L’ODYSSÉE, L’UN DES DEUX GRANDS CHANTS attribués à Homère, raconte les innombrables tours et détours que fait Ulysse, du moment où il quitte le rivage de Troie jusqu’à son retour chez lui, à Ithaque. Des tours et des détours qui le conduisent, entre autres, aux portes de l’Enfer, où séjournent les morts. Si lui, le vivant, se risque auprès des défunts, ce n’est pas par hasard, mais pour y consulter feu Tirésias, le plus fameux des devins grecs, afin qu’il le renseigne sur la tournure que doit prendre son voyage. En accomplissant les libations et sacrifices d’usage pour attirer l’ombre de Tirésias près de lui, Ulysse voit s’approcher en même temps d’autres êtres décédés, comme il le rappelle en racontant cet épisode de son périple.
Là-bas, aux portes de l’Enfer – point de jonction entre les profondeurs abyssales et la surface de la terre –, Ulysse voit notamment apparaître trois femmes : Phèdre, Procris et la belle Ariane, sans doute nommées ensemble parce qu’elles sont toutes trois liées à Minos, le roi de Crète au cœur redoutable, qui trame de terribles pensées ; Procris en a été l’amante, Phèdre et Ariane en sont les filles. Si elles apparaissent de pair, c’est assurément aussi en raison de leur destinée commune, caractérisée par un amour démesuré pour un homme ; démesure qui les conduit à la mort, volontaire ou non.
Alors qu’Ulysse se contente de nommer les deux premières, il s’arrête sur la présence d’Ariane à cet endroit. Pourquoi s’intéresse-t-il davantage à elle qu’aux deux autres ? Apparemment personne, sur le moment, ne le lui a demandé ; et il est désormais bien trop tard pour l’interroger… Tout porte cependant à croire qu’il a été, comme nous, étonné de rencontrer là-bas, dans ce lieu lugubre, l’ombre d’Ariane, l’humaine princesse crétoise finalement devenue la divine épouse de… Dionysos en personne sur l’Olympe.
Ulysse se contente de rappeler qu’Ariane est la fille de Minos ; qu’elle est belle ; qu’elle s’amourache de Thésée, le héros athénien venu en Crète pour tuer le Minotaure ; et qu’elle le suit loin de son île natale en direction de la colline sur laquelle Athènes a été fondée. Puis il relève encore qu’Ariane n’arrive jamais à destination et que l’amour entre elle et son héros n’a pas le temps de se concrétiser. Sur l’île de Dia – plus connue sous le nom de Naxos –, le voyage d’Ariane prend en effet soudain tragiquement fin : suite au témoignage que fait Dionysos de la fuite de la princesse, celle-ci vient à succomber sous les flèches d’Artémis, déesse de la chasse et de la nature sauvage.
Mais pourquoi Ariane est-elle ainsi punie ? Ulysse ne le dit pas, mais d’autres textes nous renseignent : on raconte généralement qu’Ariane est abandonnée sur l’île de Naxos par Thésée, puis recueillie par Dionysos, qui en fait son épouse. Mais on dit aussi que l’amour d’Ariane et de Dionysos précède de loin l’arrivée de Thésée en Crète : depuis longtemps, Dionysos reconnaît la princesse crétoise comme l’humaine représentante de ses divines puissances ; depuis longtemps, il est épris d’elle, qui ne manque pas de tomber également sous son charme. Amour réciproque qui ne dure toutefois que jusqu’à l’arrivée de l’héroïque Thésée. Aveuglée par la claire raison et la puissante volonté civilisatrice du héros moral – fort loin du jeu tragi-comique de la vie qu’incarne Dionysos –, Ariane est attirée par la stabilité que procurent ses brillantes idées, et abandonne pour lui son divin amant. Détournement et abandon intolérables qui, comme toutes actions fâcheuses niant l’ordre du monde, exigent réparation. Et voilà qu’Ariane est tuée par Artémis et contrainte de séjourner aux Enfers.
Mais Ulysse rencontre-t-il vraiment Ariane à l’entrée de l’abîme ? Rien n’est moins sûr. A bien y regarder, il ne s’agit que de son ombre, sorte de fantôme de l’humaine Ariane devenue trop humaine, c’est-à-dire idéaliste, sous l’influence du rationaliste et moraliste Thésée. Si, au lieu de frapper aux portes de l’Enfer, Ulysse était venu toquer à celle de l’Olympe, il y aurait sans doute également trouvé la belle Ariane : non plus l’amoureuse transie punie pour son fourvoiement romantique, mais la divine épouse de Dionysos ; l’Ariane qui, purifiée de son morbide aveuglement, apparaît sur l’Olympe en fidèle épouse du mystérieux et joyeux dieu du va-et-vient de la vie et de la mort.
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J’ai vu Phèdre, Procris et la belle Ariane,
Fille de Minos au cœur redoutable, que jadis Thésée
A mené hors de Crète vers la colline d’Athènes sacrée,
Mais il n’en a pas joui ; Artémis l’a tuée avant,
Dans l’île de Dia cernée des flots, sous le témoignage de Dionysos.
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Φαίδρην τε Πρόκριν τε ἴδον καλήν τ’ Ἀριάδνην,
κούρην Μίνωος ὀλοόφρονος, ἥν ποτε Θησεὺς
ἐκ Κρήτης ἐς γουνὸν Ἀθηνάων ἱεράων
ἦγε μέν, οὐδ’ ἀπόνητο· πάρος δέ μιν Ἄρτεμις ἔκτα
Δίῃ ἐν ἀμφιρύτῃ Διονύσου μαρτυρίῃσι.
Homère, Odyssée, XI, 321-325.
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