SUITE AU CHANT DU CHŒUR, TIRÉSIAS, le vieux devin aveugle, apparaît aux portes du palais royal de Thèbes. Il annonce avoir rendez-vous avec un homme encore plus vieux que lui : Cadmos, que nous savons être le fondateur de la cité, et que Tirésias présente comme le fils d’Agénor, natif de Sidon, en Phénicie. Conscients de l’importance de Dionysos, les deux vieillards ont prévu de partir rejoindre ses fidèles : de rendre les thyrses vigoureux et resplendissants, d’endosser les peaux de faon, de couronner leur tête de lierre et de participer ainsi aux thiases bachiques dans la montagne.
L’attente de Tirésias n’est que de courte durée : voilà que Cadmos arrive déjà, après avoir reconnu de l’intérieur du palais la sage voix de son non moins sage ami. Paré des vêtements du dieu, il est prêt à rejoindre les troupes dionysiaques. Et ce d’autant plus que la divinité récemment revenue dans la ville n’est autre que son petit-fils, le fils de sa fille Sémélé. Mais comment parvenir à exalter la grandeur du fils de Zeus ? Où danser : où poser son pied, frapper le sol en rythme et agiter comme il se doit la tête ? Moins avisé que Tirésias en matière de rituels divins, Cadmos exhorte son ami, dont il souligne une nouvelle fois la sagesse, à le conduire à Dionysos.
Rien qu’à l’idée d’aller célébrer la nouvelle divinité, tous deux ne sentent plus leur âge. Loin de leur manque d’énergie et fatigue habituels, ils retrouvent leur jeunesse et entrain d’antan : pleins de vie, ils s’étonnent eux-mêmes d’être prêts à frapper la terre de leur thyrse et à chanter et danser en chœur pendant des jours et des nuits. Telle est une des forces de la douce joie dionysiaque : faire oublier le poids des ans et les aléas de la vie.
Toutefois, malgré sa vigueur retrouvée, l’ancien roi de Thèbes qu’est Cadmos pense d’abord à rejoindre en char les cortèges bachiques dans la montagne. Mais les privilèges humains n’ont pas lieu d’être en contexte dionysiaque. C’est le plus simplement du monde qu’il convient de rendre honneur à Dionysos. Aussi c’est à pied que Tirésias et Cadmos vont se déplacer. Cadmos imagine toutefois encore avec peine comment les choses vont se passer : il devrait, lui qui n’y connaît pas grand-chose, guider le vieux devin aveugle ? Mais Tirésias de le rassurer en répondant que c’est Dionysos en personne qui les conduira.
Cadmos se demande alors comment il se fait qu’ils soient les seuls de la cité à se préparer à danser pour Bacchos. « C’est parce que nous sommes les seuls à bien penser ; les autres pensent mal », répond Tirésias. C’est parce qu’ils sont les seuls à employer leur esprit de manière équilibrée qu’ils sont les seuls à s’ouvrir comme il faut au nouveau dieu. Au contraire des Thébains qui se fourvoient en refusant de reconnaître l’influence et l’importance de Dionysos.
Mais il s’agit de ne pas perdre de temps. Voici donc que Cadmos prend la main de l’aveugle Tirésias pour se mettre en route. Non sans souligner que les mortels qu’ils sont savent dans quelle mesure il convient d’honorer les dieux et de suivre leurs enseignements. Sagesse et fidélité qui les distinguent des sophistes, toujours plus nombreux et plus influents ; de ceux qui, forts de leur puissant esprit et brillants raisonnements, n’hésitent pas à se détourner des anciennes coutumes et convaincre leur auditoire de tout et du contraire de tout. Mais – et Tirésias ne manque pas de le rappeler – ce que ces hommes imbus de leur force rhétorique ne savent pas, c’est que les divines traditions qui remontent à la nuit des temps sont bien plus fortes que n’importe quel discours humain, même s’il paraît sage, même s’il provient d’un esprit très sophistiqué.
Toujours moins à l’aise que son ami, Cadmos se demande alors si on ne sera pas choqué de voir un homme de son âge et de son rang danser la tête couronnée de lierre. A nouveau, le sage Tirésias le rassure : en tant que dieu du va-et-vient tragique de la vie, Dionysos ne juge pas, ne compte pas, ne catégorise pas ; et ses fidèles ne le font pas davantage. Pour le dieu, seul importe que tout le monde, jeunes et vieux, réponde à son appel et lui fassent honneur dans son corps et son esprit en dansant et glorifiant la vie sans distinction. Une nouvelle fois, Tirésias arrive à tranquilliser Cadmos. Et voilà les deux hommes en voie de partir.
Mais leur départ se trouve à nouveau interrompu : un homme se précipite soudain vers le palais. De qui s’agit-il ? De nul autre que de Penthée, l’autre petit-fils de Cadmos, progéniture de sa fille Agavé et d’Echion : Penthée dont il a déjà été question à plusieurs reprises ; Penthée à qui Cadmos a légué le trône de Thèbes ; Penthée qui est à l’origine du refus de Dionysos par les Thébains ; Penthée dont la vision du monde rationnelle et morale va à l’encontre de celles du dieu. Le voici qui revient de voyage, qui apparaît aux portes de son palais, le visage marqué par la stupeur après avoir appris ce qui se joue dans sa cité. Connaissant le personnage, les deux vieillards sont bien curieux d’entendre ce qu’il va leur dire…
*
Texte original :
TIRÉSIAS
(170) Qui est aux portes ? Appelle donc hors du palais Cadmos,
Fils d’Agénor, qui après avoir quitté la cité de Sidon,
A fortifié cette cité des Thébains.
Allons, que quelqu’un annonce que Tirésias
Le cherche ; Cadmos lui-même sait à quel sujet je viens,
Ce que le vieillard que je suis a convenu avec un plus vieux que moi encore :
Enflammer les thyrses, endosser les peaux de faon
Et couronner nos têtes avec des feuillages de lierre.
CADMOS
Très cher ami, j’ai reconnu ta voix en entendant,
Dans le palais, la voix sage d’un homme sage.
(180) Je viens, fin prêt, paré de ce vêtement du dieu ;
Il faut en effet, puisqu’il est le fils de ma fille,
Dionysos, dieu qui est apparu aux hommes,
Exalter sa grandeur autant qu’il nous est possible.
Où faut-il aller danser, où dois-je poser mon pied
Et secouer ma tête blanche ? Toi, sois mon guide,
Un vieillard pour un vieillard, Tirésias ; toi en effet tu es sage.
Car jamais je ne me fatiguerais, ni la nuit, ni le jour,
D’entendre les bruits du thyrse sur la terre. Dans la douceur et la joie, nous avons oublié
Que nous sommes vieux.
TIRÉSIAS
Tu éprouves donc les mêmes choses que moi ;
(190) Moi aussi en effet je suis jeune et vais me mettre à chanter et danser.
CADMOS
Nous ne nous rendrons donc pas dans la montagne en char ?
TIRÉSIAS
Mais le dieu ne serait pas honoré de la même manière.
CADMOS
Le vieillard que je suis guidera les pieds du vieillard que tu es ?
TIRÉSIAS
Le dieu nous conduira là-bas sans peine.
CADMOS
Serons-nous les seuls de la cité à danser pour Bacchos ?
TIRÉSIAS
Nous sommes en effet les seuls à bien penser, les autres pensent mal.
CADMOS
C’est là trop tarder ; allons, prends donc ma main !
TIRÉSIAS
La voici : joins-y et attelle-s-y la tienne, de main.
CADMOS
Je ne méprise pas les dieux, moi qui suis né mortel.
TIRÉSIAS
(200) Nous n’agissons en rien en sophistes vis-à-vis des divinités.
Les coutumes ancestrales que nous avons acquises,
Sont aussi vieilles que le temps ; aucun discours ne les jettera à bas,
Pas non plus si des esprits supérieurs trouvent de sages formules.
CADMOS
Se dira-t-on que je n’ai pas honte de ma vieillesse,
Puisque je suis sur le point de danser, la tête couronnée de lierre ?
TIRÉSIAS
Non, car le dieu ne distingue ni le jeune
Ni le plus vieux, quand il s’agit de danser,
Mais il veut recevoir de tous
Un honneur commun et il désire être exalté sans distinction.
CADMOS
(210) Puisque tu ne vois pas cette lumière du jour, Tirésias,
Je serai moi, pour toi, le prophète des paroles.
Voici Penthée qui s’avance avec hâte vers le palais,
Penthée, le fils d’Echion, à qui j’ai donné le pouvoir sur cette terre.
Comme il est excité ! Que dira-t-il de plus nouveau encore ?
*
ΤΕΙΡΕΣΙΑΣ
(170) τίς ἐν πύλαισι; Κάδμον ἐκκάλει δόμων,
Ἀγήνορος παῖδ’, ὃς πόλιν Σιδωνίαν
λιπὼν ἐπύργωσ’ ἄστυ Θηβαίων τόδε.
ἴτω τις, εἰσάγγελλε Τειρεσίας ὅτι
ζητεῖ νιν· οἶδε δ’ αὐτὸς ὧν ἥκω πέρι
ἅ τε ξυνεθέμην πρέσβυς ὢν γεραιτέρωι,
θύρσους ἀνάπτειν καὶ νεβρῶν δορὰς ἔχειν
στεφανοῦν τε κρᾶτα κισσίνοις βλαστήμασιν.
ΚΑΔΜΟΣ
ὦ φίλταθ’, ὡς σὴν γῆρυν ἠισθόμην κλυὼν
σοφὴν σοφοῦ παρ’ ἀνδρός, ἐν δόμοισιν ὤν.
(180) ἥκω δ’ ἕτοιμος τήνδ’ ἔχων σκευὴν θεοῦ·
δεῖ γάρ νιν ὄντα παῖδα θυγατρὸς ἐξ ἐμῆς
Διόνυσον ὃς πέφηνεν ἀνθρώποις θεὸς
ὅσον καθ’ ἡμᾶς δυνατὸν αὔξεσθαι μέγαν.
ποῖ δεῖ χορεύειν, ποῖ καθιστάναι πόδα
καὶ κρᾶτα σεῖσαι πολιόν; ἐξηγοῦ σύ μοι
γέρων γέροντι, Τειρεσία· σὺ γὰρ σοφός.
ὡς οὐ κάμοιμ’ ἂν οὔτε νύκτ’ οὔθ’ ἡμέραν
θύρσωι κροτῶν γῆν· ἐπιλελήσμεθ’ ἡδέως
γέροντες ὄντες.
Τε. ταὔτ’ ἐμοὶ πάσχεις ἄρα·
(190) κἀγὼ γὰρ ἡβῶ κἀπιχειρήσω χοροῖς.
Κα. οὔκουν ὄχοισιν εἰς ὄρος περάσομεν;
Τε. ἀλλ’ οὐχ ὁμοίως ἂν ὁ θεὸς τιμὴν ἔχοι.
Κα. γέρων γέροντα παιδαγωγήσω σ’ ἐγώ;
Τε. ὁ θεὸς ἀμοχθεὶ κεῖσε νῶιν ἡγήσεται.
Κα. μόνοι δὲ πόλεως Βακχίωι χορεύσομεν;
Τε. μόνοι γὰρ εὖ φρονοῦμεν, οἱ δ’ ἄλλοι κακῶς.
Κα. μακρὸν τὸ μέλλειν· ἀλλ’ ἐμῆς ἔχου χερός.
Τε. ἰδού, ξύναπτε καὶ ξυνωρίζου χέρα.
Κα. οὐ καταφρονῶ ’γὼ τῶν θεῶν θνητὸς γεγώς.
Τε. (200) οὐδὲν σοφιζόμεσθα τοῖσι δαίμοσιν.
πατρίους παραδοχάς, ἅς θ’ ὁμήλικας χρόνωι
κεκτήμεθ’, οὐδεὶς αὐτὰ καταβαλεῖ λόγος,
οὐδ’ εἰ δι’ ἄκρων τὸ σοφὸν ηὕρηται φρενῶν.
Κα. ἐρεῖ τις ὡς τὸ γῆρας οὐκ αἰσχύνομαι,
μέλλων χορεύειν κρᾶτα κισσώσας ἐμόν;
Τε. οὐ γὰρ διήιρηχ’ ὁ θεὸς οὔτε τὸν νέον
εἰ χρὴ χορεύειν οὔτε τὸν γεραίτερον,
ἀλλ’ ἐξ ἁπάντων βούλεται τιμὰς ἔχειν
κοινάς, διαριθμῶν δ’ οὐδέν’ αὔξεσθαι θέλει.
Κα. (210) ἐπεὶ σὺ φέγγος, Τειρεσία, τόδ’ οὐχ ὁρᾶις,
ἐγὼ προφήτης σοι λόγων γενήσομαι.
Πενθεὺς πρὸς οἴκους ὅδε διὰ σπουδῆς περᾶι,
Ἐχίονος παῖς, ὧι κράτος δίδωμι γῆς.
ὡς ἐπτόηται· τί ποτ’ ἐρεῖ νεώτερον;
Les autres passages des Bacchantes se trouvent ici.