai, non aveuglé par les lumières platoniciennes.
Surhomme : être humain qui a surmonté l’idéalisme et appris à vivre la vie tragique en artiste.
Esprit libre : esprit qui s’est libéré des chaînes rationnelles-morales et accompagne joyeusement les forces de vie.
Zarathoustra : prophète de l’affirmation sans réserve de la vie en sa vérité tragi-comique, comme volonté de puissance et éternel retour du même.
Crucifié (-7/5-30/33) : logos socratique fait chair, mort sur la croix pour expier nos peines et ressusciter comme preuve de l’existence de l’Au-delà.
Paul (8-67) : apôtre qui relate l’histoire du Crucifié et initie ainsi la tendance chrétienne-morale.
Ariane : princesse dont le fil permet à ses deux amants, Thésée et Dionysos, le premier de sortir du labyrinthe, le second de se reconnaître en elle comme dans un miroir.
Thésée : héros qui tue le Minotaure et s’aveugle dans le fantasme d’un monde idéal et d’un amour absolu.
Que faire quand on est dans l’impasse ? Quand tout s’emballe et chavire ? Quand nos efforts, au lieu de réduire les déséquilibres, les amplifient bien plutôt ? Quand nos crises – qu’elles soient personnelles, sociales, économiques, politiques, écologiques, énergétiques, voire sanitaires – s’avèrent structurelles, systémiques ? Il n’y a qu’une issue : mettre un sabot d’arrêt dans la roue du temps, interroger les présupposés et laisser les phénomènes se déployer à nouveaux frais. Comme l’enseigne Friedrich Nietzsche à la fin du 19e siècle, – dans l’indifférence et l’incompréhension générales.
Quelque 125 ans après sa mort, Nietzsche a beau être un des philosophes les plus stimulants et commentés de l’histoire, il demeure incompris. On continue à passer à côté du noyau générateur de son œuvre et de l’immense révolution qu’il accomplit : un changement de paradigme monstre, civilisationnel, qui repose sur la sensibilité, l’art et le bon sens écartés par notre tradition rationnelle-morale. En 1873, Nietzsche écrit :
Dans un quelconque coin perdu de l’univers qui s’écoule en scintillant dans d’innombrables systèmes solaires, il y eut une fois un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ »histoire universelle » : mais cependant qu’une minute. Après quelques souffles de la nature, l’astre se figea et les animaux intelligents durent mourir. (PTG, Vérité et mensonge au sens extra-moral, §1)
On s’accorde aujourd’hui pour dire que la terre est apparue il y a 4,6 milliards d’années, parmi des centaines de milliards d’étoiles, dans une des centaines de milliards de galaxies. Que les premières traces de vie remontent à 3,8 milliards d’années, la lignée humaine à 7 millions d’années, l’homo sapiens à 300’000 ans. Qu’avec lui a émergé l’intelligence et, il y a deux millénaires et demi, notre forme de connaissance, qui a donné lieu à la philosophie, à la science, à la technique, aux incroyables progrès dont nous jouissons tous les jours davantage. Et aux terribles dérèglements qui vont de pair.
Nietzsche est un des premiers à tirer la sonnette d’alarme : « Une vision du monde dévoyée et optimiste déchaîne finalement toutes les abominations », note au tout début de son parcours le jeune professeur de philologie de l’Université de Bâle (FP, 1871, 9[26]). Notre tournure d’esprit, notre rapport au monde, à la nature, aux autres, à nous-même, nous conduisent droit dans le mur. L’heure est venue de le reconnaître et de corriger le tir. « Il m’arrive de contempler ma main en songeant que j’ai dans ma main le destin de l’humanité – : je la brise de manière invisible en deux parties, avant moi, après moi… » (Début 1888-début janvier 1889, 25[5]), écrit Nietzsche, d’autant plus convaincu qu’il est porté par une découverte prodigieuse : « Vous vouliez attraper un poisson et avez lancé votre filet dans la mer. Mais voilà que vous en avez retiré la tête d’un dieu antique », raconte-t-il dans un carnet (FP, Été 1883 13[12]) : Dionysos, dieu artiste de la vie et de la mort, des forces cachées, du mystère de l’existence. Clé de lecture inouïe pour comprendre son œuvre, notre monde, nos erreurs. Et faire en sorte que les choses changent. La philosophie n’est pas que scientificité, culture générale ou développement personnel.
Si on est jusqu’ici passé à côté de la révolution de Nietzsche, c’est qu’on l’a lu trop vite et avec des idées reçues. D’une manière générale on n’a pas tenu compte du musicien, du poète et du spécialiste de la Grèce ancienne qu’il est d’abord et avant tout. On a négligé la sensibilité, la souffrance et la mort sur lesquelles reposent ses lignes ; délaissé Dionysos et les mystérieuses puissances artistiques dont il se réclame ; omis le dialogue qu’il entretient avec la tradition, avant tout Platon ; manqué l’évolution et la cohérence de son propos, de son premier livre, La naissance de la tragédie (1872), à ses ultimes Dithyrambes de Dionysos (1889). Le tout en mésinterprétant sa fin tragique dans la folie. Pour finalement rester prisonnier du tournant de pensée que son travail vise justement à surmonter.
Platonisme inversé
Alors qu’il prépare son premier livre, Nietzsche écrit : « Ma philosophie, platonisme inversé : plus loin on est de l’étant véritable <l’idée, l’être>, plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme but » (FP, 1870-1871-I, 7[156]). Le jeune helléniste se situe aux antipodes de notre tradition idéaliste fondée par Platon. Il inverse l’ordre établi : au lieu d’aspirer à une vérité intelligible, il valorise les apparences sensibles. Le but de l’existence ne réside pas dans la découverte, la contemplation et la réalisation d’idées, mais dans la juste relation aux phénomènes tels qu’ils apparaissent ici et maintenant. Le propos est tellement inhabituel qu’on ne le prend pas au sérieux.
À l’autre bout de son cheminement, Nietzsche est sardonique : « Il est indigne pour un philosophe de dire : le bien et le beau sont un : s’il y ajoute « également le vrai », il faut le bastonner » (Printemps-été 1888, 16[40]). Bonté, beauté et vérité ne vont pas de pair. La vie est grevée de lutte, de souffrance et de mort. D’où l’importance des apparences. « La vérité est laide : nous avons l’art afin de ne pas sombrer face à la vérité ». L’art, l’apparence, l’illusion n’est pas, comme l’enseigne Platon (République, X), un jeu d’enfant, dénué de sérieux, voire dangereux pour la bonne constitution de l’âme humaine, mais une nécessité inhérente à la vie :
« À quelle profondeur l’art pénètre-t-il dans l’intimité du monde ? Et y a-t-il, à côté de l’ »artiste », encore des forces artistiques ? » Cette question était, comme on sait, mon point de départ : et j’ai répondu oui à la seconde question ; et à la première « le monde lui-même n’est rien d’autre qu’art. » (FP, Automne 1885-automne 1886, 2[119])
Tel est le changement de paradigme : l’univers est de fond en comble artistique. Pas le fruit du hasard, la création d’un Dieu architecte, l’auto-fabrication physico-chimique d’objets matériels, finalement remplaçables par une fabrication technologique – comme l’imaginent les animaux intelligents –, mais le produit de puissances artistiques : « Le monde en tant qu’œuvre d’art qui s’engendre elle-même » (2[114]), écrit Nietzsche dans une formule d’autant plus dérangeante qu’elle fait écho à bon nombre de traditions ancestrales, dites primitives. Toute vie, toute existence repose sur de mystérieuses forces sensibles, créatrices d’apparences, qui viennent surmonter la douleur et la mort qui grondent au fond de tout. Il n’en va pas autrement pour la vie humaine. Notre raison elle-même – la faculté de connaître, de juger, d’agir selon des principes, des concepts – provient de notre capacité à sentir, à créer et à… voiler la réalité.
La vie doit inspirer confiance : la tâche ainsi posée est monstrueuse. Pour la résoudre, il faut que l’homme soit déjà menteur par nature, il faut qu’il soit plus que tout artiste. Et il l’est aussi : métaphysique, religion, morale, science – rien que des créations de sa volonté d’art, de mensonge, de fuite devant la « vérité », de négation de la « vérité ». (Mai-juin 1888, 17[3])
Plus la souffrance est grande, plus le déclin, la mort nous affectent, plus nous sommes artistes, créateurs, menteurs. Il est difficile de l’admettre, mais il en est bien ainsi : pour avoir confiance en la vie, pour avancer – ne pas craquer –, nous ne cessons de créer des fictions. Toutes nos productions, tant personnelles que collectives, réelles, idéelles et virtuelles, sont des moyens artistiques de survie face à la sombre vérité ; des voiles, des illusions, des mensonges sur nous-même, notre entourage, le monde. Le constat est d’autant plus troublant que nous jouissons de nos constructions, petites et grandes ; de nos jours à échelle planétaire. C’est en ce sens que Nietzsche affirme que la métaphysique, la religion, la morale, la science (il ajouterait aujourd’hui la technique, l’intelligence artificielle) – pourtant si rationnelles, si efficaces – n’ont rien de vrai, mais sont des fuites, des négations de la vérité ; des fictions qui rendent la vie possible et digne d’être vécue.
Le propos ouvre des perspectives vertigineuses. Avec une question lancinante à la clé : celle de la valeur de nos créations. Que valent nos productions, nos apparences ? Sont-elles saines, pour nous, nos semblables, le monde ? Favorisent-elles l’équilibre ? Ou provoquent-elles au contraire des dérèglements ? Nietzsche possède un critère très strict pour y répondre :
L’erreur est le luxe le plus coûteux que l’homme puisse se permettre ; et quand l’erreur est même une erreur physiologique, alors elle devient mortellement dangereuse. Qu’est-ce que, partant, l’humanité a jusqu’ici payé le plus cher, expié le plus sévèrement ? Ses « vérités » : car celles-ci étaient toutes des erreurs in physiologicis… (Début-été 1888, 16[54])
Reprenons lentement, tellement c’est dense, tellement c’est décisif. Parmi les innombrables créations que nous sommes amenés à faire pour supporter l’existence – et nous la rendre agréable –, certaines sont erronées, résultats de choix fallacieux, d’interprétations fautives (des situations, des faits, des personnes, de nous-même). À bien y regarder, parmi toutes les fictions que nous créons, jour après jours, nous commettons quantité d’erreurs. La plupart sans conséquences, tant nous possédons de réflexes, d’outils, de trucs pour nous en sortir ; au point d’en abuser… Mais Nietzsche nous met en garde : toutes nos erreurs sont dangereuses. Et si elles sont physiologiques, elles le sont même mortellement. Sans l’expliquer davantage, il prend pour exemple ce que nous plaçons le plus haut : nos vérités. Or ces dernières sont précisément ce que nous payons le plus cher. Car toutes nos vérités sont des erreurs in physiologicis, autrement dit des mécompréhensions de la phusis.
Mais qu’est-ce que la phusis ? Et en quoi notre fourvoiement à son égard est-il mortellement dangereux ? Le comprendre donne la clé de la révolution de Nietzsche ; et de toute sortie de crise. Le mot grec phusis est couramment traduit par nature, mais signifie davantage. Nos erreurs dépassement notre rapport à la nature.Comme le rappelle Pierre Hadot, dans Le voile d’Isis (Essai sur l’histoire de l’idée de nature), le terme « nature » provient du latin natura, substantif du verbe nasci, naître. Il désigne ce qui est né indépendamment de l’activité humaine : la nature naturante (natura naturans). Lié au grec phuein, qui veut dire venir au jour, éclore, phusis exprime plus largement l’ensemble de ce qui vient à la lumière : les plantes, les animaux, les phénomènes ; y compris nous-même, nos actions, nos œuvres, nos pensées. La phusis n’est pas comme la nature un domaine particulier au sein du monde – opposé à l’art, à l’histoire, à la culture, à la science, à la technologie –, mais le mouvement d’éclosion artistique propre à tout vivant, des fonds marins aux étoiles. Dévoilement mystérieux, à l’égard duquel la moindre erreur que nous commettons est fatale. Erreur que les anciens Grecs ont appelée hubris : démesure,arrogance, survalorisation de soi. Ce qui, dans notre conduite, met à mal l’équilibre général, transgresse la juste part qui nous revient. Ce contre quoi mettent en garde les poètes, les chanteurs, les sages, toutes les personnes qui nous permettent de trouver notre place, notre rôle, notre tâche au sein du monde.
Plongé dans les textes de la Grèce ancienne, Nietzsche baigne dans cet horizon « phusique », qu’exprime notamment Héraclite, le penseur dont il se dit le plus proche. « La phusis aime à se cacher » (22 B 123 DK) : l’éclosion entretient une relation d’amour, de jeux, de tensions réciproques avec ce qu’on considère comme son contraire, le retrait. La surface est liée à la profondeur, la croissance au déclin, la santé à la maladie, le jour à la nuit. L’un est indissociable de l’autre, à l’œuvre avec et dans l’autre. Croire qu’il peut en être autrement, que la lumière peut exister sans ombre, l’amour sans haine, la joie sans peine, la vie sans mort est une funeste mésinterprétation de la phusis, une hubris.
Aux antipodes de nos structures de pensée, Nietzsche indique : « Il n’y a pas de contraires, mais uniquement des différences de degrés du même » (HHII, II, §67) : de la même phusis artistique qui se déploie en se retirant, se produit en se détruisant. Si on ne le reconnaît pas, ne l’assume pas, on passe à côté de la révolution de Nietzsche. Et de la réalité de la vie. On a beau dire, beau faire, tout est sensible, multidimensionnel, multifactoriel, marqué par le devenir artistique de mille et une rivalités et résonances cachées. Nos déterminations sont relatives, nos formalisations réductrices, nos vérités… des erreurs. D’autant plus dangereuses que chacune en implique quantité d’autres, toujours plus grandes et toujours plus néfastes au bon équilibre et à la bonne évolution du tout.
Au lieu d’objectiver, de classer – comme on a l’habitude de le faire, par réflexe, par éducation – ce qui nous arrive dans des concepts, des catégories, notre tâche est selon Nietzsche de multiplier les perspectives et d’évaluer les apparences : cultiver et valoriser celles qui sont sensibles, physiologiques, artistiques, qui émergent des mystérieuses profondeurs de la vie ; éviter et écarter celles qui sont artificielles, superficielles, liées à nos seules idées et prétentions humaines. Pour finalement « laisser résonner l’harmonie du monde » (PTG, §3) en nous et hors de nous. Avec Héraclite, la sagesse est de « dire et produire le vrai selon la phusis, en l’écoutant » (22 B 112 DK) : exprimer et accompagner le plus productivement possible les forces artistiques qui nous constituent.
Tout cela est tellement évident pour le philologue et poète Nietzsche qu’il ne le thématise pas ; tellement incongru pour le lecteur qu’il passe à côté. Pourquoi ? Parce qu’il y a 2400 ans, à Athènes, à une époque semblable à la nôtre, marquée par les crises, les maladies, les guerres, les peurs, un homme d’une immense sensibilité et intelligence, assoiffé de clarté et de stabilité, a commis la pire des erreurs in physiologicis, fondatrice de notre tradition. Au 4e siècle avant J.-C., Platon a divisé le monde en deux : distingué logiquement l’éclosion du retrait, la présence de l’absence, la clarté de l’obscurité, le bon du mauvais, le beau du laid ; valorisé dialectiquement l’un aux dépens de l’autre. À tel point qu’il en est venu à découvrir – selon Nietzsche à créer –, par-delà les phénomènes de la phusis, dans sa prodigieuse pensée, un monde métaphysique de toute beauté, bonté et vérité : celui, théorique, rationnel, des idées morales. Monde idéal d’un tel attrait, d’une telle beauté et constance qu’il devient la jauge et mesure de quiconque en est touché. Aujourd’hui de manière systématisée, mondialisée par l’éducation, la science, la technique, l’information, le divertissement, la publicité, les réseaux sociaux.
Conséquence : le caché, l’obscur, l’ambigu, le sensible, l’artistique – et de surcroît le multiple, le problématique, la souffrance, le déclin, la mort – sont expulsés de nos pensées, écartés de nos vies. Alors qu’ils en sont la ressource-même : « Gardons-nous de dire que la mort est opposée à la vie, écrit Nietzsche. Le vivant n’est qu’un genre du mort, et un genre très rare » (GS, III, §109). Cette vérité physiologique, Nietzsche l’appelle dionysiaque, tragique, au sens de la tragédie grecque, jouée en l’honneur de Dionysos, noyau générateur de ce qui se joue à la surface ; formidable clé pour comprendre Nietzsche, sa révolution, notre monde, nous-même – et nous engager pour une humanité plus respectueuse des nuances et exigences de la vie.
Pourquoi le Dionysos de Nietzsche n’a-t-il pas été pris au sérieux ? D’abord parce qu’il s’agit d’un dieu. Notre vision du monde – au fil des siècles devenue subjectiviste, objectiviste – est si englobante, si efficace, prétendument si libre aussi, qu’on ne s’intéresse aux forces surhumaines que pour mieux les exploiter. Dionysos est d’autant plus évincé qu’il est ancien, surabondant et mystérieux. Tellement que Nietzsche lui-même ne s’est jamais aventuré à le présenter en bonne et due forme.
Dionysos est le plus jeune des Olympiens, fils de Zeus et de Sémélé. Zeus, le dieu suprême, qui figure la souveraineté, l’autorité, l’ordre du monde ; et la princesse Sémélé, fille de Cadmos, le légendaire roi fondateur de Thèbes, et d’Harmonie, elle-même fille d’Arès, le dieu de la guerre, et d’Aphrodite, la déesse de l’amour. En plus d’être mi-dieu mi-homme, fruit de l’union des contraires, Dionysos a pour particularité d’être né deux fois : du ventre de sa mère, puis de la cuisse de Zeus – ou de Jupiter, comme on le dit depuis les Romains. L’histoire est fameuse : enceinte, Sémélé est poussée par Héra, l’épouse jalouse de Zeus, à demander à son divin amant de se montrer dans toute sa brillance. Avec pour conséquence d’être foudroyée. Pour sauver son rejeton, Zeus arrache le fœtus du brûlant ventre de sa mère, le lave dans les eaux pures de Thèbes, et le place dans sa cuisse, où il termine sa gestation.
Dionysos incarne les forces cachées, le mystère de la vie et de la mort : la génération, l’éclosion, la production, en même temps que le retrait, le déclin, la décomposition. Il est le dieu de l’étonnante alliance et tension entre ce que nous considérons comme des opposés : le jour et la nuit, le plaisir et la souffrance, la joie et la peine. Il est le dieu artiste de la nature comme phusis : éclosion créatrice à la lumière à partir de la dissolution dans l’ombre. Aussi, il est le dieu du masque, du jeu, des étranges pulsions, cycles et sucs de la génération, de la fermentation, de la production – et de l’incontournable destruction qui va de pair. On le réduit au dieu de la vigne, du vin, de l’ivresse, de la débauche sexuelle, mais il est le maître du banquet, de l’enthousiasme, de la danse, de la transe, le patron de la tragédie, de la mystérieuse cohérence et harmonie de la vie.
Les attributs de Dionysos sont si nombreux, sa nature si multiple, ses forces si débordantes qu’il n’entre dans aucune de nos catégories de pensée. Masculin, puissant, sec et sonnant, il est à la fois féminin, humide et embrassant. Il figure la métamorphose, les forces printanières qui secouent la nature de désir et de plaisir ; le délire extatique qui fait perdre raison et identité. Il est le dieu de l’ailleurs, de la marge, de la transgression ; la figure de l’autre, de l’étranger au cœur de nous-même. Il intervient partout où la vie manque de mouvement, d’air, de jeu. Aussi est-il une terrible menace pour nos connaissances, nos idées, nos vérités, notre morale, nos institutions. D’autant plus détesté qu’il dispose d’infinis tours et détours pour rétablir l’équilibre. Quitte à engendrer les pires folies, les plus atroces violences et maladies.
Dès que Nietzsche découvre Dionysos, il en est saisi, enthousiasmé. À tel point qu’il ne cesse de s’en occuper. D’abord naïvement, au grand jour, dans ses premiers textes, philologiques, académiques. Durant plus de dix ans ensuite dans l’ombre, tant la lecture et la réception de ses travaux est mauvaise. Puis de nouveau de manière de plus en plus ouverte et libre. Pour finir par en être emporté. À mi-parcours, il se demande, lucide et inquiet :
Mes lecteurs trouveront-ils goût à une seule et unique pensée reprise sous des centaines de milliers de variantes et d’éclairages ? Mais c’est une exigence de la santé générale […]. (FP, Été 1880, 4[318])
Pensée révolutionnaire, dont le suivi attentif du fil n’offre pas seulement une compréhension inédite des figures, des concepts et de l’évolution de Nietzsche, mais encore des perspectives et réponses insoupçonnées aux problèmes et dangers de notre temps.