Dionysos s’avance

Palais détruitOn est à une époque très lointaine, en Grèce. Le roi Penthée vient de rentrer d’urgence dans sa cité de Thèbes, en proie au désordre. Prises de folie, de frénésie, les femmes ont quitté leurs foyers et sont parties célébrer des forces obscures dans les montagnes.

On raconte que c’est un dieu, Dionysos, fils du divin Zeus et de la mortelle Sémélé, qui est à l’origine des troubles. Guidé par sa claire raison, Penthée ne s’en laisse pas compter. Pour retrouver l’ordre, il ordonne d’arrêter et d’emprisonner l’étrange et énigmatique étranger, vêtu à l’orientale, les cheveux longs, les habits amples et la langue terriblement bien pendue qui se fait passer pour le disciple du fameux dieu.

Sûr de sa vision du monde et de ses manières de faire, le roi est dès lors persuadé qu’il a repris le contrôle de sa cité. Mais c’est sans compter sur la puissance de Dionysos, sur le point d’intervenir en personne dans la cité…

*

Realimentation_575-603LE CHŒUR VIENT D’EXHORTER DIONYSOS à le rejoindre à Thèbes pour contenir l’hubris, la démesure du monstrueux et sanguinaire rejeton chtonien qu’est Penthée. Le dieu ne se fait pas attendre pour intervenir : un cri ambigu, indéfinissable, à la fois strident et barbare, retentit à travers le ciel : « Iô…, Iô ! » D’abord au loin. Puis de plus en plus près. Jusqu’à ce que la clameur s’articule, se fasse distincte, comme c’est volontiers le cas lorsque les dieux acceptent de s’adresser aux hommes : « Iô, bacchantes, iô bacchantes ! », s’exclame la voix céleste en priant le chœur de l’écouter.

Bien qu’elles viennent de l’appeler, les bacchantes ne semblent tout d’abord pas comprendre que leur maître et seigneur est arrivé. Elles sont perplexes. Ou ne font-elles que simuler leur perplexité, pour mieux convaincre les incrédules ? Quoi qu’il en soit, dans un mouvement très humain de quête de clarté, le choeur s’interroge – dans trois courtes interjections – sur l’auteur et la nature de l’étrange bruit qui retentit. Interrogation qui a tôt fait de s’avérer purement phatique. Le chœur connaît bien la divine voix : très vite, il s’enquiert de la provenance de ce qu’il appelle la retentissante clameur… d’Evohé, du nom du tonitruant cri de rassemblement dionysiaque. Et donc de Dionysos lui-même.

Dionysos de répondre sans délai, toujours en initiant anaphoriquement ses phrases par « Iô ». Et même plus, en redoublant l’anaphore : « Iô, iô ! », lance-t-il pour clamer son retour à Thèbes après un long silence, lui, l’enfant de la mortelle Sémélé et du divin Zeus, rappelle-t-il pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté. Pris d’enthousiasme, le chœur fait alors écho à la double exclamation du dieu, le priant de bien vouloir intégrer son groupe de fidèles serviteurs bachiques, son thiase à lui, le maître, le despote, le grondant Bromios.

A ce moment, Dionysos s’adresse pour ainsi dire à lui-même, en tant que puissance des profondeurs, en tant que souveraine secousse prête à ébranler le sol. Et le chœur de se réjouir de cette explosion de force souterraine, jaillissant des profondeurs cachées : « Ah, ah ! », le palais de Penthée aura tôt fait d’être agité en tous sens, jusqu’à la chute ! Jusqu’à tomber en ruine ! Oui, même qu’il est invisible, Dionysos se fait sentir à travers tout le palais ! « Vénérez-le ! Vénérez Dionysos ! », s’exclame le chœur, dans ce qui apparaît comme une adresse généralisée, tout azimut, à lui-même, aux spectateurs et à tout un chacun. Avant de passer à la première personne du pluriel. A peine proférée, l’injonction se fait performative : la vénération devient effectivement, pour tous, une évidence : « Vénérons-le tous ensemble ! Vénérons tous ensemble Dionysos ! », poursuit le chœur.

Et voilà que les choses se précipitent. Comme un triomphant soldat en guerre, le grondant Bromios crie « Alala ! » et se met à secouer le palais dans tous les sens. Et voilà que les colonnes, l’édifice, les architraves de pierre, se disjoignent sous sa terrible influence.

Après cette description, de la part du chœur, de l’effondrement du palais, Dionysos s’adresse à nouveau à lui-même. Non plus cette fois en tant que souveraine puissance des profondeurs, mais comme déclencheur de l’ardente et éthérée lumière de la foudre : après les tremblements, après l’écroulement, c’est au tour du feu d’entrer en jeu. Afin que la demeure de Penthée soit consumée de fond en comble !

Loin de seulement contempler de l’extérieur ce qui se joue, le chœur participe lui aussi à l’anéantissement du règne de Penthée. Ne serait-ce qu’en commentant, à lui-même et aux spectateurs, ce qui se joue. « Ah, ah ! », s’exclame-t-il dans un élan de contentement et de joie face à ce qui arrive. Puis il raconte l’arrivée du feu : d’en haut, bien sûr, puissance imparable de l’éclair et de la foudre ; mais également d’en bas, la foudre rappelle la flamme, plus difficile à discerner, mais non moins importante, qui brûle au sol, du côté du tombeau sacré de Sémélé. Cette flamme, on la connaît depuis le début : elle n’est autre que le vestige du foudroiement de Sémélé, frappée par l’éclatante brillance de son divin amant, Zeus, le père de Dionysos. Qu’il vienne d’en haut ou d’en bas, le feu contribue à la même destruction.

Et voilà que le chœur s’adresse à lui-même sous le nom, non pas de bacchantes, mais de ménades – femmes prises de mania, de folie. Il est grand temps pour elles de jeter leur corps tremblant, plein de crainte respectueuse, sur le sol, de se prosterner devant la toute puissante force divine qui se manifeste. Car le rejeton de Zeus, le maître et seigneur, s’avance contre le palais de Penthée et met tout sens dessus dessous.

*

Texte original (Bacchantes, 575-603) | Traduction

Texte_575-603

DIONYSOS


Ecoutez ma voix, écoutez-la,
Iô bacchantes, iô bacchantes !

CHŒUR

Quel est-il, lui ? Quel est-il ? Mais d’où vient donc le bruit
D’Evohé qui m’a appelé ?

DIONYSOS

(580) Iô, iô, je parle de nouveau,
Moi, l’enfant de Sémélé, l’enfant de Zeus.

CHŒUR

Iô, iô, maître, despote,
Viens maintenant dans notre
Thiase, ô Bromios, grondant Bromios !

DIONYSOS

Ebranle le sol de la terre, souveraine Secousse ! Alala

CHŒUR

Ah ah,
Le palais de Penthée aura tôt fait
D’être agité en tous sens, jusqu’à la chute.
Dionysos à travers le palais ;
(590) Vénérez-le – vénérons-le !
Voyez-vous, sur les colonnes, ces architraves de pierre
Se disjoindre ? Le grondant Bromios crie
Alala dans la maison.

DIONYSOS

Alala, enflamme la lumière ardente de la foudre !
Consume, consume la demeure de Penthée !

CHŒUR

Ah ah,
Le feu, ne le vois-tu pas ? Et ne discernes-tu pas la flamme,
Près du tombeau sacré de Sémélé ?
La flamme qu’elle a jadis laissée, frappée par la foudre
Du tonnerre de Zeus ?
(600) Jetez sur le sol, méandes ; jetez sur le sol vos tremblants
Corps, ménades ;
Mettant tout sens dessus dessous, le seigneur s’avance en effet
Contre ce palais, le rejeton de Zeus.

 *

Texte original (Bacchantes, 575-603) | Grec

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

ἰώ,
κλύετ’ ἐμᾶς κλύετ’ αὐδᾶς,
ἰὼ βάκχαι, ἰὼ βάκχαι.

ΧΟΡΟΣ

τίς ὅδε, τίς πόθεν ὁ κέλαδος
ἀνά μ’ ἐκάλεσεν Εὐίου;

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

(580) ἰὼ ἰώ, πάλιν αὐδῶ,
ὁ Σεμέλας, ὁ Διὸς παῖς.

ΧΟΡΟΣ

ἰὼ ἰώ, δέσποτα δέσποτα,
μόλε νυν ἁμέτερον ἐς
θίασον, ὦ Βρόμιε Βρόμιε.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

<σεῖε> πέδον χθονός, Ἔννοσι πότνια.

ΧΟΡΟΣ

ἆ ἆ,
τάχα τὰ Πενθέως μέλαθρα διατι-
νάξεται πεσήμασιν.
ὁ Διόνυσος ἀνὰ μέλαθρα
(590) σέβετέ νιν. —σέβομεν ὤ.
{—} εἴδετε λάϊνα κίοσιν ἔμβολα
τάδε διάδρομα; Βρόμιος <ὅδ’> ἀλα-
λάζεται στέγας ἔσω.

ΔΙΟΝΥΣΟΣ

ἅπτε κεραύνιον αἴθοπα λαμπάδα,
σύμφλεγε σύμφλεγε δώματα Πενθέος.

ΧΟΡΟΣ

ἆ ἆ,
πῦρ οὐ λεύσσεις, οὐδ’ αὐγάζηι
<τόνδε> Σεμέλας ἱερὸν ἀμφὶ τάφον
ἅν ποτε κεραυνόβολος ἔλιπε φλόγα
Δῖος βροντά;
(600) δίκετε πεδόσε δίκετε τρομερὰ
σώματα, μαινάδες·
ὁ γὰρ ἄναξ ἄνω κάτω τιθεὶς ἔπεισι
μέλαθρα τάδε Διὸς γόνος.

*

Tous les passages précédents des Bacchantes se trouvent ici.

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