Le cheval de Turin

30 janvier 2012 | Commentaires (0) | Cinéma, Vidéo

FILM RADICAL ET ÉPURÉ DE BÉLA TARR, qui présente une phusis au bout du rouleau, sur fond de musique lancinante de Mihály Vig (à écouter en cliquant sur la deuxième vidéo ci-dessous – pourquoi pas tout de suite, en lisant le texte qui suit). Actuellement dans les salles.

Prologue

Le 3 janvier 1889, alors qu’il est à Turin, dans la période la plus bouillonnante et productive de sa vie, Friedrich Nietzsche – philosophe du renversement des valeurs traditionnelles – ne supporte pas de voir un cheval maltraité par un cocher. Il s’approche de l’animal, l’enlace et éclate en sanglots, avant de perdre connaissance. Terrible crise de pitié pour celui qui, justement, a tout mis en œuvre pour libérer l’humanité de la morale et des idéaux chrétiens, tant ceux-ci sont néfastes pour la vie en sa nature et exubérance propres. Terrible, unique et ultime crise de compassion de la part du penseur de la vie dionysiaque en sa surabondance tragi-comique. Suite à cet événement, Nietzsche sombre dans la folie. A sa mère, il aurait encore soufflé « Ich bin dumm / Je suis stupide », sans plus jamais retrouver ses esprits.

« Nous ne savons pas ce qu’il est advenu du cheval » conclut la voix off qui retrace les faits de l’histoire sur fond d’écran noir. Ensuite, il n’est plus question de Nietzsche, mais « juste » d’un cheval, d’un cocher et de sa fille. En noir et blanc. Pendant six jours. Et quantité de longs plans-séquences à fleur de peau, dans et autour de la maison qu’ils essaient d’habiter dans un coin perdu à la campagne.

Premier jour

C’est la tempête. Le vent siffle. La campagne est balayée par des rafales. Les feuilles et la poussière volent dans les airs. Un vieux cocher rentre chez lui assis sur une charrette tirée par un cheval. La route est longue. L’avancée lente. Une fois arrivés, une femme vient en courant aider à débrider la bête, la ranger, tout comme la charrette, dans l’étable. Tout est lourd. Les gestes semblent avoir été répétés des milliers de fois. Chacun sait ce qu’il a à faire. En silence. Puis ils rentrent. A l’intérieur, elle débarrasse le vieil homme de ses vêtements, avant de lui mettre ses habits d’intérieur. Habits chauds. Avec le temps, on comprend que son bras droit est mort. On est dans une vieille ferme, sans électricité, sans eau courante, chauffée au feu de bois. On ne se parle pas, ou quasi pas.

Deuxième, troisième, quatrième et cinquième jours

C’est la tempête. Le vent siffle. La campagne est balayée par des rafales. Les feuilles et la poussière volent dans les airs. Toujours la même chose ? Toujours plus ? Impossible de savoir. Une chose est sûre, de plus en plus sûre : la désolation est de mise. On finit par se rend compte que c’est la mort qui gronde. L’étau se resserre : le cheval commence par refuser de tirer la charrette, puis de manger, puis de boire. Bien qu’ils sentent que quelque chose ne tourne pas rond, le cocher et sa fille poursuivent leurs gestes quotidiens, apparemment comme si de rien n’était : se lever, s’habiller, s’occuper du feu, aller chercher de l’eau au puits, s’occuper du cheval, fendre du bois, faire de la lessive, préparer deux patates en guise de repas, les déglutir, laver les assiettes, regarder par la fenêtre, faire de la couture, graisser les lanières de cuir, allumer les lampes à pétroles, se déshabiller, se coucher, etc. Tous les jours la même chose. Dans le plus grand dénuement. Dans le plus grand des silences. Alors que dehors, c’est la tempête. Le vent siffle. La campagne est balayée par des rafales. Les feuilles et la poussière volent dans les airs. Le passage d’un voisin, puis de Tsiganes n’y change rien. Pas davantage que leur tentative de quitter les lieux. L’étau se resserre.

Sixième jour

La tempête est passée. Plus de sifflements, mais le silence. Terrible silence. Silence de mort. Dedans comme dehors. Puis, progressivement, finalement, le noir et blanc de l’histoire retourne au seul noir du prologue…

Questions phusiques

Le cheval de Turin représente-t-il le monde de désolation qui découle inexorablement de notre époque formidable ? Un vent tempétueux viendra-t-il faire le ménage ? La phusis viendra-t-elle finalement se débarrasser de l’homme occidental et de ses valeurs et faits et gestes malades ? « Ich bin dumm », aurait soufflé Nietzsche à sa mère : stupide d’avoir cru qu’il était possible de renverser et revivifier notre tradition bimillénaire ? Stupide d’avoir cru en l’homme ? Stupide d’avoir vu dans l’homme un pont en direction du surhomme ?

Dans le film, toute la question est peut-être de savoir ce qui se passe le septième jour. Alors que le Bon Dieu s’est prétendument reposé, ce jour-là, satisfait de la tâche accomplie, on doute que Dionysos (ou la phusis) fasse de même : et si la désolation et la mort était la source de nouvelles possibilités d’existences ?

Bande-annonce

Musique du film

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