Dionysos, dieu du vin ?

Louis SoutterEN OUVERTURE DU CYCLE « Vin et philosophie », PHUSIS a proposé d’interroger l’incontournable figure du monde du vin qu’est Dionysos – ou Bacchus, chez les Romains. Qui est-il ? Que symbolise-t-il ? Quelle place a-t-il chez les Grecs et les Romains ? Et quelle place a-t-il aujourd’hui encore, chez nous-autres Occidentaux tardifs ?

Vous n’avez pas pu être là ? Nous vous présentons les résultats de notre parcours en deux parties. La première se trouve ci-dessous, sectionnée et enregistrée en trois sous-parties. Merci à Steve Bettschen et à tous les participants pour leur engagement.

*

Dieu du vin 1Impossible de ne pas débuter en soulignant l’étrangeté contenue dans le titre lui-même : Dionysos est un… dieu. Même si, en tapant « Dionysos » sur Google, une bonne partie des 3’260’000 résultats qui apparaissent en quelque 19 centièmes de seconde indiquent que Dionysos est un groupe de rock français ou une entreprise, Dionysos est d’abord et avant tout un dieu. Oui un dieu, c’est-à-dire, selon la définition du Petit Robert, « Un être supérieur doué d’un pouvoir sur les hommes et d’attributs particuliers ». Voilà qui peut sembler bizarre à nos oreilles d’Occidentaux tardifs ; à notre époque où on ne croit plus guère aux dieux, mais bien davantage, sinon à sa petite personne, à la science, à la technique, aux droits de l’homme et autres valeurs démocratiques de l’ordre, du bien-être et de la raison que les médecins, la police et l’armée font respecter comme il se doit dans ce bas-monde grevé de souffrance et d’insécurité.

Vieux dieu grec

Pourtant, n’en déplaise aux empiristes athées, Dionysos est bel et bien un dieu : un vieux dieu, certes, issu de la mythologie grecque, mais qui a traversé les âges pour demeurer connu jusqu’à aujourd’hui ; même si ce n’est le plus souvent que comme enseigne de restaurants, caveaux et autres échoppes ou groupe de rock. A bien y regarder, Dionysos est en même temps un des plus fameux dieux et un des moins bien compris : pourvu qu’on ne soit pas complètement inculte, on y reconnaît en effet le dieu de la vigne et du vin, mais ignore complètement qu’il s’agit là d’une scandaleuse réduction de ses infinis pouvoirs.

En fait, Dionysos est depuis le début la proie de la mécompréhension. Déjà en Grèce ancienne, il y a près de 2500 ans, quand notre rationalité et morale a commencé à poindre, les premiers adeptes de la clarté et de la stabilité ont d’emblée été mal pris avec Dionysos. Tellement riche, tellement complexe, ce dernier déborde en effet de toute part la volonté qui germait alors dans ces têtes plates de cerner les choses en leur identité stable et constante. Se mettant à dévoiler, analyser, objectiver et expliquer tous les phénomènes du monde, jusqu’aux dieux, ces êtres pragmatiques avant l’heure en sont venus à ranger toute vie dans des catégories de raison, y compris les puissances divines. Au point que le monde divin s’est progressivement vu privé de sa vie propre ; que les dieux sont devenus de simples objets d’analyse et de curiosité et ont fini par perdre leur influence et efficace comme guides et interprètes du monde.

Dieu du vin 2Dieu du mystère

Le problème,  avec Dionysos, a d’emblée été qu’il n’est nullement un dieu net, un dieu objectivable, rationalisable ; mais un dieu de l’ombre, de l’énigme, du mystère, de l’ambiguïté et du va-et-vient trouble de l’existence. Non pas un dieu de la présence claire et lumineuse – comme l’est le dieu chrétien, toujours présent en toute clarté, identité et moralité –, mais un dieu de la présence-absence : Dionysos n’est jamais là comme tel, de sorte qu’on puisse s’en faire une idée claire, le connaître en bonne et due forme ; quand il est présent, quand il est proche, quand il se révèle, se montre, il est toujours en même temps absent, lointain, se cachant en sa révélation même.

Dionysos est le dieu du masque, du dévoilement, du clair-obscur, des apparences multiples, du réel et de l’illusion – du glissement entre le réel et l’illusoire. Il est le dieu du va-et-vient de la vie, du jeu de la vie, de la nature comme phusis. S’il est au fond un dieu masculin, puissant, sec et sonnant, il se présente d’autant plus volontiers sous un aspect féminin, mystérieux, humide, doux et embrassant. Sa puissance et son influence sont à la fois directes et indirectes, violentes et cachées. Il est le dieu de la mageia, de la magie ; de la métamorphose, du mystère, autant de sphères que les explications scientifiques réduisent en peau de chagrin. Il est le dieu de la folie, de la mania, du délire extatique qui prend soudain les hommes et les femmes et leur fait perdre la raison et leur identité. Il est le dieu de l’ivresse : de l’ivresse de la vie, des forces printanières qui font monter la sève et secouent la nature entière de plaisir.

Alors qu’on parvient à déterminer sans trop de peine certains des dieux du panthéon grec (Zeus comme dieu du ciel et de la terre ; Aphrodite comme déesse de l’amour ; Arès comme dieu de la guerre ; Poséidon comme dieu de la mer…), Dionysos est le plus inclassable de tous. Telle une mauvaise herbe, il déborde toutes les frontières, toutes les limites. Il est le dieu de la marge et de la transgression. Sa nature est si multiple et ses attributs si nombreux qu’il est incernable, inobjectivable – et par suite d’autant plus dérangeant pour les êtres purement rationnels.

A tel point qu’on a trouvé plusieurs manières de s’en débarrasser : on a commencé par l’ignorer ; puis par le considérer comme un dieu étranger et tard venu, ce qu’il n’est pas : des tablettes provenant de la nuit des temps (l’époque qu’on appelle mycénienne) témoignent qu’il est au contraire un des plus anciens dieux de la Grèce archaïque. On l’a finalement réduit au dieu de la vigne et du vin, et stigmatisé et ridiculisé en dieu de l’excès de frénésie et de débauche sexuelle.

Dieu du vin 3La vague sur la mer

Si Dionysos est un dieu étranger, la figure de l’ailleurs, de l’errance, de l’autre, il est en même temps un dieu de la cité, de l’ici et maintenant, de l’identité et stabilité de tout phénomène. Non pas de l’identité et stabilité fixe, stérilisée, mais de l’identité et stabilité mobiles : non pas la dalle de béton d’un parking, mais le jeu des vagues sur la mer. Et s’il est le dieu de la vigne et du vin, ou alors de l’excès frénétique de sexualité et de barbarie, ce n’est que symboliquement, parce qu’il est en mesure de déclencher l’ivresse dionysiaque : une exaltation et un oubli de soi qui peut dans certaines circonstances faire chavirer dans le chaos les êtres rigides et bourrés de principes.

Mais l’ivresse alcoolique n’est que le succédané artificiel de l’ivresse qui prend, excite, stimule et ravit à différentes périodes de l’année la nature entière. Nous voilà tout à coup libérés de nos gènes, de nos soucis, de nos peurs. De lourde et morbide qu’elle est habituellement, notre vie devient légère, d’une santé flamboyante. On n’est plus replié sur soi-même, mais retrouve le lien qui nous unit à autrui : on s’ouvre aux autres, on entre pour ainsi dire en communauté avec eux. Tout devient facile et léger ; on ne fait plus qu’un avec la nature ; toutes les barrières et frontières se brisent. On se sent libre ; d’esclave du jour, on devient créateur, artiste, musicien de la nuit et de la vie en général. On se sent membre d’une communauté supérieure : celle, aussi étonnante que rare, de l’harmonie et de l’amour universels. Dionysos est ainsi le dieu de la réciprocité, du partage et de la fusion avec le fond originaire de la vie.

Au lieu de marcher et de parler, on se met à danser et à chanter. On ne sent plus le poids de notre corps, pas plus que de notre esprit : on est sur le point de s’envoler dans les airs. Sous l’emprise de l’ivresse dionysiaque, quelque chose de surnaturel – de surhumain, de divin – vient à résonner en nous et en dehors de nous. Tout est enchanté, exalté ; on se sent divinement extasié et soulevé, à vrai dire par Dionysos lui-même, le dieu artiste des forces pulsives, tantôt douces et tendres, tantôt spasmodiques et violentes, créatrices de vie et de mort.

L’homme perd sa subjectivité individuelle et se fond dans la grande subjectivité du monde. Exalté, il se trouve dans un univers enchanté, hallucinatoire, où le réel et l’illusion, le vrai et le faux, le bien et le mal, l’amour et la haine, le grand et le petit, le beau et le laid, toutes les catégories de la raison se confondent. Dionysos est ainsi le dieu d’un ancien et lointain rapport sensible, immédiat et fusionnel avec la nature. Un dieu central et indispensable du renouveau, de l’ouverture, de la créativité, de la joie et de la vie.

Il va ainsi à l’encontre de la tendance, toujours croissante, de l’homme à vouloir y voir clair, tout mettre en lumière, pour en avoir le cœur net. A vouloir dévoiler, analyser, objectiver et cerner toute chose en ce qu’elle est ; y compris les dieux ; y compris finalement soi-même. Et voilà que l’homme se met à objectiver tout ce qui l’entoure, passe son temps à réfléchir sur soi-même, se replie sur soi-même, sur ses certitudes, sa maîtrise, son identité, sa prétention et finalement son idiotie propres. Procédant de la sorte, alors qu’il veut exactement faire le contraire, il couve à vrai dire la vengeance de la vie – et donc de… Dionysos lui-même.

*

La seconde partie du texte –  sur la révolte de Dionysos –  se trouve .

D’autres articles sur Dionysos, dieu de la phusis, se trouvent ici.

2 Comments

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.