Puissance de Dionysos

Delphes 1

298-329 – Présentation

APRÈS AVOIR INDIQUÉ à Penthée combien ses propos et son refus de reconnaître Dionysos sont insensés, Tirésias présente dès lors un nouvel aspect de sa puissance et importance : en plus d’être le pendant de Déméter-Gaia, l’humide qui vient répondre au sec, en plus de constituer, par le vin qu’il fait couler, l’unique remède aux maux des hommes, Dionysos Bacchos est également un mantis, un devin. En effet, quand il se plonge de part en part dans un corps, quand il lui insuffle sa mania, sa folie bachique, il transmet tout un savoir-faire mantique, tout un art divinatoire : l’homme qui en est la proie dépasse soudain son humanité et rationalité et se trouve capable de prédire l’avenir. Et ce n’est pas tout : Dionysos a aussi son rôle à jouer dans le domaine d’Arès, le dieu de la guerre. Par sa même mania, il est en mesure de frapper de peur n’importe quelle armée en ordre de bataille : de la dissoudre en lui faisant perdre tout contrôle et discipline ; et ce avant même la saisie de la moindre lance, c’est-à-dire avant même le début du combat.

Pris qu’il est lui-même de manie prophétique, Tirésias annonce alors à Penthée comment les choses vont se passer : le roi verra apparaître sur les rochers de Delphes le grand dieu qu’il néglige et rejette aveuglément. Quels que soient les efforts de Penthée pour s’en débarrasser, Dionysos règnera sur le lieu-symbole de l’unité du monde grec ; il sera présent avec Apollon dans le sanctuaire de l’oracle de Delphes : Apollon, le brillant dieu de la belle forme, de la mesure, de la poésie, de la guérison et de la divination, aux côtés de Dionysos, le mystérieux dieu des forces de vie, de leur plus grande finesse jusqu’à leur plus terrible excès. Oui, Penthée verra le dieu bondir avec des torches enflammées sur le plateau qui s’étend sous les deux sommets du Parnasse ; il le verra brandir et agiter haut et fort le rameau bachique, jeune branche symbolisant les forces de vie. Il assistera comme tout le monde au triomphe du dieu dans toute la Grèce.

Il est grand temps que Penthée fasse confiance à Tirésias ! Comment peut-il se fourvoyer de la sorte ? Comment peut-il imaginer que son seul kratos, sa seule force, son propre pouvoir humain lui donne la dunamis, la puissance de gérer toute affaire comme il se doit ? Il est grand temps que le roi cesse de se fier à ses croyances malades : il a beau croire que ses pensées ont une certaine valeur, il ne possède à vrai dire pas le moindre bon sens. « Allez, Penthée, ne tarde plus : accueille comme il convient le dieu sur cette terre ! Et offre-lui les libations qu’il mérite ! Et deviens toi aussi bacchant ! », l’exhorte alors Tirésias en le poussant à se couronner la tête de lierre, comme Cadmos et lui-même n’ont pas manqué de le faire.

Mais au préalable, Penthée doit encore reconnaître que l’excès et la démesure qu’il reproche aux possédés de Dionysos ne sont pas directement le fait du dieu, mais la réaction à son omission et exclusion. Si les femmes de Thèbes sont hors d’elles, surexcitées, si elles se vautrent dans la luxure et la violence la plus bestiale, c’est en conséquence d’une perte d’équilibre dont Penthée est à vrai dire lui-même la cause : en gouvernant et structurant la cité selon sa raison et ses idées propres, en rejetant Dionysos, il a en effet amputée celle-ci de sa dimension vitale, l’a asséchée, figée, en un mot dénaturée. Au point de contraindre Dionysos à la révolte.

Bien sûr, en tant que dieu de la vie et de la mort, de l’ivresse et de la sève printanière, Dionysos n’est pas du genre à apaiser et rendre mesurées les femmes prises de folie. Pourquoi, en effet, modérerait-il les ardeurs de celles qui sont déjà en route vers la fécondité, l’amour, les désirs et plaisirs qu’incarne Cypris-Aphrodite ? Mais cela ne veut pas dire que Dionysos embrase et rend bestial tout ce qu’il rencontre. Bien au contraire. Tirésias ne manque pas de relever qu’une sage et saine modération marque de tout temps et partout les phénomènes de la nature. Il convient de le souligner : Dionysos n’est pas que pure démesure et débauche : sa surabondance n’est que la réponse ou réaction d’une valorisation excessive de la modération qui lui est également constitutive. Pour illustrer son propos, Tirésias donne un exemple : en circonstances normales, les femmes vivant en équilibre entre l’ivresse de vie et la modération ne courent aucun risque de se trouver corrompues et de sombrer dans l’excès et la démence ; pas même pendant les célébrations de Dionysos. A vrai dire, seules les femmes qui ont été contraintes à une modération outrée se vautrent dans la débauche. « Voilà ce qu’il faut observer ! », proclame alors Tirésias, annonçant en creux la menace qui pèse sur Penthée lui-même…

Si Tirésias et Cadmos s’engagent pour le dieu, c’est que ce dernier est comme Penthée : comme lui qui se réjouit de voir un grand nombre de citoyens massés devant ses portes pour glorifier son nom, Dionysos est comblé de se voir honoré. Aussi est-ce pour célébrer comme il faut le dieu que les deux vieillards se sont couronnés de lierre et préparés à danser en chœur. Quitte à être la risée des sérieux défenseurs de l’ordre et de la mesure thébains. Car il est en effet ridicule que deux ancêtres aux cheveux blancs dansent ensemble… Mais c’est plus fort qu’eux : impossible de ne pas répondre aux forces qui les dépassent ; de ne pas participer à la folie dionysiaque garante du retour à l’équilibre dans la cité.

Alors qu’il était précédemment question de la manie bachique, Tirésias termine son discours en venant finalement taxer Penthée lui-même de fou. Mais de possédé par une folie qui n’a rien à voir avec celle qu’insuffle Dionysos : non pas une folie saine et bénéfique pour la vie, mais une folie malade, douloureuse et dangereuse : une folie contre laquelle il n’existe aucun remède, aucun médicament, aucune drogue, aucun produit pharmaceutique ; une folie qui ne se soigne pas non plus sans ingurgiter de médicaments : la folie de la rationalité, du calcul et de la morale. Pris par cette démence, l’arrogant roi aura beau faire et beau dire : jamais le sage Tirésias ne cédera à la pression de ses paroles ; jamais il ne combattra le dieu qui vise au fond l’équilibre des contraires.

A ce moment, le chœur des Lydiennes intervient pour ratifier l’ensemble des paroles du prophète : « Ô vieillard, avec tes paroles en faveur de Dionysos, tu ne fais pas honte à Apollon Phoibos, le dieu dont tu es le serviteur ! Tu fais toi-même preuve d’une sage et saine modération en honorant et servant ainsi Dionysos Bromios, le grand et incontournable dieu de toute la Grèce ! »

*

298-329 – TexteTexte original (Bacchantes, vers 298-329) :

TIRÉSIAS

De plus, cette divinité est un mantis, un devin ; car ce qui est propre à Bacchos,
Tout comme la mania, la folie, impliquent un large savoir-faire mantique, divinatoire ;
(300) En effet, quand le dieu s’immisce, en sa largesse, dans un corps,
Il fait dire aux hommes pris de folie ce qui est sur le point d’arriver.
Et il participe aussi à la part qui revient à Arès :
Toute armée en armes et en ordre de bataille
Se trouve en effet frappée de peur avant même que la moindre lance ait été saisie ;
Cette mania, cette folie vient elle aussi de Dionysos.
Tu le verras encore sur les rochers de Delphes,
Bondissant avec les torches sur le plateau aux deux sommets,
Brandissant et agitant le rameau bachique,
Grand à travers la Grèce toute entière. Allez, Penthée, fais-moi confiance !
(310) Ne sois pas présomptueux ! N’imagine pas que, chez les hommes, la force, le pouvoir implique la puissance !
Et, si tu crois telle ou telle chose, alors même que ta croyance est malade,
Ne te crois pas doté d’un quelconque bon sens ! Allez, Penthée, accueille le dieu sur cette terre,
Et offre-lui des libations ! Et deviens bacchant ! Et couronne ta tête !
Ce n’est certes pas Dionysos qui contraindra les femmes
A être modérées, mesurées en allant vers Cypris ; mais la sage et saine modération
Se trouve dans la nature elle-même, en toute chose, et toujours ;
Voilà ce qu’il faut observer ! En effet, même pendant les fêtes de Bacchos,
La femme qui est sagement et sainement modérée ne sera pas corrompue.
Regarde : toi, tu te réjouis quand on se tient en grand nombre à tes portes,
(320) Quand toute la cité glorifie le nom de Penthée ;
Dionysos, lui aussi, je pense, est pleinement comblé quand il est honoré.
Voilà pourquoi, moi-même et Cadmos, dont tu te ris,
Nous nous couronnerons de lierre et danserons en chœur ;
Un couple aux cheveux blancs, certes, mais il faut danser en chœur !
Et jamais je ne combattrai le dieu en cédant à la pression de tes paroles.
Car tu es fou, de la manière la plus douloureuse possible ; et nul pharmaceutique
Ne te permettrait de trouver un remède ; et sans pharmaceutique, tu ne restes pas moins malade.

CHŒUR

Ô vieillard, tu ne fais pas honte à Phoibos avec tes paroles,
Et tu fais preuve d’une sage et saine modération en honorant de la sorte Bromios, le grand dieu !

*

ΤΕΙΡΕΣΙΑΣ
μάντις δ’ ὁ δαίμων ὅδε• τὸ γὰρ βακχεύσιμον
καὶ τὸ μανιῶδες μαντικὴν πολλὴν ἔχει•
(300) ὅταν γὰρ ὁ θεὸς ἐς τὸ σῶμ’ ἔλθηι πολύς,
λέγειν τὸ μέλλον τοὺς μεμηνότας ποιεῖ.
Ἄρεώς τε μοῖραν μεταλαβὼν ἔχει τινά•
στρατὸν γὰρ ἐν ὅπλοις ὄντα κἀπὶ τάξεσιν
φόβος διεπτόησε πρὶν λόγχης θιγεῖν•
μανία δὲ καὶ τοῦτ’ ἐστὶ Διονύσου πάρα.
ἔτ’ αὐτὸν ὄψηι κἀπὶ Δελφίσιν πέτραις
πηδῶντα σὺν πεύκαισι δικόρυφον πλάκα,
πάλλοντα καὶ σείοντα βακχεῖον κλάδον,
μέγαν τ’ ἀν’ Ἑλλάδ’. ἀλλ’ ἐμοί, Πενθεῦ, πιθοῦ•
(310) μὴ τὸ κράτος αὔχει δύναμιν ἀνθρώποις ἔχειν,
μηδ’, ἢν δοκῆις μέν, ἡ δὲ δόξα σου νοσῆι,
φρονεῖν δόκει τι• τὸν θεὸν δ’ ἐς γῆν δέχου
καὶ σπένδε καὶ βάκχευε καὶ στέφου κάρα.
οὐχ ὁ Διόνυσος σωφρονεῖν ἀναγκάσει
γυναῖκας ἐς τὴν Κύπριν, ἀλλ’ ἐν τῆι φύσει
τὸ σωφρονεῖν ἔνεστιν εἰς τὰ πάντ’ ἀεί
τοῦτο σκοπεῖν χρή• καὶ γὰρ ἐν βακχεύμασιν
οὖσ’ ἥ γε σώφρων οὐ διαφθαρήσεται.
ὁρᾶις, σὺ χαίρεις, ὅταν ἐφεστῶσιν πύλαις
(320) πολλοί, τὸ Πενθέως δ’ ὄνομα μεγαλύνηι πόλις•
κἀκεῖνος, οἶμαι, τέρπεται τιμώμενος.
ἐγὼ μὲν οὖν καὶ Κάδμος, ὃν σὺ διαγελᾶις,
κισσῶι τ’ ἐρεψόμεσθα καὶ χορεύσομεν,
πολιὰ ξυνωρίς, ἀλλ’ ὅμως χορευτέον,
κοὐ θεομαχήσω σῶν λόγων πεισθεὶς ὕπο.
μαίνηι γὰρ ὡς ἄλγιστα, κοὔτε φαρμάκοις
ἄκη λάβοις ἂν οὔτ’ ἄνευ τούτων νοσεῖς

ΧΟΡΟΣ

ὦ πρέσβυ, Φοῖβόν τ’ οὐ καταισχύνεις λόγοις,
τιμῶν τε Βρόμιον σωφρονεῖς, μέγαν θεόν.

*

Les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.

4 Comments

  1. Pourquoi choisir d’être porté par la puissance de Dionysos aujourd’hui, en ce XXIème siècle, plutôt que par celle d’autres forces ou dieux, comme ceux mentionnés?

  2. D’abord: on ne choisit pas. Ensuite: le nom du (ou des) dieu(x) n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est qu’on accompagne et honore les forces qui traversent et dépassent notre petite personne.
    Pourquoi PHUSIS est porté par Dionysos? Parce que Dionysos nous apparaît comme LA possibilité manquée par la tradition. Si jamais, il existe toute une série d’articles sous la rubrique « Dionysos »… D’aucuns renseignent également à ce propos.

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