Black Swan

1 mars 2011 | Commentaires (8) | Cinéma, Pensées phusiques, Vidéo

BLACK SWAN, FILM DE DARREN ARONOFSKY avec Natalie Portman, Vincent Cassel, Mila Kunis (USA, 2010, 1h43).

Nina (Natalie Portman) compte parmi les meilleures ballerines du prestigieux New York City Ballet. Elle a grandi et vit dans un cocon rose-clair, tout de douceur, de peluches, de boîtes à musique et à bijoux, de pureté, de beauté, d’amour. Cocon très occidental. Trop occidental. Couvée par une mère ambitieuse, ancienne danseuse frustrée, son rêve d’enfant est de devenir une grande danseuse, meilleures que toutes les autres, plus belle, plus brillante : une danseuse étoile. Ambiance de conte.

Dès le début, le film est marqué par une présence inquiétante, menaçante, dans le dos de Nina. Comme si une force occulte, un monstre fantomatique cherchait à la traquer ; de plus, elle souffre d’étranges éruptions cutanées. On le comprend très vite : l’œuf idéaliste est sur le point de se briser. La petite fille en quête de perfection est assaillie de toute part, de l’extérieur et de l’intérieur. La vie se révolte, cherche à rétablir l’équilibre perdu entre les contraires constitutifs de l’existence. L’écrasement et refoulement de sa vie guidée par l’idéal révoltent les puissances les plus sauvages. Conte gothique ?

Lorsque Thomas Leroy (Vincent Cassel), le french art director de la troupe, décide de remplacer sa danseuse étoile décatie pour sa nouvelle création du Lac des Cygnes, Nina y voit l’accomplissement de sa vie. Parfaite pour incarner le cygne blanc – face lumineuse, brillante, toute de beauté, de bonté, d’innocence et de pureté enfantines –, elle est incapable de jouer son pendant noir : le fond obscur, pulsionnel, méchant, sexuel, violent. Appelée par le rôle, elle se voit soudain contrainte de répondre aux forces sombres, énigmatiques, dangereuses à ce jour écartées, écrasées, refoulées. Forces de vie qui la terrorisent et la fascinent à la fois. Soudain sa vie prend une autre dimension. Conte tragique.

Rigoureuse, Nina est depuis sa plus tendre enfance prête à tous les sacrifices pour incarner l’idéal de perfection qu’on lui a enfoncé dans la tête. Idéal purement intellectuel, rationnel, abstrait : pur artifice, faux-semblant, complète superficialité. Il n’y a pas d’entraînement, pas de régime trop durs pour l’atteindre. Quitte à se mentir. Quitte à devenir toute artificielle. Quitte à bafouer, maltraiter aussi son corps : tous les moyens sont bons pour se façonner, se hisser en direction de l’absolu, se rendre meilleure, plus belle, plus légère, plus pure.

Nina est tellement focalisée sur la brillance de son absolu qu’elle en est aveuglée. Jamais elle ne se rend compte que sa quête la prive de tout un pan de vie ; que l’absolu est tellement idéel qu’elle n’a plus les pieds sur terre : qu’elle devient elle-même pure idée, détachée de toute sol – et donc de toute vie. Tombée dans ce drôle de monde rose, surprotégée, elle-même passionnée par son cheminement, elle ne remarque jamais qu’elle néglige en somme la ressource même de la vie. Et que celle-ci gronde toujours plus fort, la menace toujours davantage pour rétablir l’équilibre perdu.

Au lieu de perfectionner son corps, comme elle croit le faire, elle ne contribue à rien d’autre qu’à l’annihiler : elle en fait une machine, un outil de précision, de perfection, sans âme, sans désir, sans vie. Outil qui lui permet certes de s’approcher de son idéal (éthéré), mais qui ne fait que stériliser la nature même du corps (charnel). Outil guidé par son esprit sévère, tout de droiture. Outil qu’elle utilise sans compter, sans respect, sans écoute. Sans crainte de le blesser. Finalement toujours en le blessant. Et lorsque la blessure survient, il s’agit de la guérir au plus vite, inlassablement, pour pouvoir se remettre à l’ouvrage.

La quête formelle de Nina est tellement forte, tellement absolue, tellement détachée de tout, que le fond obscur et chaotique de la vie, la ressource de toute existence gronde de plus en plus fort en elle et en dehors d’elle. Le rêve ne suffit plus à libérer les pulsions refoulées, le corps est toujours plus envahi d’éruptions cutanées, de blessures, de transformations, de soif d’excès et de sexualité. L’esprit lui-même – à vrai dire la source de tout déséquilibre – se met à vaciller, à délirer : les hallucinations psychotiques se multiplient jusqu’à en perdre la raison : folie furieuse, sexuelle, sanguinaire qui fait finalement sombrer le cygne blanc dans la jubilation mortelle du cygne noir (et blanc).

Moralité phusique : plus on étouffe les pulsions inconscientes propres à la vie tragique, plus cette dernière se révolte violemment. Il y en a qui vont se bourrer la gueule. D’autres fuient dans le travail, se médicamentent, se droguent. D’autres encore font du sport comme des malades. A chacun son succédané de vie tragique.

Nina incarne ce qui se passe quand on suit à fond, sans compromis, la voie sur laquelle nous place notre tradition : réalisation, par la technique, de l’idéal dans l’ici et maintenant. Le noir est tellement rejeté au profit du blanc, la superficialité triomphe à tel point que le fond chaotique de la vie se révolte de manière extrême.

Dépression. Burnout. Maladies. Folie.

Terrorisme.

Jusqu’à la mort, comme ultime ressource de la vie.

Trailer :

8 réponses à “Black Swan”

  • Camille dit :

    Il est vrai qu’au premier abord, vu la mort de Nina, ce film semble davantage illustrer ce qui arrive suite à l’étouffement des pulsions vitales. Le bourrage de gueule, la fuite dans le travail, le sport, les médicaments ou autres drogues font partie de notre vie: c’est donc à chacun de nous de faire l’effort pour ne pas se laisser inconsciemment emporter par ces succédanés loin de la vie.
    Mais ce qui me plaît dans ce film et cet article, ce qui le sous-tend est l’ouverture qui s’en dégage: ouverture vers un équilibre des forces de vie. Non pas une simple indifférence, un « ni trop blanc ni trop noir ». Mais un équilibre affirmatif, un oui au tout blanc comme au tout noir qui nous assaillent de partout, de dehors comme de dedans, avec tous leurs dégradés.
    Bref, un hymne à être pleinement vivant.

  • Michysos dit :

    Tout à fait d’accord. Le hic, c’est qu’il n’y a pas un personnage qui incarne cet équilibre de vie. Donc qui puisse faire office d’exemple, de guide…

  • Perrinysos dit :

    Je ne crois pas qu’on puisse dire que la fuite dans le travail, le sport, les médicaments fassent partie de la vie. Je les vois plus comme une possibilité, qui s’est crée (dans le courant de la tradition) afin de former une échappatoire, et à laquelle l’individu à recours, inconsciemment, pour s’en sortir! Sans faire forcément partie de la vie.

    Nina dit oui au blanc, comme elle l’a appris, puis au noir, malgré elle. Mais elle ne trouve pas l’équilibre, les deux sont trop forts, et donc la font plonger. Peut-être aussi parce que dans le film le noir s’oppose (si j’ose) trop au blanc. Elle doit dire non à une bonne partie du blanc pour pouvoir expérimenter le noir, jeter les peluches, casser sa boîte à musique. Au point de se tuer pour pouvoir se dépasser, tant elle-même est blanche. Sans qu’il n’y ait d’équilibre, à aucun moment.

    Mais, à mon avis, plus encore que l’équilibre affirmatif lui-même, le cheminement vers cet équilibre est passionnant. Le réveil des forces, puis leur emprise…

  • Michysos dit :

    Trois intéressants paragraphes, trois rebondissements:

    – Oui. D’ailleurs, si je lis bien Camille, elle distingue justement « notre vie » (remplie de succédanés permettant de ne pas sombrer) de « la vie » (en son déploiement propre).

    – Et oui. Nina incarne donc bien l’homme occidental par excellence: à force de suivre en toute conséquence, sans compromis, la voie de l’idéal (le tout blanc), notre partie tragique se révolte en proportion (jusqu’au tout noir), nous fait perdre la raison et sombrer.

    – Et encore oui. Le cheminement vers l’équilibre est passionnant. Mais, comme déjà relevé dans mon premier commentaire, le film ne présente pas de chemin qui aboutit à l’harmonie.

    Moralité: notre vision du monde ne donne en gros que deux possibilités: soit, hypersensible, rigoureux, on croit opiniâtrement à l’idéal et finit par se (faire) casser la gueule; soit, superficiel, on arrive plus ou moins à s’arranger dans la jungle en (se) fuyant dans les mille et un succédanés prévus en guise de soupape.

    Pour atteindre l’équilibre, je ne vois qu’une possibilité: changer radicalement de vision du monde, revaloriser le caché, l’obscur, l’inconscient, le pulsionnel, le noir, etc.

  • Perrinysos dit :

    Deux possibilités qui reviennent donc au même, étouffent les pulsions tragiques. A la différence peut-être que les idéalistes extrêmes (comme Nina) se cassent systématiquement la gueule, j’imagine, car ils n’ont pas d’échappatoire en cas de conflit. Alors que beaucoup s’en sortent dans le superficiel, jonglent plus facilement.

    Pourquoi ne pas mettre « vitalité » plutôt que « moralité »? Même phusique, cette dernière sonne un peu traditionnelle…

  • Michysos dit :

    Pour ne pas se retrouver dans une tour d’ivoire.

    Pour transmettre les choses, on est bien obligé d’utiliser un langage compréhensible, non ? Le site est, selon certains, déjà assez truffé de mots difficiles. Donc il s’agit tant bien que mal d’éviter la surenchère.

    D’ailleurs, tout le vocabulaire traditionnel n’est pas à mettre à la poubelle. Il s’agit bien plutôt de le comprendre et parvenir à le dépasser, le surmonter, pourquoi pas en lui conférant un nouveau sens. Exemple : morale phusique d’un côté ; morale idéaliste de l’autre. Les structures sont les mêmes : seul le contenu change.

  • Perrinysos dit :

    J’en reviens… Et je n’en reviens pas.

    Bref. Pour cette histoire de moralité, c’est sûr que le terme est très parlant, pour faire passer clairement un message, quel qu’il soit. A mon avis parce que, par réflexe, ça rappelle un peu les Fables de La Fontaine, qui expliquent ce qui est bien et mal, quelle attitude adopter dans telle ou telle circonstance, en toute logique et rationalité. On a ainsi, avec la moralité de l’histoire, une directive précise, rassurante. C’est sans doute ce qui me gêne ici, et le dépassement de ce réflexe de l’emploi habituel du terme est difficile.

    D’autant que tu dis plus haut que, pour atteindre l’équilibre phusique, il faudrait changer de vision du monde, radicalement. La phusis tend-elle à une autre vision du monde, un mode de pensée nouveau, menant peut-être à ce fameux équilibre? Comment y intégrer le dépassement des valeurs traditionnelles actuelles? Valeurs qu’on ne peut, je suis bien d’accord, pas juste mettre à la poubelles…

  • Michysos dit :

    Il s’agit de SURMONTER notre vision du monde (mode de pensée, valeurs traditionnelles, etc.). La dépasser… par l’arrière : la ressourcer. En vue de retrouver un certain équilibre phusique. Equilibre qui va de soi pour tout phénomène de la nature, mais que l’homme occidental a perdu en survalorisant sa raison aux dépens de ses sens. Tout un programme !

    PHUSIS fait son im-possible : à partir de Nietzsche, avec Zarathoustra, Dionysos et tous les consanguins in artibus.

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