Être un écho

La-montagne-Sainte-Victoire-au-grand-pin-300x222Comment faire goûter comme éternelle la nature en perpétuel mouvement ? Telle est la question du grand peintre. Réponse de Cézanne : en rassemblant, reflétant, touche par touche, ce qui se donne ; en projetant et fixant, dans un même élan, ce qui s’éparpille, se disperse. Dans un même mouvement, une même foi, celle de la vie artistique, en même temps humaine et divine.

Pas la moindre maille doit être trop lâche, pas le moindre trou ne doit exister, par où l’émotion, la lumière, la densité, la vérité pourrait s’échapper. Et, dans le processus de révélation et de production, il est important de ne jamais faire intervenir la volonté, la pensée, la raison. Pourquoi ? Pour ne pas y laisser entrer sa petitesse.

L’artiste n’est qu’un réceptacle de sensations, un appareil enregistreur, fragile, compliqué. Sa seule tâche est de traduire, de transmettre, d’être un écho parfait. C’est vrai pour le peintre, et c’est vrai pour tout être humain.

Visualisons :CeZanne-Gasquet

Devant nous, au soleil virgilien, la montagne Sainte-Victoire, immense, tendre et bleuâtre, les vallonnement du Montaignet, le viaduc du Pont de l’Arc, les maisons, les frissonnements d’arbres, les champs carrés, la campagne d’Aix.

C’est le paysage que Cézanne peignait. Il était chez son beau-frère. Il avait planté son chevalet à l’ombre d’un bouquet de pins. Il travaillait là depuis deux mois […]. L’œuvre était « en bon train ». Il était joyeux. La séance touchait à sa fin. […] Le vieux maître me souriait.

Ecoutons :

Cézanne : Le soleil brille et l’espoir rit au cœur.

Paul Gasquet : Vous êtes content, ce matin ?

Cézanne : Je tiens mon motif… (Il joint les mains.) Un motif, voyez-vous, c’est ça…

Paul Gasquet : Comment ?

Cézanne : Eh oui… (Il refait le geste, écarte les mains, les dix doigts ouverts, les rapproche, lentement, lentement, puis les joint, les serre, les crispe, les fait pénétrer l’une dans l’autre.) Voilà ce qu’il faut atteindre… Si je passe trop haut ou trop bas, tout est flambé. Il ne faut pas qu’il y ait une seule maille trop lâche, un trou par où l’émotion, la lumière, la vérité s’échappe. Je mène, comprenez un peu, toute ma toile, à la fois, d’ensemble. Je rapproche dans le même élan, la même foi, tout ce qui s’éparpille… Tout ce que nous voyons, n’est-ce pas, se disperse, s’en va. La nature est toujours la même, mais rien ne demeure d’elle, de ce qui nous apparaît. Notre art doit, lui, donner le frisson de sa durée avec les éléments, l’apparence de tous ses changements. Il doit nous la faire goûter éternelle. Qu’est-ce qu’il y a sous elle ? Rien peut-être. Peut-être tout. Tout, comprenez-vous ? Alors je joins ses mains errantes… Je prends, à droite, à gauche, ici, là, partout, ses tons, ses couleurs, ses nuances, je les fixes, je les rapproche… Ils font des lignes. Ils deviennent des objets, des rochers, des arbres, sans que j’y songe. Ils prennent un volume. Ils ont une valeur. Si ces volumes, si ces valeurs correspondent sur ma toile, dans ma sensibilité, aux plans, aux taches que j’ai, qui sont là sous nos yeux, eh bien !, ma toile joint les mains. Elle ne vacille pas. Elle ne passe ni trop haut, ni trop bas. Elle est vraie, elle est dense, elle est pleine… Mais si j’ai la moindre distraction, la moindre défaillance, surtout si j’interprète trop un jour, si une théorie aujourd’hui m’emporte qui contrarie celle de la veille, si je pense en peignant, si j’interviens, patatras !, tout fout le camp.

Paul Gasquet : Comment, si vous intervenez ?

Cézanne : L’artiste n’est qu’un réceptacle de sensations, un cerveau, un appareil enregistreur… parbleu, un bon appareil, fragile, compliqué, surtout par rapport aux autres… Mais s’il intervient, s’il ose, lui, chétif, se mêler volontairement à ce qu’il doit traduire, il y infiltre sa petitesse. L’œuvre est inférieure.

Paul Gasquet : L’artiste, en somme, serait donc pour vous inférieur à la nature ?

Cézanne : Non, je n’ai pas dit cela. Comment, vous coupez dans ce bateau ? L’art est une harmonie parallèle à la nature. Que penser des imbéciles qui vous disent : le peintre est toujours inférieur à la nature ! Il lui est parallèle. S’il n’intervient pas volontairement… entendez-moi bien. Toute sa volonté doit être de silence. Il doit faire taire en lui toutes les voix des préjugés, oublier, oublier, faire silence, être un écho parfait. Alors, sur sa plaque sensible, tout le paysage s’inscrira. Pour le fixer sur la toile, l’extérioriser, le métier interviendra ensuite, mais le métier respectueux qui, lui aussi, n’est prêt qu’à obéir, à traduire inconsciemment, tant il sait bien sa langue, le texte qu’il déchiffre, les deux textes parallèles, la nature vue, la nature sentie, celle qui est là… (il montrait la plaine verte et bleue) celle qui est ici… (il se frappait le front) qui toutes deux doivent s’amalgamer pour durer, pour vivre d’une vie moitié humaine, moitié divine, la vie de l’art, écoutez un peu… la vie de Dieu. Le paysage se reflète, s’humanise, se pense en moi. Je l’objective, le projette, le fixe sur ma toile…

Extrait de Joachim Gasquet, Cézanne, Editions Bernheim-Jeune, 1921 / Réédité chez Encre marine, 2002.

1 Comment

  1. Quel texte magnifique! Les forces du monde dépassent l’artiste, qui est pourtant le seul à pouvoir les exprimer! Il y a un lien évident entre la peinture de Cézanne et la phénoménologie à caractère profondément sensible de Merleau-Ponty, chez qui le corps participe de la perception du monde dans un mouvement synesthésique, et pour qui le monde « perçoit en moi ». Il faut (re)lire à ce sujet « Le doute de Cézanne », où Merleau-Ponty exprime dans un très beau témoignage le caractère… phusique, dira-t-on, de la peinture cézannienne. PHUSIS pourrait peut-être faire aussi quelque chose sur Merleau-Ponty?

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