Polythéisme, monothéisme et universalisme

509px-Transfiguration_RaphaelContrairement à notre monde empreint d’athéisme, la Grèce ancienne est résolument polythéiste. Loin de notre vision pragmatique des choses, de nos structures, processus et autres systèmes rationnels de pensée, c’est, chez les Grecs, toute une série de divinités qui se charge des multiples domaines et tâches de la vie.

Si chaque dieu est caractérisé par un certain nombre de qualités, d’attributs et de capacités propres, qui sont autant de possibilités et d’expressions de l’existence, tous forment à la fois un ensemble exemplaire, fait de recoupement et de résonnances multiples. Les dieux composent une grande famille, à la fois sérieuse et joyeuse, qui évolue et se modifie au gré du temps, des besoins et des sensibilités de chacun, avec pour enjeu d’éduquer et de guider les hommes dans leur existence. Aussi diverses qu’elles soient, toutes les divinités expriment et ouvrent à la même vie tragique ici et maintenant, qui apparaît comme un mystérieux et surpuissant alliage de clarté et d’obscurité, d’amour et de haine, d’enfance, de candeur et d’intelligence, mais aussi de violence, de jalousie et de ruse.

 

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A la fin du 5e siècle, après quelques prémisses chez Parménide et d’autres penseurs, le philosophe Socrate-Platon présente soudain une vision du monde radicalement différente, liée à l’existence d’un dieu unique (ὁ θεός), sérieux, de toute lumière, non pas immanent, mais transcendant, seul garant et maître de l’ordre du ciel et de la terre.

Basé qu’il est sur l’idée intelligible, abstraite du sensible, purement rationnelle, de toute clarté, beauté, bonté, vérité, le dieu de Socrate-Platon n’est pas seulement unique et immuable, mais encore à prétention et portée universelle : il figure la seule vérité de la vie, il englobe tous les dieux et tous les phénomènes.

Il se fait jour comme un architecte, qui produit en toute rigueur le monde sensible ici et maintenant à partir d’un autre, suprasensible, idéal, qu’il prend pour modèle : le monde métaphysique des idées intelligibles. Dieu unique et monde idéal sensés devenir pour tout un chacun la jauge et mesure de la vie de tous les jours.

Socrate-Platon établit par là un courant monothéiste inédit au sein de la tradition grecque polythéiste. Courant univoque, révolutionnaire, inacceptable pour la Grèce plurivoque de jadis. Avec pour conséquence la condamnation à mort de Socrate, pour cause d’impiété et de corruption de la jeunesse.

 

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Si, au Moyen-Orient, chez les Juifs, on est depuis des siècles déjà monothéiste, on l’est toutefois autrement que chez et depuis Socrate-Platon. Le peuple juif est certes lui aussi guidé par la croyance en un seul dieu (Yahvé), lui aussi sérieux, architecte du monde et garant de toute vérité, mais quant à lui sans propension prosélyte. Il est le Dieu du seul peuple élu qu’est le peuple juif.

Yahvé est un dieu mystérieux, non de toute clarté, de pure lumière, beauté, bonté, mais un dieu tragique, ambigu, violent, qui comporte et génère tant l’ombre que la lumière, tant l’amour que la guerre, la vie que la mort. Il est prêt à tout – jusqu’aux plus terribles souffrances – pour le bien de son peuple. Bien suprême que ce dernier trouvera à la fin des temps, suite à la venue d’un prophète salvateur, dont les fidèles ont justement pour tâche de favoriser l’apparition.

 

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Lorsque Jésus se met à prêcher l’existence d’un Dieu amour, Père de tous les peuples de la terre et de tous les hommes, une partie du peuple juif y reconnaît ledit prophète salvateur. Mais une partie seulement. Sa mort sur la croix et sa résurrection en tant que Jésus-Christ, fils de Dieu, incarnation de la bonne nouvelle, de l’existence d’un paradis post-mortem n’y change rien. Alors que la secte chrétienne devient de plus en plus nombreuse et s’étend, conformément à la tendance universalisante et prosélyte qui lui est propre, à travers le monde entier, les Juifs, eux, continuent d’attendre.

 

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Si notre tradition est aujourd’hui empreinte d’athéisme, elle ne repose pas moins tant sur la tradition juive, chrétienne que grecque. Non pas sur le polythéisme polymorphe archaïque, mais sur les deux parties de la Bible – l’Ancien et le Nouveau testament –, ainsi que le platonisme. Notre vision du monde et structure de pensée est de part en part judéo-platonico-chrétienne. Elle découle de la distinction de leur deux mondes caractéristiques, dont l’un apparaît comme jauge et mesure de l’autre : le monde suprasensible, intelligible, théorique, stable et constant (le ciel) et le monde sensible, tragique, ici et maintenant (la terre). Jauge et mesure aujourd’hui non plus pour les productions du Dieu – juif, chrétien, platonicien –, mais pour celles des hommes eux-mêmes qui, grâce à leur intelligence, grâce à la science et à la technique, prennent à leur compte les tâches d’architectes, d’éducateurs et de législateurs du monde, toujours à partir d’un modèle idéal.

2 Comments

  1. Ne faut-il pas distinguer l’universalisme grec, celui de Parménide, fondé sur une caractéristique humaine universelle, c’est-à-dire partagée par tout homme, la raison, et le monothéisme, fondé sur l’idée soit d’un dieu unique impersonnel, comme chez Platon et Aristote, soit d’un dieu personnel et d’un texte sacré, comme dans les religions abrahamiques ?

    « Notre vision du monde et structure de pensée est de part en part judéo-platonico-chrétienne », dites-vous. La dichotomie entre faits et valeurs, qui caractérise sans doute notre modernité, tout en étant d’origine antérieure à Platon, avec Protagoras, s’oppose pourtant radicalement à la tradition judéo-platonico-chrétienne, pour laquelle les valeurs ont autant d’objectivité, d’unicité et d’universalité que les faits.

    Plus généralement, ne faut-il pas rattacher l’universalisme à laïcisation de la pensée plutôt qu’à une police monothéiste de la pensée : l’universalisme n’est pas un impérialisme !

    1. Comme toutes nos « idées » et « valeurs », notre conception de l’« universel », provient de notre raison idéaliste fondée par Platon, le poète et musicien devenu philosophe, qui s’est distingué en accomplissant une « musique suprême », au sens de l’art des Muses le plus élevé : la philosophie métaphysique, qui a pour caractéristique d’être suprasensible, rationnelle, morale, de toute constance et stabilité, guidée par l’idée suprême du « bien » ou… de « dieu ». En ce sens, Nietzsche parle du christianisme en termes de « platonisme pour le peuple » : les textes sacrés de la religion chrétienne sont pour lui une version imagée, popularisée des idées et valeurs universalisantes de la métaphysique platonisante.

      Pour ce qui est des faits, la perspective de Nietzsche (et de PHUSIS) est simple : ils n’existent que comme interprétations, à partir desdites idées et valeurs. « Il n’y a pas de fait, mais uniquement des interprétations », écrit Nietzsche dans une phrase aussi fameuse que difficile à comprendre. Tout est interprétations, productions artistiques, fictions. La question concerne leur valeur pour la vie : nos interprétations sont-elles vivantes, cohérentes, saines ? Utiles pour la vie ? Augmentent-elles l’équilibre, la puissance du grand tout ? Ou ne sont-elles au contraire que rationnelles, abstraites et ne font que créer des déséquilibres ?

      Avec François Jullien, la philosophie phusique défend un universalisme rebelle, pensé non pas à partir des claires idées de la raison, mais à partir de la sensibilité. Un universel dionysiaque, débordant de richesse, qui n’a rien à voir avec l’universalisme idéal et sa prétention de tout voir, tout savoir, tout pouvoir. Un universel qui est à découvrir au quotidien, au fond de chaque phénomène, en chacun de nous. Un universel du divers, comme ressource de mille et unes pensées, cohérences et possibilités d’existences (voir aussi ici)

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