NeuviĂšme leçon du long prĂȘche de sagesse tragique que Zarathoustra distille Ă ses hĂŽtes, les hommes supĂ©rieurs, dans sa caverne perchĂ©e dans les montagnes.
Il sâagit aujourdâhui dâĂȘtre sur ses gardes. Soyez mĂ©fiants, vous autres hommes supĂ©rieurs, vous autres hommes courageux, sincĂšres, qui parlez Ă cĆur ouvert : munissez-vous dâune bonne mĂ©fiance ! Retenez-vous de tout raconter et expliquer, retenez-vous de dire qui vous ĂȘtes, comment vous ĂȘtes, dâoĂč vous venez, vers oĂč vous cheminez et comment : taisez vos raisons secrĂštes, ne dĂ©voilez rien ! Car câest aujourdâhui la populace qui rĂšgne : les idĂ©es et valeurs vulgaires dominent et triomphent partout.
Et la populace ne comprend rien : pour le peuple, toute tentative de partage, toute explication est vaine. Aucune raison ne peut aujourdâhui renverser les valeurs et les idĂ©es auxquelles la masse a jadis appris Ă croire, comme ça, sans raisons, sans explications.
Voyez la place du marchĂ© : les gens se laissent convaincre par des gestes, des rĂšgles, des ordres, et non par des raisons. Les raisons ont mĂȘme bien plutĂŽt tendance Ă Ă©veiller la mĂ©fiance, le soupçon. Si vous devenez explicatifs, si vous vous mettez Ă dĂ©voiler comment les choses se jouent, en vous et autour de vous, comment et pourquoi elles vont et viennent, il y a toutes les chances quâon vous regarde de travers. Car on nâaime pas entendre la vĂ©ritĂ©.
Et si une fois, malgrĂ© tout, dans la populace, câest la vĂ©ritĂ© qui gagne, si tout Ă coup les gens voient juste sur quelque chose, le comprennent, non seulement de maniĂšre superficielle, mais vraiment, profondĂ©ment, ne soyez pas dupes, ne soyez pas crĂ©dules, demandez-vous bien plutĂŽt avec une bonne mĂ©fiance : « Quelle forte erreur a combattu pour cette vĂ©ritĂ© ? Quelle puissante erreur dâinterprĂ©tation a pu conduire les hommes Ă ne pas se leurrer et Ă dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ© ? » Car tout vĂ©ritĂ© dĂ©voilĂ©e par le peuple est un malentendu.
MĂ©fiez-vous aussi des savants, des Ă©rudits, des scientifiques : gardez-vous de frĂ©quenter les hommes qui ont de larges connaissances, qui prĂ©tendent tout savoir ! Au fond, mĂȘme sâils font mine de vous apprĂ©cier, ils vous dĂ©testent. Car ils sont jaloux : loin de votre richesse, de votre surabondance, de votre jeu, de votre recherche, de votre crĂ©ativitĂ©, ils sont quant Ă eux stĂ©riles ! Ils ont des yeux froids et secs, des mĂ©thodes toutes faites. Ils objectivent, rationalisent et aseptisent tout : face Ă eux, tout oiseau se trouve dĂ©plumĂ©, tout ce qui peut voler perd ses plumes â et se trouve clouĂ© au sol.
Bien sĂ»r, ils sont fiers de leur savoir, de leur science, et ils se vantent de ne pas mentir, de ne jamais mentir, et de toujours dire la vĂ©ritĂ© : mais ils ont beau se prĂ©senter comme incapables de mentir, et nâexprimer que des choses effectivement et objectivement vraies, ils nâaiment pas pour autant la vĂ©ritĂ©. Loin de chercher la vĂ©ritĂ© de la vie, dâĂȘtre aspirĂ©s par la seule et grande vĂ©ritĂ© claire obscure de la vie, ils visent une accumulation de petites vĂ©ritĂ©s objectives, effectives, toutes claires. Prenez garde ! MĂ©fiez-vous de ces gens !
Vous le savez bien : en Ă©tant froid, sec, objectivant, en Ă©tant sans fiĂšvre ni passion, on peut certes savoir infiniment de choses, devenir un savant, un ĂȘtre supĂ©rieur, mais on est loin dâavoir de vraies connaissances des phĂ©nomĂšnes comme ils vont et viennent, dâoĂč, comment et vers oĂč !
Je ne crois pas ce que racontent les esprits secs et froids, les esprits sĂ©rieux. Ne soyez pas dupes : quiconque est incapable de mentir ne sait pas ce quâest la vĂ©ritĂ©. Car la vĂ©ritĂ© nâest jamais fixe, jamais objective, jamais toute claire, mais toujours en mouvement, toujours dans lâentre-deux, dans lâun et lâautre, lâun avec lâautre, lâun dans lâautre.
Telle est la neuviÚme des vingt leçons de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Ayez aujourdâhui une bonne mĂ©fiance, vous autres hommes supĂ©rieurs, vous autres courageux ! Vous autres qui parlez Ă cĆur ouvert ! Et gardez secrĂštes vos raisons ! Car cet aujourdâhui est celui de la populace.
Ce que le peuple a un jour appris Ă croire sans raisons, qui pourrait le lui renverser â par des raisons ?
Et sur la place du marché, on convainc par des gestes. Mais les raisons rendent la populace méfiante.
Et si une fois la vérité a remporté la victoire, alors demandez-vous avec une bonne méfiance : « Quelle forte erreur a combattu pour elle ? »
Gardez-vous aussi des savants ! Ils vous détestent : car ils sont stériles ! Ils ont des yeux froids et secs, devant eux chaque oiseau est étendu déplumé.
De tels se vantent de ne pas mentir : mais lâimpuissance Ă mentir nâest de loin pas encore lâamour de la vĂ©ritĂ©. Prenez garde/MĂ©fiez-vous !
Etre libre de fiĂšvre nâest de loin pas encore connaĂźtre ! Je ne crois pas les esprits refroidis. Quiconque ne peut pas mentir ne sait pas ce quâest la vĂ©ritĂ©.
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Il sâagit ci-dessus de la neuviĂšme partie du treiziĂšme chapitre de la « QuatriĂšme et derniĂšre partie » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.