Un Tirésias lucide

Bacchant et thyrse358-369 – RéalimentationEN DÉPIT DES EFFORTS de Cadmos et de Tirésias pour faire entendre à Penthée combien il se méprend dans ses pensées et réactions, ce dernier est resté sourd à leurs mises en garde. Emporté par une inouïe folie vengeresse, il s’est d’autant plus empressé d’organiser sa révolte face aux prétendus responsables des troubles qui frappent sa cité. C’est ainsi que le devin Tirésias, qu’il considère comme l’instigateur éhonté de tous les maux, verra son siège prophétique mis à sac ; et c’est ainsi que l’étranger efféminé qui stimule les pulsions les plus basses de la gente féminine sera arrêté, lapidé et ridiculisé à mort à l’occasion d’une ultime danse macabre.

Loin d’être effrayé par l’élan destructeur du roi, Tirésias est bien plutôt résigné. De guerre lasse, il se rend à l’évidence qu’il n’y a plus rien à faire, que le « malheureux obstiné », comme il l’appelle, ne recouvrera pas ses esprits. Si l’entêté Penthée a commencé par perdre son bon sens – laissant sa vision et volonté personnelle bouleverser l’harmonie et le bon ordre de toute chose –, il se trouve dès lors définitivement perdu : emporté par la roue aveugle de sa passion, le voilà passé du côté des fous, bien incapable de se rendre compte à quelle fin tragique le conduisent ses idées, paroles et autres ordres déplacés.

Tirésias d’indiquer alors à Cadmos qu’ils ont assez tardé : l’heure est décidément venue de quitter le palais pour rejoindre le cortège des bacchantes dans les montagnes ; non sans être pris d’inquiétude, tant le « sauvage » Penthée est en train de conduire la cité à sa perte. Le sauvage Penthée ? Oui, au sens où ses décisions, bien que réfléchies, calculées, et pleines de bonne volonté, vont à l’encontre de tout ordre naturel, sont ni plus ni moins absurdes, mettent en péril toute l’harmonie et l’équilibre de Thèbes.

Pour éviter le pire, Tirésias invite son compère à prier leur dieu, Dionysos, de ne pas tourmenter Penthée plus que nécessaire. Si Dionysos se montre clément vis-à-vis de la déraison du roi, s’il se retient d’entreprendre un nouvel acte de vengeance, ce dernier modérera peut-être ses ardeurs et épargnera à la cité des maux plus terribles encore que ceux dont elle est déjà victime.

Voilà donc que les deux vieillards se redressent pour s’en aller. Mais les choses se révèlent soudain moins aisées que prévu : la discussion avec Penthée leur a coupé les ailes ; la légèreté juvénile qu’ils ressentaient précédemment sous l’effet de leur enthousiasme et ivresse dionysiaques se trouve envolée. S’appuyant péniblement sur leur bâton sacrificiel, dûment entouré de lierre, ils doivent se soutenir l’un l’autre pour tenir plus ou moins droit sur leurs jambes et ne pas s’étaler sur le sol. Mais qu’importe que le déplacement bachique dans les montagnes s’annonce pénible et périlleux ! Advienne que pourra ! Impossible, de toute façon, de rester en ville. Il faut, coûte que coûte, s’en aller vers Dionysos Bacchios, l’incontournable fils de Zeus, et devenir son serviteur, son esclave.

Et Tirésias d’adresser alors un ultime souhait à Cadmos avant de quitter les lieux : « Pourvu que Penthée n’introduise pas la douleur dans ta maison, Cadmos ! », s’exclame-t-il en jouant avec le nom de Penthée lui-même qui, à vrai dire, véhicule l’idée de douleur, de peine et de deuil : « Pourvu que la souffrance et la mort n’envahissent pas ton palais ! » crie-t-il autrement dit à son compère, espérant ne pas voir la folle maladie de Penthée s’immiscer jusqu’au cœur même de la ville.

Et qu’on s’y détrompe : son propos n’a rien à voir avec son travail de devin ; son espoir n’a rien de prophétique et de mystérieux. Tout ce qu’il dit et craint est purement pragmatique, repose sur les simples faits. Tout le monde peut le voir et le mesurer à sa guise : dénués de racines, sans fondement, les dires et les actions de Penthée vont en effet à l’encontre de toute réalité tragique de la vie ici et maintenant ; il ne s’agit en effet que de folles sottises, en l’air, exprimées et exécutées par un être absurde, azimuté, follement sot.

*

Texte original (Bacchantes, vers 358-369)

358-369 – Texte

TIRÉSIAS

Ô malheureux obstiné, tu ne sais pas où te conduisent tes paroles.
Te voilà désormais fou ; alors que tu avais, avant, juste perdu ton bon sens.
(360) Allez, Cadmos, allons-y, et demandons,
Pour lui, Penthée, bien qu’il soit sauvage,
Et pour la cité, demandons au dieu de ne rien
Entreprendre de nouveau. Allons, suis-moi avec ton bâton de lierre ;
Tente de faire tenir droit mon corps ; moi je ferai tenir droit le tien ;
Car deux vieillards qui tombent, c’est bien laid. Mais allons-y :
Il faut servir Bacchios, fils de Zeus.
Pourvu que Penthée n’introduise pas la douleur dans
Ta maison, Cadmos ! Et je ne parle pas en prophète,
Mais en pragmatique : en effet, follement sot, il dit de folles sottises.

*

ΤΕΙΡΕΣΙΑΣ

ὦ σχέτλι’, ὡς οὐκ οἶσθα ποῦ ποτ’ εἶ λόγων·
μέμηνας ἤδη, καὶ πρὶν ἐξέστης φρενῶν.
(360) στείχωμεν ἡμεῖς, Κάδμε, κἀξαιτώμεθα
ὑπέρ τε τούτου καίπερ ὄντος ἀγρίου
ὑπέρ τε πόλεως τὸν θεὸν μηδὲν νέον
δρᾶν. ἀλλ’ ἕπου μοι κισσίνου βάκτρου μέτα,
πειρῶ δ’ ἀνορθοῦν σῶμ’ ἐμόν, κἀγὼ τὸ σόν.
γέροντε δ’ αἰσχρὸν δύο πεσεῖν· ἴτω δ’ ὅμως·
τῶι Βακχίωι γὰρ τῶι Διὸς δουλευτέον.
Πενθεὺς δ’ ὅπως μὴ πένθος εἰσοίσει δόμοις
τοῖς σοῖσι, Κάδμε· μαντικῆι μὲν οὐ λέγω,
τοῖς πράγμασιν δέ· μῶρα γὰρ μῶρος λέγει.

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