« L’ART DU PORTRAIT » EST LE DERNIER CHAPITRE DE PORTRAITS DE FEMMES, livre de Pietro Citati, publiĂ© en 1992 (chez RCS Rizzoli – Milan), traduit en 2001 par Brigitte PĂ©rol (chez Gallimard).
Pietro Citati : le maĂ®tre par excellence de la critique littĂ©raire. D’une critique littĂ©raire non pas de la rĂ©ception (objectivation et manipulation des textes), mais de la production (en mĂŞme temps analyse et prolongation des mystĂ©rieuses forces qui traversent auteurs et livres). Critique phusique, s’il en est.
« L’art du portrait » en est l’exposition. Le texte est relativement long (pour un article sur Internet), mais de bout en bout dĂ©licieux et stimulant pour l’ami du lento et de la phusis dionysiaque. Vous allez vous rĂ©galer !
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Pietro Citati, Portraits de femmes, « L’art du portrait », Gallimard, 2001
Je n’ai jamais envié un artiste autant que le peintre qui peint sur le vif le portrait d’une femme, d’un homme ou d’un groupe d’enfants silencieux. Si merveilleux que soient une nature morte, une composition religieuse ou le jeu des couleurs pures, il me semble que le portrait exprime l’essence de la peinture. Voici un homme qui parfois se défend, se masque, entretient sur lui-même des idées illusoires – et devant lui un autre homme, infiniment tendre et cruel, qui poursuit la vérité sans le savoir. Bien souvent, il n’a jamais parlé avec le roi, la duchesse, le bourgeois ou le mendiant dont il fait le portrait. Mais grâce à quelques question judicieuses, en observant ce qui se cache derrière cette prunelle verte, ou ce qu’expriment cette lèvre pendante, ce nez arrogant, la teinte terreuse et si désespérée de ce visage, voici que de la violence impétueuse ou de la méticuleuse précision de ses couleurs jouant avec des lumières et des ombres, il fait vivre un être humain, cet être humain, unique et sans équivalent parmi des millions de personnes qui semblent pareilles à lui.
La condition du portraitiste historique et littéraire est beaucoup moins enviable. Certes la passion de connaître un individu qui inspire Plutarque et Sainte-Beuve n’est pas moins ardente que celle qui anime Titien, Van Dyck, Gainsborough, Fra Galgario ou Goya. Comme les grands peintres qui n’ignorent pas une ride de leur modèle, Plutarque et Sainte-Beuve connaissent toutes les traditions historiques, les souvenirs laissés par les contemporains, les lettres, les journaux intimes, les observations et les commentaires inspirés par celui qu’ils entendent représenter. Avec quelle ardeur ils s’efforcent de reconstruire les derniers moments qu’Antoine et Cléopâtre passèrent à Alexandrie, quand dans la nuit on entendit les sons harmonieux et les cris d’une troupe de bacchantes qui s’éloignait (c’est alors que Dionysos les abandonna) ! Ou les prières de Saint-Cyran et de mère Angélique dans la vieille abbaye de Port-Royal ! Mais à la différence des peintres, ils n’ont pas sous les yeux le modèle vivant, qui se révèle dans un soudain mouvement des yeux. Ils travaillent de seconde main, sans accorder une pleine confiance aux témoignages indirects.
Aussi le portraitiste littéraire s’efforce-t-il de consacrer à la réalité lointaine et lacunaire de son modèle une attention toujours présente, toute sa délicatesse et sa souplesse psychologique, un instinct de policier sur les traces d’un criminel ; et sa main devient tout à la fois nerveuse à l’extrême et privée de nerfs, afin de suivre chaque mouvement de cette âme. Si le peintre use de toutes les couleurs de sa palette, il emploie, lui, les instruments de la psychologie de chaque époque. Il n’en néglige pas un seul : les psychologies platonicienne, aristotélicienne ou stoïque, celles des âges classiques ou romantiques, ou encore les suggestions de la psychologie analytique. Il observe les livres, les structures et le style des livres, pour les transformer en touches de couleur. Mais ce n’est pas un spécialiste, ni de la psychologie ni du style. Sa tâche est de tracer le portrait d’un personnage, non de construire une science. Aussi use-t-il des instruments psychologiques et stylistiques avec prudence et légèreté, une sorte d’indifférence ironique, comme si le surmoi, le complexe d’Œdipe, une triade d’adjectifs ou un récit à la première personne n’étaient que les couleurs – une ténébreuse couleur pourpre, un vert strident – de son portrait.
Le portraitiste littéraire fait très rarement poser son personnage. Il le laisse se déplacer dans une pièce, ou sur le fond indéterminé de la nature – et devient beaucoup plus mobile que lui, se déplaçant, le saisissant sous tous les angles, le surprenant dans un moment d’abandon, passant des laques à la légère touche de l’aquarelle, ou au burin, au clair-obscur. Il sait bien que peindre Montaigne, Pascal, Kafka ou Proust n’a rien de commun avec l’exercice quotidien du dessin où l’on se peint soi-même ou son voisin. Nous sommes, nous, un fouillis de fragments psychologiques ; alors que la psychologie d’un grand écrivain est un cosmos unitaire et compact, ou tous les sentiments, les impulsions, les fantaisies, les yeux, le nez, les marques du visage sont en relation les uns avec les autres, si bien que chaque couleur résonne dans les autres couleurs. Parmi les témoignages infinis dont il dispose, lui qui ne travaille qu’avec des détails cherche le détail exact : Manzoni qui marche à pas lents parmi les buissons de sa villa de Brusuglio, précipitant les araignées dans les filets d’autres araignées – cette touche infime, réchappée des oublis de l’Histoire, qui peut lui révéler l’essence ineffable d’une personne.
Souvent, il se trompe : mais s’il a trouvé le détail juste, alors tous les autres détails se ressemblent autour de lui. « Peu à peu, on sent naître la ressemblance, disait Sainte-Beuve ; et au jour, au moment où l’on a saisi le tic familier, le sourire révélateur, le pli indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache vainement sous les cheveux déjà grisonnants, à cet instant, l’analyse disparaît sous la création, le portrait parle et vit. » A partir de ce moment, le portraitiste a l’impression de voir. Là , à une distance infinie, au fond de l’Histoire, dans un repli du Ve siècle avant Jésus-Christ ou du XVIIIe ou du XXe siècle de notre ère, quelqu’un bondit à la lumière, vit et bouge, et il n’est aucun de ses gestes qui ne lui appartienne. Dans le royaume de Babylone, Alexandre le Grand se meurt et salue en silence, d’un faible mouvement de la tête et d’un signe des yeux ses soldats qui veulent le revoir pour la dernière fois ; dans un salon de Paris, La Rochefoucauld converse tristement et tendrement avec Mme de La Fayette ; et Kafka arpente les rues de Prague d’un pas léger, légèrement courbé, les mains croisées sur les épaules, oscillant comme si des rafales de vent l’entraînaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre de la rue.
Si les peintres de cour et les portraitistes bourgeois changent continuellement de lieu et de modèle, un jour à Paris, l’autre à Amsterdam, Haarlem ou Londres, les portraitistes littéraires eux aussi multiplient leurs personnages. Ils n’ont pas de maison ; ils fuient perpétuellement, eux-mêmes ou quelque chose ; ils voyagent vers l’ailleurs ; et à mesure qu’ils changent de demeure, ils changent de style, de couleur, de physionomie. Comme le disait leur prince, Sainte-Beuve, tous ont quelque chose du voyageur, du vagabond, du Juif errant, de l’acteur « qui change chaque soir de costume, de visage, de rôle. » Mais Sainte-Beuve ajoutait : « L’esprit doit être chez lui surtout quand il est hors de chez lui. Toujours d’un autre côté, toujours ailleurs, telle est ma devise. » « Si je devais me juger moi-même, je dirais : Sainte-Beuve ne trace pas un portrait sans s’y mirer ; sous le prétexte de dépeindre les autres, ce n’est toujours un profil de lui-même qu’il nous décrit. » Etrange condition : vivre toujours dans l’ailleurs parce que, dans ce jeu de métamorphoses successives, l’on découvre une demeure, qui n’a peut-être jamais existé. En tout cela, comme derrière l’apparente bonhomie souriante de Sainte-Beuve, il y a une extase et une horreur de l’autre : un désir d’expansion et d’absence de limites, que quelque force obscure maintient miraculeusement en équilibre.
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Vient le moment, tout à la fois tragique et bénéfique, où le portraitiste doit abandonner son travail. Il a peint un portrait, parfois avec succès, parfois sans comprendre ; et puis ? Devant lui demeure l’étendue inexplorée de la littérature. Ainsi, il doit abandonner ses rapides coups de pinceau, ses descriptions vraies et imaginaires des sentiments, ses feints portraits de la vérité. Au cours de son enquête, à force de descendre de plus en plus intimement dans les abîmes d’un écrivain, d’écouter certaines confessions secrètes, d’interpréter les pages de quelque journal, il s’est aperçu qu’il avait atteint une région profonde et désolée. Il croit parfois que personne n’a jamais vu ce lieu ; et il lui semble que les sentiments, les frustrations et les complexes, les douleurs, les espoirs qu’il avait vus flotter librement à la surface, se déposent et se concentrent en une masse fine et très dense, comme l’histoire intérieure de la Terre se cristallise dans un diamant. À ce moment précis, il a l’impression que, lentement et soudainement, la psychologie de l’écrivain se transforme en livre.
Si devant ses yeux se dresse le mystère d’un livre, que peut-il faire ? Les grands écrivains, qui sont les seuls vrais critiques, ont tenté de créer, de leurs mots, un parfait équivalent d’une œuvre d’art. Je voudrais rappeler un seul exemple. Entre 1908 et 1909, au moment même où la Recherche naissait en lui, Marcel Proust nous proposa les deux formes possibles de cette critique littéraire : la recréation vivante et la claire analyse. D’une part il écrivit des pastiches de L’affaire Lemoine, parodiant Flaubert et Balzac, Saint-Simon et Sainte-Beuve. Il avait toujours possédé une oreille extrêmement fine, s’agissant de saisir la musique d’un texte : il avait toujours été ventriloque démoniaque, capable d’imiter les gestes et la voix des personnages du grand monde parisien. Cette fois, il accorda son « métronome intérieur » au rythme de chaque artiste : il saisit les traits essentiels de chaque style ; et il les condensa, unissant la précision scientifique et l’esprit grotesque, comme si la parodie était la clé la plus précise pour accéder à l’essence de la réalité. Comme les Parisien de 1908, nous rions nous aussi, aujourd’hui, amusés et presque terrifiés par cet effrayant démontage de l’œuvre d’art ; mais nous ne voyons pas que, parfois, Proust a fait beaucoup plus qu’une parodie. Il a créé une autre œuvre d’art, une autre page de Flaubert, belle comme les plus belles pages de L’éducation sentimentale.
Quelques mois plus tard, pour montrer que la véritable critique littéraire, la claire analyse, était l’aspect extérieur de la recréation vivante, Proust écrivit des essais critiques sur Balzac, Baudelaire, Nerval et Flaubert, compris dans le Contre Sainte-Beuve. Il dit, par exemple : « Dans le style de Flaubert […] toutes les parties de la réalité sont transformées en une même substance, aux vastes surfaces, au scintillement monotone. Aucune trace d’impureté. Les surfaces sont devenues réfléchissantes. Toutes choses s’y reflètent, mais par réflexion, sans en altérer la substance homogène. Tout ce qui était divers a été transformé et absorbé. » Ces quelques lignes sont un admirable équivalent objectif du monde de Flaubert. Elles contiennent l’essentiel de ce qui peut être dit de lui : le noyau d’où rayonne toute critique passée et à venir.
Dans le meilleur des cas, le critique littéraire possède un millionième du talent de Proust ; et il devra renoncer à rivaliser avec ces exemples fulgurants de recréation vivante et de claire analyse. Il ne peut compter que sur la constance, la patience, la dureté quasi maniaque de son attention ; pas un instant il ne peut perdre de vue le livre qu’il étudie, lit, relit et relit et relit encore, en espérant qu’il se lassera de défendre son secret. Si les dieux le protègent, et plus particulièrement le petit Hermès enfant qui est son dieu personnel, lui aussi peut parvenir peut-être à construire son équivalent de l’œuvre littéraire. Tout d’abord, il se représente le texte comme une immense machine, composée de milliers de boulons et de vis presque invisibles. Il décompose cette machine imaginaire ; il subdivise chaque élément, chaque phrase ou image, jusqu’au moment où il a l’illusion d’avoir devant lui, disposés bien en ordre sur la table de mécanicien de la littérature, tous les éléments premiers du texte.
Il travaille dans le noir, à l’aveuglette, à tâtons, éclairé seulement par une petite lampe portative. Dans cette obscurité, les idées brillantes, les formules rapides et flatteuses ne lui servent à rien. Tout ici est si petit, si délicat, si fragile. Avec sa petite lampe portative, il recherche la signification de chaque élément, les rapports qui s’établissent entre les éléments, les associations, les combinaisons et les condensations des matériaux placés devant lui. Comme ses mains doivent être lentes, précises et délicates ! Il est si facile de se tromper : il suffit qu’il interprète mal une métaphore ou perçoive une relation erronée, pour que la compréhension du texte lui échappe à jamais. Certes, il porte dans sa mémoire tous les livres qu’il a lus ; et quel secours il trouve parfois dans les lointaines associations, les analogies entre des livres qui ne se sont jamais rencontrés, les courts-circuits imprévus entre les images littéraires et figuratives les plus éloignées ! Il n’est pas de méthode critique ou scientifique à laquelle il n’ait recours – tout comme il n’était pas de témoignage ou de couleur auxquels le portraitiste n’ait pas recours, devant son modèle. Même la plus infime des intuitions herméneutiques peut contenir une étincelle de lumière. Mais il n’oublie pas que la critique littéraire est, en premier lieu, une question d’oreille. Il faut saisir, comme le disait Proust, l’« air de la chanson » ; et ne jamais oublier la perception tactile, le plus subtil des sens, qui nous permet de saisir et d’employer chaque fois le terme juste.
Ainsi, après avoir longuement séjourné devant sa table de mécanicien, l’interprète se convainc de deux choses, que beaucoup avant lui avaient peut-être comprises. Toute œuvre littéraire véritable constitue un cosmos ; un système atomique extrêmement minutieux, ou un immense système solaire dans lequel toutes les pages, les images, les personnages, le style, l’architecture, la ponctuation, les espaces blancs, les intentions déclarées ou secrètes, les allusions et les lapsus sont unis selon une loi d’airain. Dans un tel livre, tout ce qui est écrit signifie. Ni le hasard ni l’arbitraire, ces divinités qui rendent notre existence si absurde et si capricieuse, n’osent se glisser dans la structure impénétrable d’un grand livre.
La seconde vérité est plus inquiétante. Derrière le texte que tous lisent, et qui nous enchante de ses séductions aériennes, vit un texte caché. Le retour de certaines images, le jeu de certaines métaphores, certaines correspondances architecturales nous font découvrir ce second livre qui se trouve sous le premier, et que tous lisent, en réalité, alors qu’ils croient glisser béatement sur la surface. Là se dissimulent les mythes que toute œuvre d’art porte en elle, même si elle ne semble parler que de l’existence d’aujourd’hui, mars 1991, dans une petite ville provinciale du Nord de l’Italie ; et de là rayonne cette indéfinissable charge symbolique qui imprègne plus ou moins intensément tous les éléments d’un livre, jusqu’à la robe bleue d’une jeune fille ou au bouquet de narcisses abandonné sur la table d’un salon.
S’il a une oreille attentive, l’interprète parvient à révéler ce livre caché, à ramener à la lumière la masse implicite enclose dans le texte et à faire parler l’immense richesse du non-dit. C’est un travail de précision ; de mathématicien ou de géomètre plus que d’écrivain. Un jeu continuel d’équivalences, qui doit s’accomplir sans aucun caprice impressionniste. Ce qui s’est concentré se dilate ; ce qui est fermé s’ouvre ; et tandis qu’il fait parler le livre caché, l’interprète a la sensation que le texte veut se révéler, à travers sa voix et celle de tous les autres lecteurs qui l’interpréteront d’une façon tout à fait différente de la sienne. Il est une autre impression, plus confuse. Une fois éclairé ce qui était caché, le livre vient-il vraiment à la lumière ? Ses ténèbres resplendissent-elles vraiment à la surface ? Ou bien la véritable lumière – si intense qu’elle oblige à baisser les yeux – continue-t-elle à se concentrer là -bas, où n’atteindront jamais les yeux d’aucun lecteur ?
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L’interprète est devant sa table, avec les éléments du livre dont il croit désormais connaître la signification et les relations. Il pourrait se limiter à énumérer et à décrire toutes les unités mineures et minimes, ou les disposer, comme certains l’ont fait, selon des figures géométriques, avec des flèches, des contre-flèches, des schémas d’assemblage, des chiffres petits et gros. Mais il ne peut s’empêcher de recomposer ce qu’il avait décomposé et de réunir ce qu’il avait séparé. Il aime raconter ; il pense qu’il n’est pas de plaisir plus grand que de raconter des histoires ; il considère que, comme les musulmans l’imaginent, Dieu n’a créé le monde que pour qu’une plume retrace les prodiges de sa création. Aussi tente-t-il de raconter le livre caché qui vit au cœur du livre apparent : il utilise parfois les mots mêmes de l’écrivain, les mêle aux siens, évoque d’autres mots de textes analogues, s’efforce de mettre en relation le livre caché avec le livre apparent. En écrivant ses pastiches, Proust avait assigné aux écrivains la tâche de la recréation vivante des livres. Maintenant, l’interprète tente à son tour sa recréation vivante, bien que celle-ci ne naisse pas de la spontanéité du génie, mais du collage, de la patience et de l’effort.
L’interprète est convaincu d’une chose. L’œuvre issue des douleurs du génie créateur est souvent austère, tragique et dépouillée : obscure et presque incompréhensible. Mais l’interprétation ne peut se soustraire à l’obligation de plaire et de divertir notre intelligence. Parce qu’elle est l’œuvre du goût qui suit la trace du génie, parce qu’elle incarne le désir et la joie de « comprendre », elle doit procurer quelques menues joies à ses lecteurs, rares ou nombreux. Mais à aucun prix, sous peine de perdre sa raison de vivre, la critique littéraire ne peut être ennuyeuse. Cette activité de second ordre, cet art appliqué, ce miroir qui reflète sur ses facettes plus souvent opaques que lumineuses quelque chose de bien plus grand, quel sens a-t-elle si elle ne scintille pas, si elle n’est pas fluide, si elle ne cherche pas à charmer, si elle ne joue passionnément ? Telle une esclave des Mille et une nuits, elle doit s’envelopper de voiles et d’images persuasives. Elle ne le fait pas pour elle-même, mais pour nous mettre sur la voie du charme infiniment plus compliqué, plus riche et plus terrible, qui vit en toute œuvre d’art.
Je ne prétends pas affirmer que ce soit là l’unique voie de la critique littéraire. Il y a bien d’autres voies, également bonnes : car les livres demandent à être envisagés et compris selon des modalités infiniment diverses par le regard des hommes. Ce n’est là qu’une des voies possibles. Et je ne voudrais pas non plus paraître célébrer la critique littéraire. L’interprète n’est pas un professionnel du mystère, ni un mystique, si un mystagogue, ni même peut-être un véritable écrivain. Il n’est qu’un assembleur, qui dispose des pièces de mosaïques ou de marqueterie d’un autre ; ou l’un de ces vieux réparateurs de parapluies que l’on rencontre encore dans la chère et accueillante vieille ville de Rome et qui, à l’abri d’un porche – dehors la pluie ruisselle, ou le vent souffle, ou la chaleur de mai promet déjà un été torride –, assemblent les armatures, réparent étoffe et manche, afin que d’autres puissent se promener munis d’un léger rempart contre les orages du monde.
Ah, mon cher Hermès! Comme tu me plais! Comme tu es plus malin que moi!