Chacun sa longueur d’onde

Henri Michaux-brunidorRealimentation – 471-491DÈS LE DÉBUT, L’ÉCHANGE ENTRE Penthée et Dionysos est un dialogue de sourds. Ils ne sont pas sur la même longueur d’ondes : en juge hautain et éhonté, le roi de Thèbes s’appuie sur sa logique rationnelle, descriptive ; sous les traits de l’étranger, en joueur moqueur et énigmatique à souhait, Dionysos fait entendre sa mystérieuse musique tragi-comique. Jusqu’ici, Penthée s’est montré à la fois agacé et fasciné par l’étranger. Il a commencé par se moquer de la belle apparence, efféminée, de son interlocuteur : de son corps trop gracile, de sa chevelure trop bouclée, de sa peau trop désirable. Puis il l’a interrogé sur son genre, son origine ; avant de passer aux scandaleuses célébrations qu’il a amenées en Grèce. Joueuses et ambiguës, les réponses de l’étranger ont tôt fait de devenir désagréables aux oreilles du roi. Elles évoquent en effet ce qu’il a le moins envie d’entendre : non seulement l’existence et l’importance de Dionysos, comme fils de Zeus et de Sémélé, mais encore comme sage puissance divine qui dépasse sa savante raison humaine. Les traits de chacun n’ont de cesse de se renforcer : ceux du curieux rationaliste positiviste d’une part, et du divin joueur polysémique de l’autre.

Alors que l’étranger vient d’indiquer au roi qu’il tenait les orgia, les cérémonies et objets des mystères, de son dieu lui-même, Penthée le questionne sur l’aspect de ces derniers. Fidèle à sa vision du monde, il ne peut se retenir de vouloir combler son ignorance et connaître leur nature, c’est-à-dire savoir à quoi ils ressemblent. Mais, comme le lui souffle l’étranger, il s’agit là d’un savoir secret, caché, et même plus indicible, littéralement non-formulable aux mortels qui ne sont pas initiés à Dionysos Bacchos. Conscient de sa déficience, mais d’autant plus intrigué par l’affaire, le roi demande alors quel avantage en retirent ceux qui célèbrent ces sacrifices divins. Et l’étranger de lui rétorquer – on le devine, toujours un sourire en coin – qu’il lui est impossible de le faire : la thémis, l’inexorable loi divine, mère de l’équilibre de toute chose au sein du monde, ne permet pas que lui, le non-initié, entende ce qu’il aurait pourtant le plus grand intérêt à savoir. On ne peut connaître comme ça, de l’extérieur, sans y participer, sans s’y adonner et s’y plonger, les mystères dionysiaques. Il ne s’agit pas d’une connaissance objectivable, érudite, mais d’un savoir d’expérience.

Prisonnier de sa posture, Penthée voit dans les propos de l’étranger une habile stratégie pour redoubler sa curiosité. Ironique, il le félicite d’avoir si joliment falsifié son histoire. Continuant sur sa voie divine – et répondant de manière on ne peut plus ciblée, mais toujours inaudible pour le roi –, l’étranger le met en garde face à la haine qui revient à ceux qui négligent les orgia, qui « s’adonnent à l’impiété » ; au danger que courent ceux qui se consacrent tellement à leurs petites affaires qu’ils viennent à manquer de respect aux dieux et à leurs mystères. Faisant également la sourde oreille à cette vérité qu’il finira d’ailleurs par expérimenter sur sa propre personne, Penthée revient sur la première remarque de l’étranger à propos de son rapport au dieu et de la réciprocité de leur regard. On s’en souvient : à la question de savoir comment il a vu le dieu, le Lydien avait répondu par cette formule énigmatique : « Le voyant me voyant ». La logique binaire du roi l’avait rendu incapable de comprendre la réponse. Et le voilà qui glisse d’autant plus sur la mauvaise pente : celle du positiviste éhonté, en quête de clarté, de stabilité et de connaissance. S’appuyant sur ce qu’il peut, il demande alors à l’étranger comment était le dieu qu’il dit clairement voir. Mais ses espoirs de réponse nette sont à nouveau déçus. L’étranger lui rétorque que le dieu se présentait à chaque fois comme il en avait envie. Rappelant au passage l’omnipotence et l’autonomie des forces divines, il ajoute qu’il n’a lui-même pas d’ordre à donner à Dionysos.

Persévérant sur sa voie (sans issue), Penthée est contraint de faire une nouvelle pirouette ironique pour ne pas perdre la face. Et le voilà qui félicite une seconde fois l’étranger de détourner avec tant de brio la conversation : parvenant à éviter le sujet qui l’intéresse, il rend forcément le roi toujours plus avide de connaissance. L’étranger de lui asséner alors une vérité des plus provocatrices, toute dionysiaque : « Quiconque parle sagement, l’ignorant le trouve dénué de bon sens ». Le Lydien le sait mieux que personne : la logique de Penthée est aux antipodes de la musique de Dionysos : alors que, tout du long, Penthée considère les défenseurs du dieu comme des idiots, dénués de bon sens, voilà que l’étranger taxe Penthée lui-même d’inculte, d’ignorant incapable de comprendre la sagesse dionysiaque.

Apparemment dépassé par la réponse, le roi se place plus loin encore : en comparatiste, il va tout ailleurs et demande si Thèbes est la première cité dans laquelle son interlocuteur a amené sa divinité. Sans ambages, ce dernier lui répond – assurément toujours en riant – que tous les Barbares, autrement dit tous les non-Grecs, chantent et dansent à vrai dire déjà depuis bien longtemps en chœurs lesdits mystères. Et la Grèce d’apparaître soudain comme la seule région à ne pas encore être initiée au culte dionysiaque. Alors qu’elle se considère en avance sur le reste du monde, supérieure à tous les autres peuples, elle se dévoile tout à coup comme étant en retard sur les autres contrées. L’incompréhension mutuelle se renforce toujours et encore : l’étranger ne cesse de défendre la sagesse de la divine vie ici et maintenant ; et Penthée celle de sa seule raison humaine. Et voilà que Penthée, en chantre, défenseur aveugle de la puissante Grèce et opposant radical aux mystères de Dionysos, relève que les Barbares possèdent à vrai dire un bien plus mauvais bon sens que les Grecs. Le Lydien de lui crier alors que non, qu’il se trompe : le bon sens des Barbares, loin d’être erroné, d’être mauvais, comme le croit Penthée, est au contraire tout à fait juste et bon ! Tout est affaire de perspective, de culture, de tradition : Grecs et Barbares ont simplement des coutumes, des lois différentes. L’enjeu est de savoir sur quoi ces lois et coutumes reposent : est-ce davantage sur la volonté et raison humaine ou divine ?

Toujours plus emprunté, Penthée bondit à nouveau ailleurs : revenant sur une de ses distinctions précédentes, il demande au Lydien à quel moment de la journée il accomplit ses rites sacrés : de nuit ou de jour ? Réponse : la plupart se réalise la nuit ; l’ombre a quelque chose de solennel. Au contraire de Penthée – et à vrai dire de la Grèce et de l’Occident tout entier –, qui n’a de cesse de valoriser la lumière, la clarté et la raison du jour, il s’avère que les mystères se jouent, sinon la nuit, du moins dans l’ombre, à l’abri de la lumière et partant de la claire pensée. Aveuglé par ses idées, le roi n’y reconnaît qu’une manière rusée et dangereuse de corrompre les femmes. Et l’étranger de répondre encore une fois avec sa musique, appâtant et réprimandant à la fois Penthée : des activités « honteuses, laides » peuvent également être découvertes de jour… Mais, démuni, le roi n’entre pas dans le jeu de dupes. Sans prise, il se voit bien plutôt contraint de renforcer sa position à l’égard de celui qu’il déclare devoir être puni pour ce qu’il nomme ses « méchants sophismes », en écho à la condamnation généralisée qui a cours à l’époque des sophistes, dangereux pour le bon ordre de la cité du fait qu’ils se meuvent dans un savoir d’apparence, sur lequel on ne peut rien construire de stable.

Loin d’être impressionné par la sentence sans merci du roi, Dionysos continue à lui tenir tête – et même de plus belle : c’est pour ainsi dire celui qui dit qui est. Du tac au tac, il lui répond que si lui-même doit être puni pour ses savantes paroles, le roi doit quant à lui être condamné pour son aveuglement, son ignorance face aux nombreux signes que lui ont fait non seulement l’étranger lui-même, mais encore Cadmos, Tirésias, le chœur et même le garde, pour qu’il s’ouvre et s’initie enfin aux incontournables rites dionysiaques. Conformément à la haine divine mentionnée plus haut, le roi sera inexorablement puni pour son impiété à l’égard du dieu.

Sur ces paroles, Penthée prend encore davantage de distance ironique et passe à la troisième personne. S’adresse-t-il soudain à quelqu’un d’autre ? Veut-il simplement faire entendre sa position de supériorité ? Quoi qu’il en soit, il semble faire le point de la situation, dans ce qui apparaît comme une conclusion intermédiaire dans le dialogue, qui va toutefois se poursuivre sur de nombreux vers encore. Voilà que le roi relève la nature brave, courageuse, audacieuse du bacchant, dont il souligne le talent verbal : il a en effet la langue bien pendue, terriblement bien « entraînée », dit-il en employant un terme qui concerne généralement les gymnastes qui exercent leur corps. Penthée est incorrigible : loin de reconnaître la divine inspiration musicale, il ne peut expliquer l’habilité, la finesse et la verve langagière de son interlocuteur autrement que comme fruit d’une grande hardiesse et grande quantité de travail…

Bien qu’ils ne soient pas sur la même longueur d’ondes − ou justement parce qu’ils ne le sont pas −, le ton des deux protagonistes ne cesse de monter ; et ce n’est pas fini : le rapport de forces les mènera plus loin encore, beaucoup plus loin encore …

*

Texte original (Bacchantes, 471-491) | Traduction

Texte – 471-491

PENTHEE

Les orgia, ces cérémonies des mystères qui sont à toi, quel est leur aspect ?

DIONYSOS

C’est un savoir indicible aux mortels qui ne sont pas initiés à Bacchos.

PENTHEE

Quel avantage alors en retirent ceux qui célèbrent des sacrifices ?

DIONYSOS

La thémis, la loi divine ne te permet pas de l’entendre, mais il vaut pourtant la peine de le savoir.

PENTHEE

Ça, tu l’as bien falsifié, afin que j’aie envie de l’entendre.

DIONYSOS

Les orgia, les cérémonies des mystères du dieu haïssent celui qui s’adonne à l’impiété.

PENTHEE

Le dieu, tu dis donc clairement le voir ; mais comment était-il ?

DIONYSOS

Comme il avait envie ; moi je n’avais pas d’ordre à lui donner à ce propos.

PENTHEE

Tu as à nouveau bien détourné l’affaire, en réussissant à ne rien dire.

DIONYSOS

(480) Quiconque parle sagement, l’ignorant le trouve dénué de bon sens.

PENTHEE

Est-ce ici le premier lieu où tu es venu amener la divinité ?

DIONYSOS

Tous les Barbares sans exception chantent et dansent déjà en chœurs ces orgia, ces cérémonies des mystères !

PENTHEE

Leur bon sens est en effet bien plus mauvais que celui des Grecs.

DIONYSOS

Non, il est bien plutôt bon ! Mais ils ont des coutumes différentes.

PENTHEE

Les choses sacrées, tu les accomplis de nuit ou de jour ?

DIONYSOS

La plupart de nuit ; l’ombre a quelque chose de solennel.

PENTHEE

Voilà qui est rusé  − et risqué pour les femmes.

DIONYSOS

La honte peut aussi être découverte de jour…

PENTHEE

Il faut que tu sois puni pour tes méchants sophismes.

DIONYSOS

(490) Et toi pour ton ignorance et le fait que tu sois impie envers le dieu.

PENTHEE

Comme il est audacieux le bacchant et entraîné en matière de paroles.

*

Texte original (Bacchantes, 471-491) | Grec

ΠΕΝΘΕΥΣ

τὰ δ’ ὄργι’ ἐστὶ τίν’ ἰδέαν ἔχοντά σοι;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

ἄρρητ’ ἀβακχεύτοισιν εἰδέναι βροτῶν.

ΠΕΝΘΕΥΣ

ἔχει δ’ ὄνησιν τοῖσι θύουσιν τίνα;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

οὐ θέμις ἀκοῦσαί σ’, ἔστι δ’ ἄξι’ εἰδέναι.

ΠΕΝΘΕΥΣ

εὖ τοῦτ’ ἐκιβδήλευσας, ἵν’ ἀκοῦσαι θέλω.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

ἀσέβειαν ἀσκοῦντ’ ὄργι’ ἐχθαίρει θεοῦ.

ΠΕΝΘΕΥΣ

ὁ θεός, ὁρᾶν γὰρ φὴις σαφῶς, ποῖός τις ἦν;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

ὁποῖος ἤθελ’· οὐκ ἐγὼ ’τασσον τόδε.

ΠΕΝΘΕΥΣ

τοῦτ’ αὖ παρωχέτευσας, εὖ γ’ οὐδὲν λέγων.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

(480) δόξει τις ἀμαθεῖ σοφὰ λέγων οὐκ εὖ φρονεῖν.

ΠΕΝΘΕΥΣ

ἦλθες δὲ πρῶτα δεῦρ’ ἄγων τὸν δαίμονα;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

πᾶς ἀναχορεύει βαρβάρων τάδ’ ὄργια.

ΠΕΝΘΕΥΣ

φρονοῦσι γὰρ κάκιον Ἑλλήνων πολύ.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

τάδ’ εὖ γε μᾶλλον· οἱ νόμοι δὲ διάφοροι.

ΠΕΝΘΕΥΣ

τὰ δ’ ἱερὰ νύκτωρ ἢ μεθ’ ἡμέραν τελεῖς;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

νύκτωρ τὰ πολλά· σεμνότητ’ ἔχει σκότος.

ΠΕΝΘΕΥΣ

τοῦτ’ ἐς γυναῖκας δόλιόν ἐστι καὶ σαθρόν.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

κἀν ἡμέραι τό γ’ αἰσχρὸν ἐξεύροι τις ἄν.

ΠΕΝΘΕΥΣ

δίκην σε δοῦναι δεῖ σοφισμάτων κακῶν.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

(490) σὲ δ’ ἀμαθίας γε κἀσεβοῦντ’ ἐς τὸν θεόν.

ΠΕΝΘΕΥΣ

ὡς θρασὺς ὁ βάκχος κοὐκ ἀγύμναστος λόγων.

 *

Les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.